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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Comment russifier les enfants ukrainiens ?, mode d'emploi génocidaire

Image issue d'une campagne de propagande du Front populaire panrusse, "Tout pour la victoire".


Comment "russifier" des enfants ukrainiens ? Les humanités ont déjà beaucoup documenté le crime de déportation d’enfants ukrainiens en Russie. Une nouvelle enquête, conduite par deux associations, Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et Russie-Libertés, qui vient de faire l’objet d’une communication à la Cour pénale internationale, montre comment Russie Unie, le parti de Poutine, a été la cheville ouvrière de la planification et de la mise en œuvre d’opérations menées sous couvert de "missions humanitaires". Pour ces enfants déportés en Russie, comme pour ceux qui sont aujourd’hui dans les territoires annexés, la seconde étape est celle de leur "russification" à marche forcée, idéologique et militaire. Là encore, Russie Unie et ses "satellites" sont à la manœuvre. Une entreprise qui vise à éradiquer toute trace d’identité ukrainienne, ce qui confirme son caractère génocidaire.

 

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On ne voit pas trop ce que le Qatar vient faire dans l’histoire, mais c’est à nouveau avec la médiation de cet émirat du Moyen-Orient que Moscou a rendu à l'Ukraine, le 25 septembre dernier, neuf mineurs âgés de 13 à 17 ans, préalablement déportés en Russie. Pour la plupart, ils avaient été raflés dans un orphelinat de la région de Kherson.

Maria Lvova-Belova avec Ahmed bin Nasser bin Jassim Al-Thani, ambassadeur du Qatar en Russie, le 25 septembre 2024 à Moscou. Photo DR

 

Jamais en reste d’une affabulation, Maria Lvova-Belova (commissaire présidentielle russe à l’enfance) a parlé d’un « échange » avec quatre enfants russes qui auraient été "libérés" par l’Ukraine. Et cette "information" a été reprise en France sans sourciller par Le Monde, sur la foi d’une dépêche AFP.  Le commissaire pour les droits de l'homme au Parlement ukrainien, Dmytro Lubinets, a aussitôt démenti : « L'Ukraine n'a pas enlevé ou détenu d'enfants russes sur son territoire, et elle n'empêche pas leur retour en Russie s'ils se trouvent sur son territoire », mais Lvova-Belova a visiblement réussi sa petite mise en scène. En avril dernier, elle avait déjà évoqué la signature d’un « accord pour échanger 48 enfants déplacés par la guerre : 29 enfants retourneront en Ukraine et 19 en Russie ».


L’idée même d’un « échange d’enfants », comme s’il s’agissait de prisonniers de guerre, est en soi particulièrement sordide. Mais Lvova-Belova n’en démord pas. Elle prétend détenir une liste de 18 enfants russes « déplacés par la guerre » qui seraient localisés en Pologne, en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas, et qu’elle entend faire revenir sur la terre natale au titre du « regroupement familial ». Si l’on a bien compris, il s’agit d’enfants qui ont été éloignés par leurs proches au début de la guerre en Ukraine, ou dont les parents se sont séparés. L’expression « déplacés par la guerre » les met dans le même panier que les enfants ukrainiens déportés par les forces d’occupation russe !

 

Dmytro Lubinets affirme pour sa part que l’Ukraine a transmis, via la médiation qatarie, une liste de 591 mineurs ukrainiens dûment identifiés et localisés en Russie, dont les familles demandent le retour. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la Russie ne manifeste guère d’empressement en la matière. A ce jour, seuls 80 enfants ont ainsi été rendus à leurs familles en Ukraine. Et les 591 noms évoqués par Dmytro Lubinets ne sont qu’une toute petite partie des milliers d’enfants qui ont été "déplacés" en Russie. La plateforme ukrainienne Children of war recense 19.546 enfants déportés ou déplacés de force. Il s’agit exclusivement de mineurs dont l’identité a pu être établie, ainsi que la date et le lieu de leur disparition. Les autorités russes, de leur côté, font toujours état de 744.000 mineurs qui se trouveraient en Russie, parmi près de 5 millions de "réfugiés" ukrainiens (1,2 million selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés) (1). Des chiffres qui restent toujours invérifiables…


Nouvelle enquête transmise à la Cour pénale internationale


Ces déportations d’enfants ont été amplement documentées ici-même (d’avril 2022 à juin dernier, une trentaine de publications), et nous avons relayé les enquêtes d’autres médias internationaux, les rapports de plusieurs ONG et, en France, une communication de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre a été transmise en décembre 2022 au bureau du procureur de la Cour pénale internationale, laquelle a émis, en mars 2023, un mandat d’arrêt international à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova. Quelles que soient les révélations ultérieures des humanités sur certaines complicités actives dans ce "trafic d’enfants", ainsi que sur certains camps et foyers où ont pu être localisés certains de ces enfants, en Crimée occupée ou en Russie, mais aussi en Tchétchénie ou en Biélorussie, on est encore loin de tout savoir.

 

En septembre dernier, les avocats parisiens Emmanuel Daoud et Gabriel Sebbah ont à nouveau saisi la Cour pénale internationale sur la base d’une vaste enquête menée par Pour l’Ukraine, pour leur liberté en lien avec une autre association, Russie-Libertés. Il a fallu une année pour éplucher et traduire un millier de pièces issues de médias russes mais aussi de publications sur les réseaux sociaux des principaux acteurs de cette monstruosité. Car loin de s’en cacher, ils revendiquent faits et gestes au nom de motifs "humanitaires". On va y revenir : l’humanitaire est ici, depuis le début, le paravent d’intentions proprement génocidaires.


Cette nouvelle communication transmise à la CPI, outre qu’elle désigne nommément une trentaine de potentiels inculpés, dont elle établit précisément le rôle et la responsabilité, met au jour, comme jamais auparavant, la façon dont le cycle de déportations / russification des enfants ukrainiens a été planifié et organisé. Le parti de Poutine, Russie Unie, et quelques-uns de ses satellites comme Jeune garde (mouvement de jeunesse de Russie unie) ou encore le Front populaire panrusse, apparaissent comme les maillons essentiels d’une chaîne autant logistique qu’idéologique. Et cette entreprise se poursuit aujourd’hui dans les régions de Donetsk, de Louhansk, de Kherson et de Zaporijjia annexées par la Fédération de Russie le 20 septembre 2022. Si les déportations ont quasiment cessé dans ce que la Russie considère comme ses « nouvelles régions », tous les moyens sont bons pour russifier à marche forcée les enfants de ces territoires, et y former militairement les futurs soldats de l’expansionnisme grand-russe.


Dès le 18 février 2022, six jours avant le début de l'invasion russe, ont lieu les premières "évacuations" de la région de Donetsk.

Parmi eux, des enfants d'un internat de Donetsk transférés dans la nuit du 18 au 19 février à Rostov en Russie.

Vidéo diffusée sur le site du journal Kommersant.


Le fruit d’une propagande incessante

 

Le 24 février 2022, les chars russes massés à la frontière ukrainienne débutent « l’opération militaire spéciale », selon le vocabulaire du Kremlin.  Mais l’offensive a commencé bien plus tôt, sur le terrain de la désinformation (2). Un mois plus tôt, Denis Pouchiline, le chef de l’administration de la région occupée de Donetsk, alerte la population locale de l’imminence d’attaques « terroristes » qui seraient perpétrées par l’Ukraine « avec l’aide de l’OTAN ». Cette propagande « vise vraisemblablement à préparer les régions occupées du Donbass et l’opinion publique russe au transfert imminent des populations du Donbass occupé », écrivent les auteurs de l’enquête qui vient d’être transmise à la CPI. Ces messages alarmistes se répètent à l’approche du 24 février, et sont renforcés par le déclenchement de sirènes d’alerte, propices à susciter dans la population un climat de panique. Le même Pouchiline et Leonid Pasechnik, son homologue pour la région occupée de Louhansk, appellent les gens « à partir pour le territoire de la Fédération de Russie dès que possible. (…) Un départ temporaire sauvera votre vie et votre santé ainsi que celles de vos proches ». De fait, des transferts de population à grande échelle débutent dès le 18 février. Une « déportation de masse planifiée », estiment les auteurs de l’enquête, qui mettent au jour la concomitance de moyens "d’accueil" dépêchés par Moscou dans la région de Rostov (en Russie). Six jours avant le début de l’invasion, la presse évoque un « déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes ». Le 19 février, Pouchiline fait état de 191 points d’évacuation. Dès cette époque, les enfants sont une cible prioritaire. Ainsi, comme les humanités l’ont déjà rapporté, preuves à l’appui, dans la nuit du 18 au 19 février 2022. 400 enfants d’un orphelinat de Donetsk sont évacués par bus et transférés à Rostov (article du 27 février 2023, ICI). Le 22 février, Anna Kuznetsova, vice-présidente de la Douma dont on aura l’occasion de reparler, indique que 31.000 enfants, la plupart de moins de 14 ans, sont d’ores et déjà arrivés du Donbass en Russie. Le 17 mars 2022, après moins d’un moins de guerre, la même Anna Kuznetsova se vante que « 60.000 enfants ukrainiens sont arrivés en Russie ». Trois semaines plus tard, le 9 avril 2022, le chiffre monte à 118.500 enfants.


Anna Kuznetsova a précédé Maria Lvova-Belova comme commissaire présidentielle aux droits de l'enfant.

Secrétaire adjointe du Conseil Général de Russie Unie, vice-présidente de la Douma,

elle est l'une des principales figures de l'enquête qui vient d'être transmise à la Cour pénale internationale. Photo DR.


Avec des scénarios légèrement différents, mais avec la même propagande sur les intentions criminelles des « nationalistes [ukrainiens qui] empoisonnent et torturent leur propre peuple, (…) détruisent des villes paisibles et nous tuent », ces déplacements de populations seront mis en œuvre, après le début de l’invasion russe, dans les régions de Kharkiv et de Kherson, à Marioupol, et plus tard dans la région de Zaporijjia. A Kherson, en octobre 2022, suite au sabotage du barrage de Nova Kakhova, qu’ils ont eux-mêmes perpétré, les Russes brandissent la « forte probabilité d’inondation d’une partie importante de la région [qui] menace la population civile », et avertissent d’une attaque imminente de missiles ukrainiens, tout en promettant une allocation de 100.000 roubles (950 €) et une aide au logement pour les personnes qui seraient évacuées en Russie, et des vacances pour les enfants.


Car là encore, une "attention" particulière est portée aux enfants. Toutes les stratégies sont bonnes : de véritables razzias dans les orphelinats, comme à Kherson ; des évacuations prétendument humanitaires, à Marioupol, qui dirigent vers des camps de filtration ; ou encore la promesse fallacieuse de "vacances" dans des "centres de loisirs" en Crimée occupée et en Russie, d’où les enfants ne reviendront pas, etc.. Tout cela est désormais connu et largement documenté.

Des enfants dans un abri antiaérien lors d'une alerte à Marioupol, en mars 2022. Photo Evgeniy Malolekta / AP


Des "missions humanitaires" pour préparer les déportations


La nouvelle enquête qui vient d’être transmise au bureau du procureur de la CPI dévoile plus avant les rouages d’un système de déportations qui, par son ampleur et son caractère systémique, fait froid dans le dos. Dans toutes les régions occupées par l’armée russe se sont progressivement installées de prétendues « missions humanitaires » qui, sous couvert d’aide aux populations -en particulier aux enfants-, ont opéré des actions de fichage et de sélection, préalables aux futures déportations. Loin d’être laissées au hasard, la planification et l’organisation de cette monstrueuse logistique sont orchestrées par Russie Unie (le parti de Vladimir Poutine) et son organisation de jeunesse, Jeune Garde, en lien avec les administrations des régions occupées, lesquelles ont contribué à grossir le nombre de "mineurs isolés" par de prétendues "commissions pour les droits des mineurs" qui ont instruit, entre avril et octobre 2022, pas moins de 38.000 dossiers en déchéance de l’autorité parentale au prétexte que les adultes responsables n’assuraient pas un "niveau de vie adéquat" aux enfants. « Ces missions humanitaires sont la cheville ouvrière de la politique d’aide à la déportation et la russification des mineurs ukrainiens que mène Russie unie dans les territoires d’occupation », indique l’enquête des associations Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et Russie-Libertés, qui mentionne, sources à l’appui, de très nombreuses réunions de planification, visites de camps de filtration et autres « camps de transit », « camps de vacances », « camps de santé », etc. L'une des premières fonctions de ces "missions humanitaires" aura été de repérer puis de constituer, sous toutes sortes de motifs, des « foyers de mineurs isolés », comme le dit Bertrand Lambolez, de l'association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre. Les membres de Russie Unie et de son organisation de jeunesse, secondés par des supplétifs du Front populaire panrusse, se sont ensuite montrés très actifs en matière de russification des programmes scolaires et d’endoctrinement patriotique et militaire.


Le 30 août 2022 sont livrés à Kharkiv 82 tonnes de livres et manuels pédagogiques russes pour les écoles de Kharkiv. « Plusieurs dizaines de tonnes d'exemplaires supplémentaires devraient être livrés dans un futur proche », se vante Artem Turov, député à la Douma, coordinateur pour Russie unie de la région de Kharkiv.  À partir du 1er septembre 2022, le processus éducatif dans la région de Kharkiv est complètement transféré aux normes russes.





Dès la fin avril 2022, Andreï Turchak, secrétaire général de Russie Unie, annonce la création d’un « quartier général humanitaire » dans le Donbass, dont la direction est confiée à Anna Kuznetsova. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Cette ambitieuse, que nous avions épinglée dès juin 2022 (ICI), qui cumule aujourd’hui les fonctions de vice-présidente de la Douma et de secrétaire générale de Russie Unie, a précédé Maria Lvova-Belova comme commissaire présidentielle aux droits de l’enfant. Originaire de Penza, comme Lvova-Belova, mariée elle aussi à un prêtre orthodoxe, elle ne craint pas de justifier l’enlèvement d’enfants d’un orphelinat de Kherson en expliquant benoitement devant la Douma que ceux-ci étaient sur le point d’être envoyés en Europe dans le cadre d’un trafic d’organes financé par Coca Cola ! Elle ajoutait même, tout aussi sérieusement, que « 7% du budget de l’Ukraine, 2 milliards de dollars, provient du trafic d’organes » ! (ICI)


Dès le 25 février 2022, au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, Anna Kuznetsova (à droite sur la photo) visite le centre éducatif Sozvezdiye à Krasnogorsk, une ville située à une vingtaine de kilomètres de Moscou, où ont atterri 28 enfants du Donbass, vraisemblablement déportés de Donetsk le 18 février. Vidéo ICI.


Dans le dossier transmis au bureau du procureur de la CPI, Anna Kuznetsova est citée à 147 reprises. Il faut dire qu'elle ne chôme pas. Dès le 25 février, lendemain de l'invasion russe, elle visite près de Moscou un centre où ont atterri 28 enfants transférés de Donetsk. Très vite, elle va mettre en œuvre un programme de « réhabilitation médicale ». Ça sonne bien : toujours le couvert humanitaire. En clair, il s’agit de justifier la déportation d’enfants ukrainiens sur le territoire russe pour y être "soignés". Une monstruosité de plus, encouragée par le Kremlin : le 5 octobre 2022, en même temps qu’il signe les lois d’adhésion à la Fédération de Russe des régions de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson, Vladimir Poutine ordonne un examen médical de masse des enfants des territoires annexés, pour lequel il affecte cinq mois plus tard un budget de 1,5 milliard de roubles (14,2 millions d’euros). 220.000 enfants doivent ainsi faire l’objet d’examens "préventifs". Le principal objectif de ce "dépistage" massif, note l’enquête transmise à la Cour pénale internationale, semble avoir été « de trier enfants "malades" et enfants sains. (…) En effet, de nombreux mineurs placés ou adoptés en Russie de mars à août 2022 se sont avérés être "en mauvaise santé". (…) Beaucoup d’entre eux ont alors été rendus par leur famille adoptive. (…) Le gouvernement russe semble avoir décidé, en octobre 2022, de procéder à un filtrage médical en amont, dans les territoires occupés, de tous les enfants candidats à la déportation. Ainsi, du 1er novembre au 31 décembre 2022, environ 82.000 enfants auraient subi un examen médical "préventif", après quoi seuls les enfants sains ont été déportés, les enfants malades restant dans les orphelinats des zones occupées. »


Une russification à marche forcée


A Donetsk, Louhansk, dans les régions de Kherson et de Zaporijjia, les mineurs n’ont aujourd’hui, sauf exceptions, plus besoin d’être déportés : aux yeux de Moscou, ils sont désormais en Russie, depuis l’annexion de ces territoires en octobre 2022. Leur sort n’en est pas plus enviable pour autant. Ils sont en effet soumis à une russification à marche forcée. Les instructions de Poutine sont sans ambiguïté : il s’agit « d’intensifier le travail avec les jeunes » des territoires occupés « pour renforcer l'identité civile panrusse » afin de les intégrer « dans la sphère de la politique d'État de la Fédération de Russie » d'ici 2025. Cela passe par l’école, et l’offensive a commencé dès le mois de mars 2022, sitôt après l’invasion. Igor Kastyukevich, coordinateur de Russie Unie pour la région de Kherson, s’était alors illustré par une l’une de ces actions de propagande que le Kremlin affectionne : il avait transmis à la commission de l’éducation de la Douma des manuels scolaires "saisis" dans une école de Kherson, prétendant y avoir trouvé « des signes de propagande du nazisme ». Dans la foulée, les écoles des régions occupées (ainsi que les bibliothèques) ont été purgées de tout ouvrage en ukrainien.


Dans les écoles, la purge ne s’est pas arrêtée aux manuels : le 28 juin 2022, le ministre russe de l’Éducation, Sergei Kravtsov, annonce un « grand programme » de « recyclage des enseignants » dans les territoires occupés. Et gare aux récalcitrants. Certains ont été emprisonnés, et dans certains cas, torturés. D’autres ont purement et simplement "disparu", comme Iryna Scherbak, responsable du département de l'éducation à Melitopol, Olga Mykolaeva, professeur de langue ukrainienne dans une école de Berdyansk, Oksana Yakubova et Iryna Dubas, directrices de lycée à Novaya Kakhovka...

 

Pendant ce temps, des enseignants arrivent de Russie, sous le contrôle de Russie Unie. Leur mission est claire : répandre une éducation patriotique conforme aux "valeurs russes traditionnelles". Des "valeurs" qui nient totalement la possibilité d’une identité ukrainienne. Un reportage de Radio Svoboda rapporte ainsi le témoignage d’une jeune fille à qui, dès la rentrée scolaire à l'automne 2022, l’enseignante assène que « l'Ukraine n'existe pas et n'a jamais existé, que ce sont tous les néo-nazis ukrainiens qui ont inventé cela afin que les enfants deviennent des nazis ». Ceux qui tentent de s’opposer à ce véritable lavage de cerveau font l’objet de mesures coercitives ou punitives. Pas seulement à l’école : Myroslava Kharchenko, juriste à la fondation caritative Save Ukraine, rapporte le cas de deux adolescents (aujourd’hui passés en territoire libre) que les occupants soupçonnaient d'avoir des opinions pro-ukrainiennes. Qualifiés d’extrémistes, ils ont été conduits dans une cave où ils ont été battus toute une nuit.

 

Une militarisation qui commence dès l'âge de 3 ans

 

Cours d’instruction militaire dans une école de Sébastopol, en Crimée occupée, le 24 octobre 2019. Photo DR

 

Aux humanités, nous avons déjà consacré plusieurs articles aux inquiétants programmes d’éducation militaire qui endoctrinent les plus jeunes sur le territoire de la Fédération de Russie. En février 2023 et avril 2023, nous avions signalé que des enfants déportés avaient reçu un entraînement militaire dans des « camps de rééducation » en Tchétchénie et en Crimée (ICI) (3), avant de révéler qu’en Crimée, depuis l’annexion russe, pratiquement toutes les écoles ont créé des unités de la "Yunarmiya", mouvement de jeunesse militarisé, créé par le ministère russe de la Défense (ICI).

 

En toute logique, le même embrigadement a été mis en œuvre dans les territoires récemment occupés par la Russie. De Donetsk à Zaporijjia, de Louhansk à la région de Kherson, ont été ouvertes des « classes de cadets », dès l’âge de 3 ans ! Près d’un million d’enfants seraient concernés... « D'ici 2030, nous savons que le mouvement d'enfants militaro-patriotique russe Yunarmiya tentera d'atteindre le chiffre de 10 à 15 % de l'ensemble de la réserve de mobilisation russe, y compris les enfants ukrainiens », confie à Radio Svoboda l’avocate ukrainienne Kateryna Rashevska, du Regional Center for Human Rights (RCHR). Lors d’une récente conférence de presse organisée à Paris par les associations "Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre" et "Russie libertés", Vera Yastrebova, avocate et directrice exécutive du Ukrainian Eastern Human Rights Group, a ajouté : « Ces enfants sont soumis à une véritable militarisation sur le territoire russe. Une fois que la Russie aura appris à ces enfants à tuer, une fois qu'ils seront aptes à servir dans l'armée, elle les utilisera pour une nouvelle agression militaire. »


Selon le média indépendant Important Stories, dans un article publié ce samedi 4 octobre, la Russie prévoit de recruter au moins 225.000 personnes dans l’armée ces trois prochaines années. Le projet de dépenses du budget fédéral pour 2025-2027 affecte pour cela un budget de 90 milliards de roubles (plus de 857 millions d’euros)…

 

« Ici, les enfants ont été "ratés" en termes d’éducation. On leur a appris la version américaine de l’histoire, où tout est chamboulé. Nous allons régler ce problème. » Igor Kastyukevitch, membre du Présidium du Conseil Général de Russie Unie.

 

L’enquête qui vient d’être transmise à la Cour pénale internationale documente la mise en place de dispositifs d’éducation militaro-patriotique dans les territoires occupés, dès leur annexion en octobre 2022. Ces dispositifs et programmes, qui font appel à la "Yunarmiya" mais aussi à une kyrielle de "clubs militaro-patriotiques" et autres mouvements de jeunesse dont certains sont liés à l’Église orthodoxe russe, sont placés en décembre 2022 sous la supervision d’Igor Kastyukevitch, membre du Présidium du Conseil Général de Russie Unie, où il est "responsable jeunesse".

Le 8 mai 2023, Igor Kastyukevitch (à gauche sur la photo) annonce fièrement sur son compte Telegram : « Avec l'aide de Russie Unie,

un jeu sportif militaire, "Zarnitsa", a été organisé dans la région de Kherson. Les participants à "Zarnitsa" ont participé au montage

et au démontage d'une mitrailleuse, à l'entraînement en formation, à la mise en place d'un masque à gaz, à la gymnastique de force,

à la course, au lancement d'une grenade, et ont rempli les tâches du quiz historique. (…) Il est très agréable que sur le territoire de la région de Kherson naissent des mouvements patriotiques, que des événements sportifs militaires soient organisés et que les enfants y participent

le plus activement. J'ai remis un prix spécial (ma casquette) au plus jeune participant du jeu militaro-patriotique "Zarnitsa". Il a 13 ans. »

 

Né en 1956, Igor Kastyukevitch a été formé à l’Institut militaire de Saratov de la garde nationale de la fédération de Russie. Nommé en 2017 chef du département des projets de la jeunesse du Front populaire panrusse, il est ensuite élu député à la Douma en 2021 avant d’être propulsé député de la région de Kherson après son annexion, en octobre 2022. A ce titre, avec un groupe de travail rattaché à Russie Unie, il élabore en avril 2023 un programme unifié « de préparation au service militaire et à l’éducation militaro-patriotique », qui doit s’appliquer dès le plus jeune âge. Le 3 mai 2023, il annonce le lancement d’un programme intitulé "Mowgli", conçu pour les enfants âgés de 3 à 7 ans. « L'amour pour la patrie doit être cultivé non pas dès l'école, mais bien plus tôt », indique-t-il. Et il ajoute : « Ici, les enfants ont été "ratés" en termes d’éducation. On leur a appris la version américaine de l’histoire, où tout est chamboulé. Nous allons régler ce problème. »


Dans l’enquête de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et de Russie-Libertés, le nom d’Igor Kastyukevitch apparaît dans plus de 300 "pièces à conviction". La Cour pénale internationale ne devrait pas avoir trop de mal à l’inculper : dans plusieurs vidéos, on le voit diriger en personne des enlèvements d’enfants dans des orphelinats de Kherson.


Début mars 2022, "Jeune Garde de Russie Unie", présidé par Anton Demidov (photo de gauche) ouvre un bureau de représentation

dans la "République de Donetsk" (photo de droite). Quelques jours plus tôt, le 20 février 2022, soit 4 jours avant le début de l'invasion russe en Ukraine, Vladimir Poutine prononce un discours à l'ouverture du congrès de l'organisation : "L'organisation publique Jeune Garde de Russie Unie (YGER) s'est révélée être une force efficace au fil des ans, ses membres ne sont pas seulement devenus des volontaires,

mais ils luttent également contre le néonazisme"...


Des premières déportations d’enfants, avant même le début de l’invasion russe, à leur actuelle "rééducation" patriotique et militaire dans les régions annexées, on retrouve partout la patte du parti Russie Unie, de son organisation de jeunesse, Jeune Garde, et d’autres satellites, comme le Front populaire panrusse (en russe : Общероссийский народный фронт, Obchtcherossiski narodni front), un mouvement mis en place en 2011 par Vladimir Poutine, alors Premier ministre, dans le but de fournir « de nouvelles idées, de nouvelles suggestions et de nouveaux visages » au parti au pouvoir. Le déploiement méthodique de soi-disant « missions humanitaires » dans les territoires occupés a sans doute été le point d’orgue d’une organisation parfaitement rodée, qui a mobilisé de multiples acteurs. L’enquête qui vient d’être transmise à la Cour pénale internationale montre que, loin d’être laissée au hasard des circonstances, et en complément des opérations militaires, cette vaste opération de « russification » a été minutieusement planifiée et mise en œuvre.

 

Pour l’avocat Emmanuel Daoud, « tout a été organisé et planifié dans le but évident de "russifier" les enfants ukrainiens afin qu'ils perdent tout lien avec leur pays, leur famille, leur histoire et même leur spiritualité. Cela s'appelle un crime de guerre, un crime contre l'humanité. Lorsque des enfants sont attaqués, on change leur état civil, on organise leur déplacement, puis on les rééduque par des programmes d'endoctrinement... ». Sous couvert de missions humanitaires et autres réhabilitations médicales, l’intention génocidaire est patente, soulignée ad nauseam par les déclarations des membres de Russie Unie, qui répètent sans cesse que « "l'Ukraine n'existe pas", que les Ukrainiens "font partie de la Russie" et que "la terre ukrainienne est russe". »


« Il faut procéder à un nettoyage total. (...) La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. » Timofeï Sergueitsev, avril 2022

L’idéologue Timofeï Sergueitsev, propagandiste de la notion de « dénazification de l’Ukraine » dans une tribune publiée tout début avril 2022 par l’agence RIA Novosti, que nous avions traduite sous le titre "Le Mein Kampf de Poutine" (ICI), annonçait on ne peut plus clairement cette intention génocidaire. « Il faut procéder à un nettoyage total », écrivait-il alors, et ne pas hésiter à éliminer « une partie importante des masses populaires qui sont des nazis passifs ». « La dénazification sera inévitablement une désukrainisation », précisait-il, en ajoutant que « la dénazification de l'Ukraine est aussi son inévitable déseuropéanisation. (…) Pour atteindre les objectifs de dénazification, il est nécessaire de soutenir la population, de la faire passer en Russie. » Et concernant les enfants, il disait enfin : « La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. »


A l’époque de cette tribune de Sergueitsev, certains ont voulu en minimiser la portée : bien que publiée par une agence russe officielle, c’était là l’œuvre d’un fou, d’un idéologue de second rang qui ne saurait représenter la pensée du Kremlin. Sauf que deux ans et demi plus tard, ce programme génocidaire a commencé à être mis en œuvre dans les régions occupées puis annexées par la Russie, et on retrouve peu ou prou les mêmes éléments de vocabulaire chez les cadres de Russie Unie, le parti de Poutine. Mais il y a une chose à laquelle Sergueitsev n’avait pas pensé : c’est que ce programme génocidaire serait conduit sous l’apparat de missions "humanitaires".


Les principaux responsables d'un programme génocidaire


Parmi la trentaine de noms épinglés par l’enquête transmise à la Cour pénale internationale, on trouve en bonne place ceux d’Anna Kuznetsova, d’Igor Kastukevich et d’Andreï Turchak, trois figures majeures de Russie Unie déjà citées dans cet article. A leurs côtés, on trouve le gouverneur de la région de Moscou, Andrey Vorobyov ; et tous les coordinateurs Russie Unie des territoires annexés ; Sergueï Kirienko, chef adjoint de l'administration présidentielle russe ; Sergei Akysonov, chef de la Crimée occupée ; Anton Demidov, président de Jeune Garde Russie Unie ; mais aussi Elena Milskaya, présidente d’une fondation caritative, assistante du milliardaire ultranationaliste Kostantin Malofeev à la Fondation Saint Basile le Grand, et… épouse du ministre des situations d'urgence et ancien garde du corps de Poutine, Alexandre Kurenkov, qui a elle-même adopté une fillette qu’elle était allée en personne "sélectionner" à Kherson, etc.

 

Un jour ou l’autre, cette brochette de criminels, zélés serviteurs d’un régime totalitaire, devraient rejoindre Poutine et Lvova-Belova sur les bancs de la Cour pénale internationale à La Haye. Toutefois, il n’y a pas que la CPI. Avocate auprès du Regional Center for Human Rights, Kateryna Rashevska estime ainsi que « le potentiel du système des Nations unies peut être utilisé. Il s'agit notamment des comités pour l'élimination de la discrimination raciale, et nous disposons déjà de décisions préliminaires de la Cour internationale de justice concernant des violations de la convention pertinente. Nous pouvons essayer de déposer des plaintes individuelles auprès du comité lui-même. Il s'agit également du Comité pour la prévention de la torture. » Elle évoque aussi la convention sur la prévention du crime de génocide, tout en reconnaissant que « la justice au niveau international ne s'obtient pas en un an ou deux. Malheureusement, il faut parfois même une décennie pour punir tous les criminels ».

 

En attendant, les tribunaux ukrainiens ne sont pas en reste. En septembre dernier, le procureur général Andriy Kostin a déclaré qu’environ 4.000 crimes commis par les occupants russes contre des enfants avaient été enregistrés en Ukraine, pour la plupart dans les régions de Louhansk, de Donetsk et de Kherson. Actes de torture et violences sexuelles font partie de ces crimes. Il n’est pas toujours aisé d’en retrouver les auteurs, mais par exemple, le tribunal du district de Prymorskyi à Odessa a d’ores et déjà condamné à 11 ans de prison un militaire russe coupable d'avoir violé une femme dans la région de Kherson, sous les yeux de son jeune fils… Les juges ukrainiens n’ont pas bien saisi : il s’agissait sans doute là d’une action "humanitaire" pour contribuer à la "dénazification" de l’Ukraine vantée par Sergueïtsev et méthodiquement mise en œuvre par les grands humanistes de Russie Unie…


Jean-Marc Adolphe


NOTES

(1). Près du tiers de la population ukrainienne a été contrainte de fuir son domicile. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR), pas moins de 6,168 millions de réfugiés ukrainiens ont été enregistrés à travers l’Europe fin juillet 2024.  571 000 autres Ukrainiens sont exilés hors de l’Europe, portant le total de cette communauté dans le monde à 6,74 millions de personnes.  3,7 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, selon les Nations Unies.


(2). En matière de désinformation et de propagande à partir de fake news, un premier sommet avait été atteint dès le mois de juillet 2014. La chaîne de télévision publique russe Pervy Kanal et Russia Today avaient diffusé un reportage selon lequel l'armée ukrainienne aurait crucifié un enfant de 3 ans devant sa mère, à Sloviansk, lors de la guerre du Donbass. Le reportage présentait l'interview d'une personne nommée Galina Pychniak, prétendument originaire de l'est de l'Ukraine et réfugiée en Russie. Elle y affirmait avoir vu les forces ukrainiennes rassembler les habitants sur la place Lénine de Sloviansk, puis crucifier un enfant de 3 ans. Russia Today avait renchéri en affirmant que « des escadrons de la mort exécutent les hommes de moins de 35 ans, crucifient des bébés et forcent leurs mères à regarder », et l’ultra-nationaliste Alexandre Douguine ajoutait que « à Sloviansk, il y a un génocide de la population civile ». Galina Pychniak a ultérieurement été identifiée par des médias indépendants comme une figurante travaillant pour la télévision russe. Pour Anna Colin Lebedev, chercheuse à l'EHESS, dans la mesure où la télévision constitue encore la principale source d'information en Russie, « des reportages de ce type ont semé l’effroi et durablement affecté les esprits. »


(3). Une étude de l’ONG Centre for Civic Education “Almenda”, citée dans le rapport transmis à la CPI, révèle que « les autorités de Crimée proposent 325 structures d’accueil pour mineurs, dont 46 camps de séjour prolongé. Il semble que ces derniers aient accueilli 55.400 mineurs de diverses régions de Russie, y compris des territoires ukrainiens annexés, durant les vacances d’été 2023 ».


PIÈCES JOINTES (PDF)


Synthèse de l’enquête des associations "Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre" et "Russie Libertés", transmise à la Cour pénale internationale en septembre 2024, 38 pages.



Rapport de de l’ONG Centre for Civic Education “Almenda” sur les camps de « récréation » en Crimée, 47 pages, en anglais, octobre 2023.



LIENS


Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre : www.pourlukraine.com


Russie-Libertés : https://russie-libertes.org/


 

Les humanités, ce n'est pas pareil. Aucun média n'a suivi et documenté avec autant d'assiduité, depuis avril 2022, les déportations d'enfants ukrainiens en Russie. En relayant aujourd'hui la nouvelle enquête qui vient d'être transmise à la Cour pénale internationale, ce travail se poursuit, dans des conditions encore fort précaires. Dons et abonnements ICI

1 comentario


Bonjour, le Qatar sans doute car une grosse partie de la fortune des "Volontaires du Donbass" pro-vp depuis 2014, s'y trouve que le gouverneur de....(je dois retrouver mes sources...!) qui fait voyager les enfants et adultes regroupés à Taganrog par train entier jusque chez lui... et quotidien du fait des AR avec le Qatar, le créateur de Telegram qui s'avèrerait pas si opposant que cela a mis tous ses avoirs au Qatar...pour la pointe de l'Iceberg!


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