Human Rights Watch publie, ce 1er septembre, un rapport sur les transferts forcés de citoyens ukrainiens vers la Russie. Depuis le 10 avril, les humanités ont alerté à plusieurs reprises sur les "camps de filtration" et leur corollaire, des déplacement forcés de civils d’Ukraine (y compris de très nombreux enfants) vers la Russie. C’est la première fois qu’une ONG dédiée aux droits humains publie un rapport sur le sujet. D’autres initiatives sont à suivre…
(Kiev, le 1er septembre 2022) – Les forces russes et celles qui leur sont affiliées transfèrent de force des civils ukrainiens, y compris ceux qui fuient les hostilités, vers la Fédération de Russie ou vers des régions d’Ukraine occupées par la Russie, déclare Human Rights Watch dans un rapport publié ce 1er septembre.
Ce rapport de 71 pages, intitulé « ‘We Had No Choice’: ‘Filtration’ and the Crime of Forcibly Transferring Ukrainian Civilians to Russia » (« “Nous n’avions pas le choix” : “Filtrage” et le crime de transfert forcé de civils ukrainiens vers la Russie » - résumé et recommandations en français), documente les transferts de civils ukrainiens. Ces transferts sont une grave violation des lois de la guerre et sont constitutifs de crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité. Les autorités russes ou affiliées à la Russie soumettent également des milliers de citoyens ukrainiens à un processus de contrôle d’identité obligatoire, punitif et abusif appelé « filtrage ».
« Les civils ukrainiens ne devraient pas être placés dans une situation où ils n’ont pas d’autre choix que de se rendre en Russie », déclare Belkis Wille, chercheuse senior auprès de la division Crises et conflit de Human Rights Watch et co-auteure du rapport. « Et personne ne devrait être contraint de subir un processus de contrôle abusif pour pouvoir se mettre en sécurité. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 54 personnes qui sont allées en Russie, sont passées par le processus de filtrage, avaient des membres de leur famille ou des amis transférés en Russie, ou apportaient leur aide à des Ukrainiens qui tentaient de quitter la Russie. La plupart de ces personnes avaient fui la région de Marioupol ; plusieurs d’entre elles avaient été transférées de la région de Kharkiv. Human Rights Watch s’est également entretenu avec des dizaines de civils de la région de Marioupol qui avaient réussi à s’échapper de la zone de guerre pour rejoindre un territoire sous contrôle ukrainien, sans subir le filtrage.
Human Rights Watch a écrit au gouvernement russe le 5 juillet 2022, joignant un résumé de ses conclusions et des questions, mais n’a reçu aucune réponse.
Des responsables russes ou affiliés à la Russie ont organisé des moyens de transport pour les personnes qui fuyaient la ville portuaire assiégée de Marioupol, dans le sud-est de l’Ukraine. Ils ont affirmé à certains civils qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de rester en zone occupée par la Russie ou d’aller en Russie, et devaient « oublier » l’option de rejoindre le territoire sous contrôle ukrainien. Une femme de Marioupol qui a été transférée en Russie a déclaré : « Bien sûr, nous aurions saisi l’occasion d’aller en Ukraine si nous avions pu, c’est certain. Mais nous n’avions pas le choix, il n’y avait aucune possibilité d’y aller. »
D’autres civils ont déclaré que des soldats ou d’autres personnels stationnés à des postes de contrôle avaient donné instruction aux citoyens ukrainiens fuyant les hostilités d’aller en Russie ou en « République populaire de Donetsk » (Donetskaïa Narodnaïa Respoublika, DNR), une zone de la région de Donetsk contrôlée par des groupes armés affiliés à la Russie et actuellement occupée par la Russie. Des membres du personnel militaire russe qui ont rassemblé des civils dans les territoires occupés leur ont dit la même chose. Des personnes qui avaient les moyens financiers nécessaires ont pu organiser leur propre transport vers les territoires sous contrôle ukrainien.
Des habitants de villages et d’une ville de la région de Kharkiv dans l’est de l’Ukraine, près de la frontière avec la Russie, ont également été transférés de force vers ce pays. Un homme âgé de 70 ans, du village de Ruska Lozova en Ukraine, a affirmé que les forces russes lui avaient dit : « Vous avez vécu sous notre contrôle, donc si l’armée ukrainienne vient, elle vous punira », ajoutant : « Vous serez exécuté. » Quoiqu’il n’ait pas cédé, des centaines de familles de son village sont effectivement parties pour la Russie.
Certaines personnes ont déclaré qu’elles étaient allées volontairement en Russie, principalement comme voie de transit pour rejoindre l'Union européenne, y compris comme moyen d’éviter les restrictions de voyage.
Bien que le nombre total de civils ukrainiens transférés en Russie ne puisse pas être déterminé avec certitude, beaucoup d’entre eux ont été déplacés et transportés en Russie d’une manière et dans un contexte qui en font des transferts forcés illégaux, a déclaré Human Rights Watch. À la mi-août, des médias russes ont indiqué que plus de 3,4 millions d’Ukrainiens, dont 555 000 enfants, étaient entrés dans la Fédération de Russie en provenance d’Ukraine.
Certaines personnes, qui avaient accès à des téléphones cellulaires et aux réseaux sociaux, ont pu entrer en contact avec des activistes qui ont aidé à faciliter leur départ de la Russie en transitant par l’Estonie, la Lettonie ou la Géorgie. Cependant, une fois arrivés à la frontière, certains ont eu des difficultés à la franchir car ils n’avaient pas les pièces d’identité requises, les ayant laissées en Ukraine lors de leur fuite.
Les lois de la guerre interdisent aux forces russes ou affiliées à la Russie de forcer des civils ukrainiens, individuellement ou en masse, à être évacués vers la Russie. Un transfert forcé constitue un crime de guerre et un possible crime contre l’humanité ; parmi ces cas figurent des transferts dans des circonstances telles qu’une personne ne consent à être déplacée que parce qu’elle craint des conséquences comme la violence, la coercition ou la détention si elle refuse, et la puissance occupante profite d’un environnement contraignant pour la transférer. Le transfert ou le déplacement de civils ne peut pas être considéré comme légal ou justifié en vertu de motifs humanitaires, si la crise humanitaire qui déclenche le déplacement est elle-même le résultat d’une activité illégale de la part de la puissance occupante.
A lire, sur les humanités, dernier article paru :
Lors du processus de « filtrage », que des milliers d’habitants de la région de Marioupol ont été obligés de subir alors qu’ils tentaient de fuir, les autorités russes ou affiliées à la Russie dans cette région occupée recueillaient systématiquement leurs données biométriques, notamment leurs empreintes digitales et des photos numérisées de leur visage, de face et de profil ; les fouillaient au corps et inspectaient leurs affaires personnelles et leurs téléphones ; et les interrogeaient sur leurs opinions politiques.
Un homme originaire de Marioupol a affirmé qu’avec des dizaines d’autres habitants de la ville, il avait été interné pendant deux semaines dans une école du village, dans des conditions insalubres, avant d’être emmené pour subir la procédure de filtrage. Il a indiqué que beaucoup d’entre eux étaient tombés malades et appréhendaient l’avenir immédiat. « Nous avions l’impression d’être des otages », a-t-il dit.
Même si la Russie peut être fondée à effectuer des contrôles de sécurité concernant des personnes cherchant à entrer volontairement sur son territoire, la procédure de filtrage – en raison de son ampleur et de la manière systématique avec laquelle les civils ukrainiens ont été contraints de la subir – est punitive et abusive, n’a aucun fondement juridique et constitue une violation du droit au respect de la vie privée, déclare Human Rights Watch.
Les personnes qui « échouaient » lors du processus de filtrage, apparemment à cause de leurs liens présumés avec l’armée ukrainienne ou avec des organisations nationalistes, étaient détenues dans les régions contrôlées par la Russie, y compris au centre de détention d’Olenivka, où au moins 50 détenus ukrainiens auraient été tués dans une explosion le 29 juillet.
Les forces russes et affiliées, dans toutes les régions d’Ukraine qu’elles occupent devraient s’assurer que les civils puissent partir en toute sûreté vers les territoires sous contrôle ukrainien s’ils le souhaitent, a déclaré Human Rights Watch. Ces forces devraient s’assurer que les personnes qui montent à bord de bus d’évacuation vers la Russie soient pleinement informées sur la destination de ces bus et qu’elles disposent d’autres options si elles ne veulent pas aller en Russie. Ces forces devraient aussi cesser d’exercer toute forme de pression sur les citoyens ukrainiens pour qu’ils aillent en Russie, et devraient faciliter le retour en Ukraine de tous les civils ukrainiens qui le souhaitent.
Les autorités russes devraient également mettre fin à toutes les actuelles opérations de collecte et de rétention de données biométriques de personnes en Ukraine ou venant d’Ukraine. Elles ne devraient recueillir des données biométriques que lorsque de telles collectes sont nécessaires, légales et proportionnées, et devraient informer les personnes des motifs d’une telle collecte de leurs données, de la manière dont elles seront utilisées et de la durée de la rétention de ces données.
« Il faut immédiatement mettre fin au transfert de personnes vers des régions ukrainiennes occupées par la Russie, puis vers la Russie elle-même, sans leur consentement», a affirmé Belkis Wille. « Les autorités russes et les organisations internationales devraient faire tout leur possible pour aider les personnes emmenées en Russie contre leur volonté, et qui veulent retourner chez elles, à le faire en toute sécurité. »
Photo en tête d’article : Femme faisant partie d’un groupe d’Ukrainiens transférés par bus de la « République populaire de Donetsk », dans l’est de l’Ukraine, à la ville russe de Taganrog, de l’autre côté de la frontière, en février 2022. Photo Andrey Borodulin/AFP
Accès intégral au rapport de Human Rights Watch (en anglais) :
Résumé et recommandations (en français) ci-dessous :
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