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Michel Strulovici

De Dà Nang à Kyiv, chronique des temps qui changent, par Michel Strulovici


En 1976, Michel Strulovici était le premier journaliste occidental à fouler le sable de la plage de Dà Nang, au Vietnam, onze ans après qu'y aient débarqué les Marines américains, un après l'effondrement du régime pro-américain du général Thiêu. A ce même endroit a accosté, le 25 juin 2023, un porte-avions américain, le USS Ronald Reagan. Comme quoi les relations entre nations ne sont pas figées ad vitam æternam. Et seuls ceux qui ont une conception statique de l'Histoire refusent ou minimisent aujourd'hui, par anti-américanisme continu, le désir d'indépendance de l'Ukraine.


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Il est des visites qui étonnent, parfois sidèrent. Le dimanche 25 juin 2023, celle du porte-avions américain USS Ronald Reagan (accompagné de deux croiseurs lance-missiles USS Antietam) à Dà Nang, au Centre Vietnam, en fait partie. Cette arrivée, ici et à ce moment là, est d'une étonnante richesse de sens. Sa charge symbolique met mal à l'aise nombre d'analystes pour qui les relations entre nations devraient être figées, et pour qui devrait perdurer à jamais à jamais l'affrontement majeur Est-Ouest, contre vents et marées.


A mes yeux, l'accostage du Ronald Reagan permet de tracer en quelques images combien et comment le monde change. Il nous permet de saisir également combien le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes doit aux combats et aux sacrifices des Vietnamiens depuis que Ho Chi Minh, le premier, lança la lutte en grand pour la libération du pays en 1945 et qui, après Diên Biên Phu, fit basculer le système colonial dans son entier.

Débarquement américain sur la plage de Dà Nang, au Vietnam,le 8 mars 1965


Il faut se souvenir que c'est sur ces mêmes plages de Dà Nang, le 8 mars 1965, que les Marines débarquaient martialement, par milliers, sous l’œilleton des cameramen pour mettre à bas la guérilla communiste du Sud soutenue activement par le Nord de Ho Chi Minh.


Le Président Kennedy pensait ne faire qu'une bouchée de ces paysans révolutionnaires en armes. Il marchait dans les pas du mystique amiral et prêtre Thierry d'Argenlieu (en religion : le père Louis de la Trinité), qui contre l'avis du général Leclerc, affirmait en 1946 qu'une opération de police suffirait à battre Giap et Ho. Et le général De Gaulle, tout comme les dirigeants de la IVeme République qui lui succédèrent, crut à cette folie.

On sait ce qu'il advint.


En avril 1976, je fus le premier journaliste occidental (1) depuis la défaite du régime pro-américain du général Thiêu à fouler à nouveau le sable de l'immense plage de Dà Nang. Je constatai alors l'étendue de la panique qui avait saisi les troupes du régime sudiste pro-américain à l'arrivée, en avril 1975, des T34 nord-vietnamiens alliés aux guérilleros du Front national de Libération. Sur cette idyllique bande de sable, des milliers de cartes d'identité militaires attendaient encore d'être ramassées, jetées là au moment de la fuite éperdue par mer des unités du régime du Sud Vietnam.


Qu'un navire de guerre américain soit arrivé en rade de Dà Nang, pour cinq jours, en ce mois de juin 2023, représente un événement d'importance. Cette escale symbolique, visant à célébrer les relations entre Washington et Hanoï, survient deux mois après la venue du secrétaire d'État, Anthony Blinken. Une visite qui précéda celle à Pékin du dirigeant américain.


Foin des analyses figées


Ainsi sont célébrés, dans cette région en ébullition, les dix ans d'un partenariat stratégique défini comme « intégral », « un cadre global pour faire progresser les relations bilatérales ». Aujourd’hui, ces liens semblent plus vitaux que jamais pour les deux parties alors que l’inquiétude monte face au poids grandissant de Pékin, qui ne cache pas ses ambitions en mer de Chine méridionale.


Il y a deux mois, lors de sa visite à Hanoï, le chef de la diplomatie américaine avait d’ailleurs annoncé que Washington continuerait à soutenir le Vietnam, notamment militairement, pour renforcer les patrouilles le long de ses côtes. Un nouveau navire américain devrait ainsi venir s’ajouter aux 24 autres livrés depuis 2016.


Ouest contre Est, pays autoproclamés communistes contre pays capitalistes, ennemis d'hier restés ennemis pour toujours, etc : les théories traditionnelles, les analyses géo-politiques volent en éclats. Or, nombre d'entre nous continuons de vivre sur des schèmes d'autrefois, sans réaliser que les pages du grand livre de notre histoire doivent être tournées de toute urgence.


Je m'adresse ici particulièrement à tous ceux qui continuent d'appuyer leur analyse de la guerre en Ukraine sur la nécessité de combattre l'OTAN et les USA partout et toujours, et qui soutiennent de jure ou de facto l'agression colonialiste russe en Ukraine. Le rôle joué aujourd'hui par les États-Unis soutenant Hanoï comme jamais, à l'initiative du Parti communiste vietnamien, devrait pourtant faire réfléchir ces partisans de la danse sur place de la théorie. Évidemment l’intérêt bien compris de Washington est de contrer ainsi la Chine expansionniste autant que faire se peut. Et si, dans l'aventure, la marine de guerre US pouvait se réinstaller, comme au bon vieux temps, dans la base en eaux profondes de Cam Ranh, non loin de là, l'une des rares de la région capables de recevoir des sous-marins nucléaires, ce serait alors le jackpot.


Une deuxième leçon peut être tirée de cet enracinement anti-américain d'une grande partie de la gauche européenne, celle qui, jadis, manifestait avec justesse pour l'indépendance des pays de l'ex-Indochine. Il s'agit justement de comprendre que le fond de la lutte menée par les communistes vietnamiens, comme par les nationalistes algériens et l'ensemble des peuples sous domination fut leur volonté de disposer de leur avenir. Aujourd'hui de nouvelles menaces impérialistes se manifestent, menées par la Russie et la Chine, face auxquelles surgissent des revendications inédites d'indépendance nationale.


Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est justement ce qui s'est joué face à l'annexion du Tibet et c'est ce qui se joue en Ukraine aujourd'hui.


Des manifestants anti-gouvernementaux affrontent la police à Kyiv le 20 février 2014. Photo Jeff J Mitchell / Getty Images.



Karagamov, le Raspoutine de Poutine


Pour comprendre les idéologies en action qui se manifestent dans la guerre d'agression poutinienne en Ukraine, Il est nécessaire de connaître les théoriciens qui parlent à l'oreille des tyrans. Pour Poutine, il s'agit notamment du stratège sur-diplômé Serguei Karaganov. Cet intellectuel, né à la fin du règne de Staline, préside, entre autres, la Faculté d’économie mondiale et des affaires internationales de l’École supérieure et d'économie de Moscou. Cet homme, toujours tiré à quatre épingles, jusqu'à l'affectation, fut le conseiller présidentiel de Boris Eltsine. Aujourd'hui il est un intime de Vladimir Poutine et de son sinistre ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov.


En 1992, c'est Serguei Karaganov qui inspire ainsi Eltsine dans l'irruption du terme de « compatriotes à l’étranger » pour désigner les Russes ethniques qui se trouvent en dehors des frontières officielles de la Fédération de Russie mais ont des liens culturels et linguistiques avec la Russie. Poutine en a fait le socle de ses relations avec les États de l'ancienne URSS. Les supposés théoriques de cette ethnicisation des fantasmes de la direction russe font immédiatement penser à ceux, proférés par Hitler, pour justifier l'Anschluss et la revendication sur les Sudètes. L'intervention de la Russie poutinienne en Géorgie et dans les provinces russophones de l'Ukraine est directement issue de cette théorisation néo-coloniale.


L'homme n'hésite pas à aller loin dans l'analogie avec certaines théories de Mein Kampf. Ainsi, il peut affirmer que « la Russie est génétiquement une puissance autoritaire. L’autoritarisme de la Russie n’a pas été imposé d’en haut, mais est le résultat de notre histoire qui a formé notre code génétique. »


Tout aussi grave et inquiétant est, aujourd'hui, l'article publié par Serguei Karaganov sous le titre "Une décision difficile mais necessaire”. Comme le remarque le site belge Sept sur Sept qui cite cette nouvelle intervention de Serguei Karaganov , il est à noter qu'elle sort le jour de l'installation d'armes nucléaires par Poutine en Bielorussie, mi-juin.


L'inspirateur de Poutine y précise notamment que « l'utilisation d’armes nucléaires peut sauver l’humanité d’une catastrophe mondiale (...) Lorsque Dieu a constaté avec horreur que son peuple avait déclenché deux guerres mondiales en une seule génération, il a fourni à l’humanité une arme pour lui rappeler que l’enfer existe. (...) C’est la peur des armes nucléaires qui a assuré la paix au cours des trois quarts de siècle passés Mais cette peur a aujourd’hui disparu et doit être ravivée. Sinon, l’humanité est condamnée. Nous devons rendre la dissuasion nucléaire à nouveau convaincante en abaissant le seuil d’utilisation. Nous devons rapidement gravir l’échelle de l’escalade et faire comprendre à l’ennemi que nous sommes prêts à lancer une attaque préventive. »


Quelle sera la réponse des États-Unis, selon Serguei Karagamov, dans ce cas de figure : « Seul un fou prendrait le risque de défendre l’Europe au détriment de sa propre sécurité. Il faut détester l’Amérique pour sacrifier une ville comme Boston dans le but de sauver Poznan. Dans un premier temps, personne ne nous soutiendra », ajoute-t-il : « Les Chinois condamneront une attaque nucléaire. Mais au fond de leur cœur, ils l’applaudiront. Et à la fin, un vainqueur n’est jamais jugé, mais un sauveteur est remercié. »


Devant une telle menace, il serait temps que les amoureux de la paix ne se confondent pas avec les pacifistes de l'entre-deux guerres. Il serait temps de revoir les analyses caduques d'un monde disparu. Chers amis de gauche (mais aussi de droite), activez vos méninges car comme chantait Bob Dylan dans The Times They Are a-Changin' :

Come gather 'round people wherever you roam. Rassemblez vous tous, où que vous alliez. And admit that the waters around you have grown, Vous voyez bien que les eaux montent autour de vous, And accept it that soon you'll be drenched to the bone. Et que bientôt, vous serez trempés jusqu'aux os. If your time to you is worth savin, Si votre vie vous paraît digne d'être sauvée, Then you better start swimmin, Alors vous feriez mieux de vous mettre à nager, Or you'll sink like a stone. Sinon vous allez couler comme des pierres. For the times they are a-changin'. Car les temps sont en train de changer.


Michel Strulovici

Photo en tête d'article : Cérémonie d’accueil du porte-avions de la Marine américaine ''USS Ronald Reagan'' au port de Tiên Sa, le 25 juin 2023 à Dà Nang. Photo Courrier du Vietnam.


NOTES


1. J'étais alors le correspondant permanent du journal communiste L'Humanité dans les pays de l'ex-Indochine. Ce voyage d'un mois sur la route mandarine qui court sur 1.730 kilométrés de Hanoï à Saïgon, (aujourd'hui Ho Chi Minh Ville) fut un des chapitres de mon livre Sorties de guerre. Vietnam, Laos, Cambodge (Éditions Les Indes savantes, Paris 2016). J'étais accompagné par le correspondant du quotidien communiste italien L'Unita, mon ami Massimo Loche. Nous avions fait sensation au marché de Dà Nang où les vendeuses n'en revenaient pas de voir Français et Italien déambuler tranquillement parmi elles. Sur cette route mandarine mythique lire le grand savant orientaliste, Paul Mus, Sociologie d'une guerre, Éditions du Seuil, Paris,1952.


2. Je rappelle à tous ces marxistes qui ont fossilisé les théories du Barbu de génie, ce qu'affirmait leur père idéologique, Lénine, en Juin 1917 dans la Pravda : « Pas un démocrate, pour ne rien dire d’un socialiste, n’osera contester l’entière légitimité des revendications ukrainiennes. Pas un démocrate, de même, ne peut nier le droit de l’Ukraine à se séparer librement de la Russie : c’est précisément la reconnaissance sans réserve de ce droit, et elle seule, qui permet de mener campagne en faveur de la libre union des Ukrainiens et des Grands-Russes, de l’union volontaire des deux peuples en un seul État. Seule la reconnaissance sans réserve de ce droit peut rompre effectivement, à jamais et complètement, avec le maudit passé tsariste qui a tout fait pour rendre étrangers les uns aux autres des peuples si proches par leur langue, leur territoire, leur caractère et leur histoire. Le tsarisme maudit faisait des Grands-Russes les bourreaux du peuple ukrainien, entretenant systématiquement chez ce dernier la haine de ceux qui allaient jusqu’à empêcher les enfants ukrainiens de parler leur langue maternelle et de faire leurs études dans cette langue. La démocratie révolutionnaire de la Russie doit, si elle veut être vraiment révolutionnaire, si elle veut être une vraie démocratie, rompre avec ce passé, reconquérir pour elle-même et pour les ouvriers et les paysans de Russie la confiance fraternelle des ouvriers et des paysans d’Ukraine. On ne peut pas y arriver sans reconnaître dans leur intégrité les droits de l’Ukraine, y compris le droit de libre séparation. »


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