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"Dans la langue, jusqu'au trognon du plus profond"


Jean-Pierre Verheggen. Photo Raphael Gaillarde / Gamma-Rapho


Dans la « grande aventure de l’ouissance », Jean-Pierre Verheggen, poète énergumène, « n’a cessé de mener à bride abattue l’une des plus toniques chevauchées verbales ». Un an après sa disparition, la légendaire revue TXT, dont il fut l’un des pionniers dans les années 1970, lui rend hommage avec un numéro spécial. Hommage auquel se joignent les humanités, avec Jacques Bonnaffé en Loghorra Bouffe et un texte de Patrick Beurard-Valdoye, « l’épluche-langue ».


« Ainsi mon écriture remonte-t-elle au déluge. A ce vaste orage intérieur, fou et illettré. »

Jean-Pierre Verheggen, in Degré Zorro de l'écriture.


N'allons pas par quatre chemins. « Jongleur impétueux du verbe, expert en acrobaties et collisions langagières », comme écrivait La Libre Belgique en novembre 2023, à l'annonce de sa disparition, le poète Jean-Pierre Verheggen était un ogre. Bien plus qu'un trouvère, un "troumalala", mot qu'il inventa un jour de 2009 à Charleville-Mézières, devant la tombe d'Arthur Rimbaud.


N'allons pas par quatre chemins, donc. Pour qui ne connait pas encore la poésie éruptive de Verheggen, on peut commencer par l'entendre dans l'interprétation truculente de son ami Jacques Bonnaffé, une "Logorrha Bouffe" extraite de L'Oral et l'Hardi, mémorable spectacle créé par Bonnaffé en 2009 au Théâtre de la Bastille à Paris. « Jean-Pierre Verheggen a le goût du grand souffle épique, même quand ses thèmes ont allure de jeux de mots », écrivait Bonnaffé dans le programme de création : « Marcel Moreau a raison d’écrire qu’il est "une sorte de bienfaiteur" et d'ajouter : "pourtant, il a de quoi faire peur, avec son couteau à découper le vocabulaire, avec sa scie à tronçonner la syntaxe, avec ses tâches de grammaire sur son tablier. Mais voilà, ce n’est pas un boucher." Verheggen s’est lancé depuis quarante ans dans la grande aventure de l’ouissance, "à la fois jouissance de l’oreille et jouissance par l’oreille" (selon André Velter), il n’a cessé de mener à bride abattue l’une des plus toniques chevauchées verbales [...] Poète phénomène poète énergumène, il est l’inventeur d’un genre nouveau, l’opéra bouche ».


Jacques Bonnaffé, "Logorrha Bouffe", de Jean-Pierre Verheggen, publié sur YouTube le 23 mars 2020 par Poésie is not dead,

collectif dédié à la création, diffusion et promotion des poésies expérimentales.


Le Grand Cacaphone (1974), Le Degré Zorro de l'écriture (1978), Ridiculum Vitae (1994), Sodome et Grammaire (2008), Un jour, je serai Prix Nobelge (2013), Le Sourire de Mona Dialysa (2023), etc. : auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont une grande partie a été publiée chez Gallimard, un temps conseiller d'un ministre de la Culture en Belgique (comme Julien Blaine, alias Christian Poitevin qui fut adjoint à la Culture de Robert Vigouroux à la mairie de Marseille), Jean-Pierre Verheggen fut l'un des premiers piliers de la légendaire revue TXT créée à Rennes, dans la foulée de Mai 68, par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz. La revue, dont la parution s'était interrompue en 1993, revit depuis 2018, animée par Lambert Castellani et Bruno Fern, avec le soutien de Typhaine Garnier.


Un an après la disparition de Jean-Pierre Verheggen, TXT lui consacre un numéro spécial, avec des textes inédits du poète et des contributions de Jean-Pierre Bobillot, Jacques Bonnaffé, Philippe Boutibonnes, Lambert Castellani, Éric Clémens, Cuhel, Bruno Fern, Alain Frontier, Bénédicte Gorrillot, Pierre Le Pillouër, Charles Pennequin, Olivier Penot-Lacassagne, Christian Prigent et Anne-Christine Royère.


TXT fête Verheggen, éditions Turlure, 128 pages, 18 euros. https://lurlure.net/txt-f-te-verheggen




Une œuvre qui "dégorge de cochoncetés". Présentation du numéro de la revue TXT (extrait)


(...) Ici, l’expression démesurée du grondement des bas morceaux, c’est au corps comme dans la langue un renversement. C’est le pied de nez des humiliés face aux tabous des sociétés cadenassées de l’après-guerre et au-delà. Et si, chez Verheggen, les corps sont défigurés, c’est bien pour les sortir de la figuration. La logique dépasse la simple anagramme : c’est parce que le corps est porc que la représentation du cochon est centrale dans son œuvre. L’animal y incarne un idéal carnavalesque. Grotesque, risible, pataugeant bruyamment dans la boue, sans gloire, il est aussi cruel (les porcs, ça vous boufferait vif si vous tombiez dans l’auge, paraît-il) que bon camarade (copain comme cochon). Utile (tout est bon !), la bête réputée impure est même plus douée que le meilleur ami de l’homme quand il s’agit de repérer dans l’humus le délicat parfum des truffes.


Surtout : le porc est un pro du recyclage. ll se gave de restes et son lisier fertilise les champs. Il crée dans la fange, nourri des matières fermentées. Omnivore, le porc bouffe à tous les râteliers comme JPV joue sur les hauts et les bas registres des langues et patois. Multipliant néologismes et références culturelles qu’on ne mélange pas quand on est bien élevé, il en tire son « populo-lacanien ».


Et puis le porc, c’est aussi un gros cochon. L’œuvre de JPV dégorge de cochoncetés, et les inventions lexicales destinées à diversifier les mots des attributs fascinent. De cette obsession phallique, de la sanctification des semences viriles, très vernis d’époque, on ne regrettera pas tout. Mais il y a bien du neuf et de l’inouï, chez JPV : le porc – bon diable – au corps, c’est la langue ! Toute l’écriture est de la cochonnerie et si on écrit, nous souffle JPV, c’est pour l’amour d’un porc. Que resterait-il d’un texte qui voudrait s’affranchir des expressions exubérantes de la sexualité que JPV a faites siennes ? Aux pages suivantes, la traduction robotisée d’un passage de Pubères, putains en langue « décente » en donne un aperçu.


Le personnage principal des livres de JPV, c’est bien cette langue agitée, fouisseuse, hyper-riche à volonté, qui continue à emporter le lecteur dans un rire franc où étrangle, quand on s’y attend le moins, l’angoisse d’être un corps toujours vivant, oui ! – mais pour combien de temps ?

TXT


En complément...


  1. Jean-Pierre Verheggen, "Je suis un rocker wallon"

    Emission Cargo de nuit, à la télévision belge, le 14 mai 1986. Wilbur Leguebe (réalisateur), Jean-Louis Sbille (journaliste).




  2. L'épluche-langue Verheggen, par Patrick Beurard-Valdoye

(Texte publié le 20 juin 2024 sur le site des éditions sitaudis, reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur)


Comme l'épluche pomme de terre, l'épluche-langue rend une corvée de langue – comme il y a aussi la corvée de patates – plus joyeuse, plus juteuse, plus savoureuse.

Et d’apparence moins inquiétante.

D'apparence seulement. Éplucher une pomme de terre permet d'en saisir progressivement les qualités avec moins de dépit – la voilà propre. De prendre conscience de sa matérialité, de sa substance, de sa richesse. D'évaluer bien en mains sa souplesse, sa forme.

De lui faire perdre son côté rhizomatique.

L'épluchure elle, est un peu raide, banale, un peu sale, disgracieuse.

L'épluchure part ensuite au compost. Pourriture bienveillante !

Or à peine épluchée, la pomme de terre se décompose déjà.

 

La décomposition est un des principes poétiques de Jean-Pierre Verheggen. Il réutilise les mots en décomposition, il en reconstitue des rhizomes. Il écrit des décompositions françaises. Antonin Artaud fut l'un de ses maîtres.

 

L'épluche-langue – ou éplucheur-de-langue – de Jean-Pierre Verheggen fut breveté grâce à la concordance de deux facteurs.

Encore faut-il préciser qu'il n’a pas grand-chose à voir avec ce qu'on appelle un économe en France. Il n'est pas question d'économiser. Le don est intégral.

En Wallonie, il n'est pas indispensable d'être poète pour user de mots chatoyants, parfois inconnus des dictionnaires français. On redonne volontiers par la parole toute l'énergie et la vigueur langagières que parfois les administrateurs de langue oublieraient en passant, ou nous apprendraient à oublier. Il y a de grands grammairiens et de grands linguistes en Belgique. Il y a aussi des universitaires en costume cravate qui font leurs recherches en bibliothèques et qui, dès la sonnerie, sortent en déconnant en wallon.

Jean-Pierre cultivait les belgicismes comme un champ de patates. Il appelait ça le "grand nègre" de sa langue, qu'il opposait au petit nègre, au relent colonialiste. Aimé Césaire était passé par-là.

C'est dans ce contexte que le jeune Jean-Pierre – formé à la rhétorique à "l'école officielle" – fut fasciné, moins par les confessionnaux de l'église saint-Loup à Namur, que par le fait gravissime qu'un jour, l’auteur des Fleurs du mal se mit à chanceler alors qu'il commentait ces confessionnaux jésuites – des immeubles plutôt que des meubles – auprès de ses amis Félicien Rops et des membres du club nautique. Baudelaire venait d'y perdre sa langue. Crénom !


Le deuxième facteur est d'ordre privé.

Son grand-père, en Belgique, inventa l'épluche-patates. Il me le confia avec fierté.


Verheggen habita longtemps à Mazy. Célèbre pour son marbre noir, qui orne les édifices religieux de la région, et au-delà. Au château de Mazy, Racine résida pour décrire en historiographe les combats héroïques de son roi contre les Habsbourg. Verheggen savait donc mieux que beaucoup l'aspect "double tranchant" d'une part du panthéon littéraire français.

L'engagement de Verheggen est d'une autre nature. C'est ce qu'il nomme le langagement. Jeu de mots ? Beaucoup de jeux de mots traversent les textes verheggeniens. Mais aussi, certaines trouvailles sémantiques nous vont droit au cerveau, ou au cœur. À l'esprit. Ce sont des mots d'esprit. Ils court-circuitent les truismes. Les mots sont épluchés, agencés dans le cuit-vapeur de nos chemins de vie. Un jour à Mazy, je lui disais que pour écrire de la poésie, le jeune homme que j'étais avait pensé trouver le job de circonstance : pilote de ligne. Mais ça n'a pas marché. Il a répliqué : "Tu es un poète de ligne". C'était spontané, fulgurant, élémentaire, et je n'y avais bien sûr pas pensé.


Verheggen regrettait qu’on ne voulût pas mieux percevoir dans son écriture, l'attrait de la mort. Jean-Pierre dansait une danse macabre, joyeusement. Il dansait avec la mort. Avec les morts. "Je suis l'enfant d'un inouï d'inhumés".

Sa poésie appartenait au genre du grotesque ; pas burlesque. Il aimait ces têtes de mort représentées dans les églises. Devant le marbre noir de Mazy, au pied des confessionnaux, l'auteur d'Artaud Rimbur n'a pas trébuché. Et il a écrit jusqu'au grand départ.


Patrick Beurard-Valdoye

 

Dans ce qu'on appelle "médias", généralistes en général, où la poésie est-elle encore vraiment présente ? Parce que vous le valez bien, les humanités, journal-lucioles, ce n'est pas pareil : on entend bien ne pas déserter face aux dérangements de langues. Mais on ne saurait vivre que d'amour et d'eau fraîche : dons et abonnements ICI


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