PREMIÈRE PARTIE
Les images de la violence
[La grève générale, la révolution]
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4. La grève générale
La résolution des conflits sans violence, un vieux schéma caduque ? Pas du tout répond Benjamin : elle est devant nous, grâce à tout ce qui nous permettra de sortir du cercle vicieux et diabolique du droit, passant sans cesse de la violence fondatrice de droit à celle qui le conserve, elle même toujours à un certain moment écrasée par une nouvelle violence (souvent celle qui fût réprimée), devenant nouvelle violence fondatrice. Comment sortir de ce cercle infernal ? Par la révolution, répond Benjamin. Comment l’atteindre, la révolution ? Par un certain type de grève générale, qui n’est pas une grève politique, mais « prolétarienne ». Elle seule est susceptible d’échapper à la violence, car elle ne cherche aucun rapport de force, aucun chantage, elle n’a pas pour but de réformer l’Etat en faisant pression sur lui — une opération qui ne peut à terme que renforcer l’état et ses productions violentes.
Contrairement à ces grèves générales qui n’ont pour but que de remplacer des maîtres par d’autres maîtres, la
« grève générale prolétarienne s’assigne comme seule et unique tâche de détruire la violence de l’Etat » [1]
Autrement dit, cette grève n’oppose pas une violence à une autre violence, mais détruit dans l’œuf toute possibilité de violence. En tant que pur moyen, elle est non violente, puisqu’elle cherche à opérer un changement radical, en dehors de toute nouvelle fondation d’un Etat de droit.
Bien sûr, le système capitaliste a anticipé pour empêcher la réalisation pratique d’une telle logique non-violente, en l’accusant précisément d’être la plus suprême des violences. C’est considérer le système capitaliste comme une machine que la grève priverait de son conducteur. A cette image, Benjamin répond par celle du fauve, qui se déchaine lorsque son dompteur tourne le dos : la grève générale n’est pas violente, elle révèle le caractère monstrueusement violent d’un système qu’il convient de détruire de fond en comble.
5. La révolution [et dieu]
Il s’agit donc de sortir du cercle infernal de l’histoire, qui oppose de la violence à la violence. Si les révolutionnaires font table rase du passé, ils restent dans la violence humaine. S’ils jouent la transition douce, ils négocient et ne font pas « révolution ». Comment faire avec ce « monstre logique » ?
Tout l’enjeu est donc de quitter ce monde de violences qui fondent le droit et le pouvoir politique.
Mais comment atteindre ce monde de moyens purs de toute violence. Qui peut s’honorer d’une telle violence sans violence ? La réponse de Benjamin est claire et brutale : Dieu. C’est Dieu et lui seul qui est capable de s’opposer au cycle infini de la violence humaine, et d’y mettre un terme. C’est la violence divine qui dans l’histoire des hommes a su mettre un terme aux délires de pouvoir des hommes, car c’est cette même violence divine qui est venu mettre un terme aux prétentions démesurées des hommes se comparant aux Dieux. Si Dieu frappe les hommes, ce n’est pas tant pour les punir que pour leur montrer qu’il existe, et que son existence ne pourra jamais être bafouée par les hommes. C’est bien le sens des mythes, et de toutes les tragédies antiques qui en découlent : on y met en scène cet homme qui prétend transgresser la frontière séparant les hommes et les Dieux. En détruisant les hommes, Dieu manifeste et rappelle son existence, toujours menacée, sans cesse contestée.
L’histoire des hommes est donc parsemée de violences mythiques comme autant de manifestations des Dieux. Mais cette violence divine destructrice n’est pas là pour punir les hommes, mais plutôt pour laver leur faute. Benjamin cherche donc à faire de cette violence sans violence de Dieu un levier pour quitter le cercle infernal de la violence humaine. Et il fait le pari que dans le monde terrestre, on peut repérer des signes de cette violence divine. La colère en est selon lui un exemple frappant. Quand les hommes se mettent en colère et refusent l’ordre et le droit qu’on leur impose, on assiste à une sorte de manifestation humaine de cette violence divine. Tout l’enjeu pour Benjamin est d’être attentif à cette possible rupture du cercle de la violence et de la vengeance humaine. A tout moment en effet, une nouvelle ère historique est possible, qui rompra avec ce monde des violences mythiques. Mais quand cette ère se manifestera, cela nous ne pouvons pas le savoir. Seul Dieu a accès à ce type de connaissances. A nous d’y être attentif.
Au terme de cette rapide traversée de cet essai de Walter Benjamin sur la violence, on comprend la difficulté de sa pensée, qui reste entièrement devant nous. Il mobilise dans sa critique de la violence des manières de pensées que rien ne peut rapprocher, en apparence : la philosophie marxiste et le matérialisme dialectique d’un côté, et de l’autre, la théologie juive et la doctrine de la rédemption. Ces deux positions inconciliables trouvent néanmoins une concrétisation humaine, à travers les diverses formes d’art et de langage. Celles-ci en effet sont capables de produire des images qui soient à la hauteur de cette violence humaine, et qui puissent dès lors un jour la détruire.
Walter Benjamin. « Critique de la violence », inŒuvres I, page 230.
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