
Sophie Bisson, interprète du "Sacre", chorégraphié par Daniel Larrieu. Photo de répétition
à L’Échangeur Cdcn de Château-Thierry, février 2025. Photo DR
Ce sera, dit-il, sa dernière pièce. Pas n'importe quelle pièce : le Sacre du printemps, en version solo avec la danseuse Sophie Billon. Fragments de répétition et entretien sur le vif avec le chorégraphe Daniel Larrieu, deux mois avant la création.
Du Sucre au Sacre, quarante-deux ans d'écart, mais pas de grand écart : une même veine sensible qui a frayé, dans le paysage en incessante recomposition de la danse contemporaine un chemin d'écriture et de regard, un chemin d'en corps.
En 1983, fraîchement auréolé d'un second prix au concours de chorégraphie de Bagnolet, avec Chiquenaude (1982), Daniel Larrieu répétait sous les fenêtres de Jack Lang, dans les jardins du Palais-Royal, sa troisième pièce, Un sucre ou deux. « Daniel Larrieu a résolu les problèmes de studio en travaillant là avec ses danseurs depuis un peu plus d'un an, qu'il pleuve ou qu'il vente, en toute "innocence" », en témoigna Élisabeth Lambert dans un numéro spécial de la revue Autrement ("Fous de danse", juin 1983), parlant d'une « danse assez ludique, humoristique ».
François Mitterrand avait remporté l'élection présidentielle deux ans auparavant, la gauche gouvernait, l'époque était effervescente, pleine de promesses. Nous étions alors insouciants du changement climatique à venir, et de plein d'autres choses, mais la danse contemporaine nous embarquait en une sorte de contagion insolite du mouvement.
Il fallait, c'était le mot d'ordre, être branchés. Connectés, pas encore, on ne savait même pas qu'Internet allait arriver, mais branchés, oui. Moi, je prônais plutôt la malice, à savoir « la ruse de continuer à cheminer par des sentiers de traverse ». A Montpellier, à l'enseigne des "Bricoleurs d'imaginaire", j'avais créé Strapontin, un magazine culturel qui s'ouvrait en grinçant (ce qui me valut, quelques mois plus tard, totale excommunication professionnelle du maire socialiste de Montpellier, Georges Frêche, que j'avais osé qualifier de "mégalo").

En janvier 1984, dans l'éditorial du cinquième numéro de ce Strapontin, j'écrivais : « Au commencement, il y eut les années ron-ron. Puis vinrent les années babdaboum, les années pschitt, les "années modernes". Fuite des idées sous le bombardement des discours et des images. Débranchez ! "Être branché" ne mène à rien : les modèles nous trompent. Les "branchés" sont à la merci de la première panne de secteur. Contre les trafiquants d'images, voici les bricoleurs d'imaginaire. Ils n'ont rien d'autre à opposer à l'énorme dérision planétaire que leur dérision sensible. Sans complexe. »
Branché, Daniel Larrieu l'était, assurément. Mais pas trop. Il faut croire que sa formation initiale en horticulture, au lycée agricole de Hyères, lui avait permis de savoir ne pas confondre pétales et paillettes. Ce qui n'empêche nullement une certaine dérision. En 1988, dans un coffret édité par le Centre national d'action musicale (1), Christine Rodès écrivait de Daniel Larrieu : « Pour lui, la danse a toujours été une façon d'être (...), un geste d'amour, une élégance à la fois esthétique et morale ». On ne saurait mieux dire.
En quarante années de créations, Daniel Larrieu a eu le temps de déployer cette élégance au fil d'une œuvre que l'on ne va pas ici "wikipédier" : voyage possible sur le site très complet de la "collection Daniel Larrieu" (ICI), ou l'on pourra aussi découvrir son travail photographique (ICI). Ces derniers jours, Daniel Larrieu était accueilli en "studio libre" par L’Échangeur, Centre national de développement chorégraphique à Château-Thierry (Aisne). En amitié, il a bien voulu me laisser assister à une répétition. C'est-à-dire : quand l’œuvre n'existe pas encore, mais qu'elle existe déjà.

Ci-contre : Daniel Larrieu en répétition avec Sophie Billon
à L’Échangeur, Centre national de développement chorégraphique à Château-Thierry, le 6 février 2025.
Une œuvre en répétition, donc. Et quelle œuvre : Le Sacre (du printemps), forcément.
« Aborder une œuvre aussi emblématique que Le Sacre du Printemps nécessite soit une forme de candeur, soit une certaine audace, compte tenu du nombre impressionnant de chorégraphes d'envergure qui se sont déjà appropriés ce chef-d'œuvre musical », écrit Daniel Larrieu : « À ce stade de ma carrière, alors que je me situe à la croisée des chemins entre l’accomplissement de mon parcours en tant qu’auteur et chorégraphe et l’appel vers une retraite bien méritée, tout semble m’inciter à me tourner pleinement vers la pédagogie. Pourtant, c’est précisément à cet instant que je ressens le besoin de repousser cette échéance. Je souhaite aujourd’hui synthétiser mon travail d’écriture chorégraphique, non-narratif, profondément musical et rigoureux, tout en le construisant autour du jeu, qui a toujours été au cœur de mon processus créatif. »
Ce sera, dit-il (voir entretien ci-dessous) sa dernière pièce, celle qui viendrait clore un parcours d'auteur. Un condensé : un Sacre en réduction, pour une seule interprète : Sophie Billon. Loin des masses chorales (Maurice Béjart, Pina Bausch, etc.) qui ont fait la réputation du ballet d'Igor Stravinski et Nicolas Roerich, créé en 1913 par Nijinski pour les Ballets russes, Daniel Larrieu choisit le corps-à-corps entre la musique de Stravinski (version pour piano à quatre mains) et un solo de danse. Igor Stravinski n'aurait peut-être pas désapprouvé, lui qui écrivait : « La musique doit être transmise et non pas interprétée (…). L’interprétation révélant plutôt la personnalité de l’interprète que celle de l’auteur, qui, dès lors, peut nous garantir que l’exécutant reflètera sans l’altérer l’image du créateur ? La valeur de l’exécutant se mesure précisément à sa faculté de voir ce qui, en fait, se trouve dans la partition et non pas, certes, à son obstination d’y chercher ce qu’il voudrait qui y fût. »
Fragment de répétition entre Sophie Billon et Daniel Larrieu, à Château-Thierry, le 6 février 2025.
Pour que cette alchimie puisse prendre, il faut à la fois une écriture, au cordeau, qui épouse la partition musicale sans s'y soumettre, et une interprétation qui, dans la nervure de la danse, fasse corps conducteur. C'est très précisément ce que j'ai vu lors de la répétition à laquelle j'ai pu assister, à deux mois de la création. L'écriture de Daniel Larrieu, d'architexture et de dentelle. Et l'interprétation de Sophie Billon : une intelligence respiratoire du mouvement, articulée et cellulaire.
Je ne sais par quelle extravagante fulgurance me viennent alors en mémoire, au moment de clore cet article, des images d'un autre siècle (1931), qui semblent à l'exact opposé du Sacre de Daniel Larrieu et Sophie Billon : Blume im Hinterhof ("Fleur dans l'arrière-cour"), de la danseuse d'expression allemande Jo Mihaly.
Dans ce solo de deux minutes, Jo Mihaly voulait monter l'épanouissement d'une fleur dans une sombre arrière-cour, et son flétrissement. Les mouvements sont concentrés sur les mains, les bras et le visage. Membre du parti communiste allemand, Jo Mihaly a quitté l'Allemagne en 1933 avec son mari, l'acteur juif Leonard Steckel, pourse réfugier à Zurich. en 1933. Blume im Hinterhof est le dernier solo qu'elle ait créé en Allemagne.
Jean-Marc Adolphe
(1). Jean-Marc Adolphe, Christine Rodès, La Danse en France, CENAM, 1988.
Le Sacre, chorégraphie de Daniel Larrieu, sera créé le 19 avril 2025 à Evian-les-Bains, dans le cadre du Festival du Marathon du Piano, dans une version avec musique live. Représentations en extérieur à suivre le 29 avril à La Maison Forte, à Monbalen, dans le Lot-et-Garonne (https://la-maison-forte.com/); le 17 mai au Lycée Guillaume le Conquérant, à Chorége, etc.
ENTRETIEN SUR LE VIF
(filmé le 6 février 2025, sans fioritures ni montage, avec Ramuntcho Matta et Elisa Abela en lisières).
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