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Danse : du classique au contemporain

La Nuit transfigurée, création de Marco Goecke pour les Ballets de Monte Carlo. Photo Alice Blangero


Pendant que Thierry Malandain interroge aux Nouvelles éditions Scala l'histoire de L'Après-midi d'un faune ; à Monaco, le printemps 2025 des Ballets de Monte-Carlo s’est ouvert sous le signe de la diversité chorégraphique et de l’engagement artistique, avec un triptyque saisissant : l’abstraction moderne de Balanchine (Les Quatre Tempéraments), une création tourmentée de Marco Goecke (La Nuit transfigurée), et l’élégie militante de Ratmansky dédiée à l’Ukraine (Wartime Elegy). Trois visions, trois écritures, trois manières d’interroger l’héritage du ballet et sa capacité à dialoguer avec l’histoire, la mémoire et la violence du monde contemporain.


À l’est, quoi de nouveau ? Ou, si l’on veut, quoi de neuf dans le ballet après Balanchine, en Ukraine et en Allemagne ? Tel a été le fil blanc du programme de printemps 2025 bâti par Jean-Christophe Maillot pour les Ballets de Monte Carlo, découvert au Grimaldi Forum, en présence de S.A.R. la Princesse de Hanovre, avec trois chorégraphies très distinctes : Les Quatre tempéraments, de George Balanchine, Wartime Elegy, d’Alexeï Ratmansky et La Nuit transfigurée, une création de Marco Goecke.

 

Normal que Ballets de Monte Carlo, liés depuis le début à ceux de Diaghilev, s’interrogent sur le legs de Balanchine, l’un des plus illustres chorégraphes russes du siècle passé, né en Russie, mais d’origine géorgienne, qui fit carrière en Amérique, à Hollywood et à New York. Pas étonnant non plus que carte blanche ait été offerte à Marco Goecke, natif d’une des capitales mondiales de la danse, Wuppertal, qui s’était vu décerner le Prix Nijinski à Monaco en 2006. Outre le rendu de travail de Goecke, l’événement de la soirée a été de laisser place à une forme d’art engagé, un ballet critique politiquement, en l’occurrence Wartime Elegy d’Alexeï Ratmansky, opus que celui-ci dédie, sur la feuille de salle, « au peuple d’Ukraine ». Dans le programme de la soirée, la musicologue Alice Blot rappelle que lorsqu’éclate la guerre russo-ukrainienne, en février 2022, Ratmansky, « en pleine répétition de son ballet L’Art de la fugue au Bolchoï, annule sa création, quitte la Russie, retirant tous ses ballets du répertoire moscovite : dès lors, son engagement pro-ukrainien artistique et intellectuel sera total ». Wartime Elegy sera sa première « réponse chorégraphique à l’invasion russe, et il l’a monté avec les danseurs du Théâtre national de Kiev ; danseurs qui, en dépit des bombardements et des alertes, continuent à travailler quotidiennement. »


Les Quatre tempéraments, de George Balanchine, par les Ballets de Monte Carlo. Photo Alice Blangero


Parlons danse. Parlons musique et danse. Pour Diaghilev les trois facteurs principaux permettant de créer des ballets nouveaux étaient la musique, le dessin décoratif et la musique – dans cet ordre d’importance. Ces éléments, Balanchine les réduisit à deux : la musique et la danse, se passant de tout ornement, substituant à la scénographie la lumière – dans Les Quatre tempéraments, celle-ci est bleutée, réfléchie par un cyclorama en fond de scène et un tapis de sol de la même teinte. Après avoir bien gagné sa vie en réglant des séquences de musicals pour Broadway et Hollywood, Balanchine revint aux choses sérieuses (aux classiques qu’il avait chorégraphiés pour les Ballets russes) et demanda à l’Allemand Paul Hindemith, installé aux États-Unis en 1940, une musique pour ballet. Une composition qu’Alice Blot décrit comme « un thème en trois parties (a,b,c) qui réapparaîtront dans chacune des quatre variations, représentatives de chacun des "tempéraments" (…) successivement : mélancolique, sanguin, flegmatique et colérique. » Le ballet Les Quatre tempéraments marque en 1946 le début de l’ère de Mr B ; celui-ci atteint à l’abstraction en danse et, par là même, ouvre la voie à Merce Cunningham.

 

Wartime Elegy, d’Alexeï Ratmansky, par les Ballets de Monte Carlo. Photo Alice Blangero



L’élégie de Ratmansky s’appuie sur des musiques de Valentin Silvestrov : Four Postludes for Piano and String Orchestra, Ukrainian Village Music : Historic Recordings 1928-1933, Pidkamecka Kolomyjka et Nina Polka. Grâce à quoi le chorégraphe alterne une « puissante densité gestuelle, une force combative enveloppée de mélancolie » et son contraire : des danses allègres sur des morceaux traditionnels aux tempos des plus vifs interprétés par des danseurs d’exception vêtus de costumes folkloriques chamarrés. D’où un premier contraste entre la partie lamentative et hiératique du début, avec les danseurs en justaucorps sur fond terreux, ou plutôt terre de Sienne et les danses paysannes débridées. Le deuxième effet paradoxal étant de voir les filles en robes bariolées danser sur des thèmes nettement plus classiques, solennels, lyriques.


 La Nuit transfigurée, création de Marco Goecke pour les Ballets de Monte Carlo. Photo Alice Blangero


Au départ, l’idée de Marco Goecke pour accompagner le chef d’œuvre d’Arnold Schönberg, La Nuit transfigurée (1899) magistralement exécuté live par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Kazuki Yamada, paraissait excellente, qui consiste à dissocier la danse de la musique. Non en détachant totalement la chorégraphie de la composition, mais en en accroissant le tempo. Un danseur vient au début débarrasser la scène d’un micro sur pied. Cet acte symbolique met en cause le son et, si ce n’est la musique, du moins le poème d’avant-garde de Richard Dehmel, La Femme et le monde, l’ayant inspirée, voire le langage parlé. Ce par quoi le geste prend son autonomie par rapport au mot. La vitesse virant à la précipitation, l’accéléré devient-t-il style ou, plus humblement, manière ? Pas certain. Retour est fait à 1900, à la pantomime et aux histoires sans paroles. Au film muet. Si ce n’est que Goecke ne fait pas exactement dans le burlesque. Il se situe dans le drame. Sa nuit se transfigure en un May B sous amphétamines. Avec un seul gimmick qui implique beaucoup de dépense physique de la part des danseurs. Malheureusement pour nous, qui attachons autant d’importance au rire qu’à la poésie, sans le moindre gag.

 

Nicolas Villodre


L'Après-midi d'un faune : une enquête


Aux Nouvelles éditions Scala, un ouvrage qui interroge la modernité du Faune et les raisons de sa fascination persistante, entre analyse historique, témoignages et regards croisés sur un chef-d’œuvre qui n’a jamais cessé d’inspirer la scène chorégraphique contemporaine.


Dans la série "Chefs d’œuvre de la danse" des Nouvelles éditions Scala, Thierry Malandain, Philippe Verrièle et Bérengère Alfort viennent de publier un livre d’une centaine de pages traitant de la chorégraphie de Vaslav Nijinski pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev, L’Après-midi d’un faune (1912). C’est le chorégraphe Thierry Malandain, auteur d’une version personnelle du thème en 1995, « qui mène l’enquête et qui éclaire les nombreux fils culturels menant à ce ballet ». L’analyse de la pièce est suivie d’un entretien de Bérengère Alfort avec Charles Jude qui se souvient de sa prise de rôle du Faune à l’Opéra de Paris en 1976. Romola, la veuve de Nijinski lui apprit alors les pas, suivant trois marches différentes : la première, « inquiète, du style du chasseur qui approche sa proie ; la marche avec la nymphe, qui était plus assumée dans son désir ; et puis une troisième, plus solennelle, quand il ramasse le voile et le ramène sur le rocher ».

 

Malgré quelques coquilles et broutilles ayant échappé à la relecture (ce qu’en dire au lieu de ce qu’en dirent ; après Wagner et non avant Wagner ; septique à la place de sceptique), le livre nous a intéressé pour deux raisons. D’une part, Thierry Malandain inscrit sa version personnelle dans une série qui va de celles de Charles Chaplin (1919) à Sharon Eyal (2021), en passant par Kassian Goleïzovski (1922), Harry Pilcer/Marcelle Rahna (1923), Edmonde Guy/Ernest Van Duren (1925), Serge Lifar (1935), Akarova (c. 1936), Margarita Froman (1937), Clotilde Sakharoff (1938), Børge Ralov (1941), Aurél Milloss (1944), Celia Franca (1952), Jerome Robbins (1953), Vittorio Biagi (1964), Kurt Jooss (1965), Jean-Claude Ramseyer, (1975), Romola Nijinski/Léonide Massine (1976), Toer van Schayk (1978), Rudolf Noureev/Robert Joffrey (1979), Maurice Béjart (1987), Eliot Feld (1991), Marie Chouinard (1987). D’autre part, il suit la méthode préconisée par Michel Foucault qui consiste à révéler une archéologie des concepts, explorant les fondements historiques de ce ballet et les motivations réelles de Diaghilev lorsqu’il crée les Ballets russes. Apparaissent clairement les liens entre les œuvres du passé et une de celles qui représentent l’esprit moderne.

 

Dans sa préface, Philippe Verrièle rappelle que les « plus ou moins dix minutes d’œuvre dansée » ont été notées par Nijinski lui-même – au moyen de l’Alphabet des mouvements du corps humain proposé dix ans plus tôt par Vladimir Stepanov. Cette dizaine de minutes a fait l’objet de plusieurs croquis de Léon Bakst et de prises de vue photographiques d’Adolf de Meyer. S’il ne reste aucun enregistrement filmique permettant de voir le « dieu de la danse » en action, ce n’est pas dû à la méfiance ou à la crainte du plagiat qui ont souvent été attribuées à Diaghilev, mais au fait qu’au début des années dix, le 7e Art n’était pas en mesure de capter un ballet en 35 mm, in extenso, si ce n’est en plein air ou dans un studio de photographie ou de cinéma.

 

La gloire de Nijinski n’avait pas encore mobilisé les actualités Gaumont ou Pathé. Deux ans plus tard, le journal de Gaumont consacra un court sujet à Lydia Lopokova et Stanislas Idzikowski exécutant un pas de deux de Schéhérazade sur un balcon parisien ou londonien raccordé à un gros plan de leur partenaire Flore Revalles. Il fallut attendre sept ans pour que Charlie Chaplin rende hommage à Nijinski qu’il avait vu danser en 1916 à New York (probablement dans son Till l’espiègle), en le pastichant gracieusement dans une scène bucolique du film Sunnyside. Il fallut patienter quelques années encore pour que Marcel L’Herbier filme dans L’Inhumaine (1925) non les Ballets russes mais les Ballets suédois sur la scène du théâtre des Champs-Élysées, avec grand renfort de projecteurs se reflétant à l’image. En 1973, grâce au banc-titrage des dessins de Bakst et des photos du baron de Meyer, l’historien de la danse John Mueller reconstitua en 16 mm l’intégralité de L’Après-midi d’un faune.

 

Nous reste le précieux témoignage du critique et journaliste Henry Bidou, paru dans le Journal des débats du 10 juin 1912, quelques jours après la naissance de l’œuvre. Un long passage de cet article nous permet quasiment de revivre l’événement : « Ce faune rêve, joue d’un pipeau, guette, se lève, prend des raisins. Il est de profil comme appliqué sur un fond. » Voilà pour l’action. Plus loin, Bidou écrit : « Le bras, l’avant-bras et la main se tendent d’une pièce, ou se replient en trois morceaux, avec des angles si nets qu’on les mesurerait au rapporteur (…). Tout à coup au premier plan, deux nymphes arrivent et semblent glisser dans un plan parallèle à la rampe (…). Brusquement une troisième nymphe paraît, toujours en glissant de gauche à droite, comme dans les scènes d’ombres (…). Il vient encore trois nymphes, et une septième enfin (…). [les nymphes aperçoivent le faune], laissent tomber leur fardeau et, les genoux pliés, fuient en glissant (…). Le faune les laisse fuir. Il a aperçu la nymphe du milieu. Il avance vers elle, à petits pas, sans rien changer à sa pose : seulement il s’est dressé sur la pointe des pieds. L’idée de cette transformation est vraiment magnifique ».


N. V.


  • L'Après-midi d'un faune, par Thierry Malandain, Philippe Verrièle, aux Nouvelles éditions Scala, 104 pages, 12 €. ICI

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