Caricature du président colombien Ivan Duque.
Ce mardi 20 juillet, la Colombie est sous haute-tension. En ce jour de fête de l'Indépendance, qui marque en outre l'ouverture d'une nouvelle session législative, d'immenses manifestations sont prévues dans tout le pays. Plus de 8.000 policiers et militaires sont déployés dans la capitale, Bogota, afin de "contenir" un vaste mouvement social que le président Ivan Duque continue de criminaliser, en diffusant à l'envi de fausses informations.
SCOOP. Le mouvement Nuit Debout, en 2016, a été fomenté par les services secrets russes, sur ordre de Vladimir Poutine, pour déstabiliser la politique française et permettre l’élection d’Emmanuel Macron. Et la jacquerie des Gilets jaunes a été pilotée et financée par Cuba, avec la complicité de Jean-Luc Mélenchon et le soutien logistique de groupes dissidents de l’ex- FLNC (Front de libération nationale de la Corse) et des branches françaises d’Al-Qaida et d’Extinction Rébellion.
Fadaises, calembredaines, fake news ? Evidement. En France, même les plus complotistes des complotistes n’iraient jusqu’à donner crédit à d’aussi fumeuses théories. En Colombie, c’est pourtant un tel registre qu’utilise peu ou prou le président Ivan Duque, avec une remarquable constance depuis trois mois, pour discréditer l’immense mouvement de protestation sociale (Paro nacional) qui a pris forme depuis le 28 avril. Les manifestants seraient nécessairement instrumentalisés depuis le Venezuela, avec le concours de l’opposition colombienne et des « groupes criminels » liés à l’ex-guérilla des FARC et au narcotrafic.
Dans un pays où, en trente ans, entre 1980 et 2010, six millions de personnes ont été « déplacées » de terres qui ont leur été spoliées (pour le plus grand bénéfice de multinationales sans foi ni loi, aidées par des groupes paramilitaires et parfois par l’armée, lire ICI), le « travail informel » (petits boulots non déclarés, et n’ouvrant à aucun droit) demeure l’unique moyen de subsistance de centaines de milliers de familles. La crise sanitaire liée au Covid s’est doublée, en Colombie, d’une crise sociale majeure : une grande partie de la population arrive à peine à manger à sa faim. 21 millions de Colombiens vient dans la pauvreté, et plus de 7 millions dans l’extrême pauvreté. C’est dans ce contexte déjà éprouvant que le président colombien d’extrême-droite Ivan Duque a voulu instaurer une réforme fiscale qui aurait contribué à considérablement augmenter le prix de certains produits de première nécessité.
Pendant que son pays s’enfonce dans la pauvreté, le président colombien Ivan Duque tente de criminaliser le mouvement social, qualifié de « vandalisme terroriste ». Photomontage : Revolucion Pensante.
Ce projet de réforme a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase du mécontentement. Le 28 avril, à l’enseigne du Paro nacional, les rues de Bogota, de Cali, et de toutes les villes du pays ont connu d’énormes manifestations. Et contrairement à de précédents mouvements de grève, la protestation n’a pas reflué les jours suivants. Très vite, dès le 2 mai, sur ordre implicite de l’ex-président Alvaro Uribe (assigné à résidence pour des faits de corruption), la police anti-émeutes (ESMAD) a réprimé avec une violence inouïe (une quinzaine de morts dans la seule ville de Cali, « capitale de la résistance ») un mouvement social que l’actuel président Ivan Duque a d’emblée qualifié de « vandalisme terroriste ».
Le retrait précipité de la réforme contestée et la démission du ministre qui en était responsable n’ont pas suffi à désamorcer la contestation. Et en voulant terroriser la population par le déchaînement de violence policière, Ivan Duque a produit l’effet inverse. Il faut dire que cette politique de la terreur, si elle a été abondamment utilisée par le gouvernement d’Alvaro Uribe de 2002 à 2010 pour maintenir un régime de peur et étouffer les velléités revendicatrices (assassinats de leaders sociaux, indigènes, environnementaux), s’appliquait loin des regards, dans des régions excentrées dont les ressources minières aiguisaient l’appétit des multinationales, au grand dam des communautés indigènes qui, depuis plus de 70 ans, luttent pour le droit à la terre. Aujourd’hui déployées en milieu urbain, au vu et au su de tous, abondamment filmées et diffusées sur les réseaux sociaux, les violences policières, avec une brutalité empruntée aux techniques de la « lutte anti-guérilla », n’ont fait qu’accentuer la colère de la population, en particulier d’une jeunesse privée d’avenir, qui n’a plus rien à perdre.
Fresque murale à Cali. Photo : DR.
Que demandent cette population, cette jeunesse, de si extravagant ? Un minimum de justice sociale, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à un avenir digne de ce nom, et la fin de la corruption qui mine l’économie d’un pays dont les ressources sont considérables. Depuis trois mois que le mouvement social tient le pavé, le gouvernement d’Ivan Duque n’a cédé sur rien, ne proposant aucune piste sérieuse de négociation avec le Comité national de grève. Pire : le président colombien a profité d’une suspension des blocages routiers, décidée par ce même comité de grève, pour annoncer une nouvelle loi anti-émeutes, qui va permettre de durcir davantage encore la répression des manifestations, au mépris des conclusions -accablantes- et des recommandations d’un récent rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Cette loi répressive va être examinée au Parlement colombien à partir du 20 juillet, en même temps… qu’une nouvelle mouture de la réforme fiscale rejetée voici trois mois. Le Président Ivan Duque voudrait jeter de l’huile sur le feu déjà bouillant qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Ce mardi 20 juillet s’ouvre en effet en Colombie une nouvelle séance législative, la dernière du mandat d’Ivan Duque avant la prochaine élection présidentielle (en 2022). A cette occasion, la Présidence du Congrès devrait revenir à une jeune parlementaire du parti d’Alvaro Uribe : Jennifer Arias qui, entre autres faits d’armes, a recruté pour la dernière campagne d’Uribe et Duque des pilotes liés au narcotrafic. (Lire ICI). Ambiance, ambiance…
L’artillerie de la désinformation
Ce même 20 juillet, enfin, est aussi jour de fête de l’Indépendance en Colombie. Cette année, pourtant, les traditionnels défilés militaires sont supprimés. Seul sera maintenu un événement symbolique, retransmis sur les réseaux sociaux depuis l’enceinte de l’École militaire José María Córdova. Tout un symbole ! En effet, l’armée et la police seront massivement déployées dans les grandes villes du pays, principalement à Bogota et Cali, pour « contenir » des manifestations qui devraient connaître une ampleur exceptionnelle.
« Nous ne laisserons pas la criminalité s’attaquer à la démocratie », a déclaré, martial, le ministre de la Défense, Diego Molano : « Notre police disposera de tous les moyens nécessaires pour capturer et poursuivre les responsables d’actes qui affectent les biens publics et privés du pays. » Dans la capitale, Bogota, seront ainsi déployées plus de 6.000 policiers et 2.800 militaires.
Mingas indigenas rejoignant l’Assemblée nationale populaire, le 18 juillet à Cali.
Depuis vendredi soir, Cali est entièrement bouclée : des bus conduisant des communautés indigènes, ainsi que des délégations d’associations de droits de l’homme, se sont ainsi vu interdire l’accès à une Assemblée nationale populaire, qui se tenait dimanche 18 juillet à l’Université du Valle.
Et dans un exercice qu’il affectionne, le gouvernement d’Ivan Duque, avec le relais de certains médias pro-gouvernementaux, a d’ores et déjà sorti l’artillerie de la désinformation, continuant à enfoncer le clou d’un «complot» orchestré par le Venezuela avec des groupes de guérilla et des narcotraficants…
Jeudi dernier, le général Jorge Luis Vargas (photo ci-contre), chef de la police nationale colombienne, a affirmé disposer de « preuves évidentes » que la guérilla planifiait des « actes de terrorisme » lors des prochaines manifestations antigouvernementales. De son côté, le général Eliecer Camacho, chef de la police de Bogota, a affirmé, sur la foi de « renseignements », que des groupes de jeunes de la « Primera Linea » se livraient à des exercices de tir, et avaient rançonné commerçants et transports publics pour se financer. Parmi d’autres accusations complaisamment distillées, on peut lire que les dirigeants de l’ELN (Ejército de Liberación Nacional, soit Armée de Libération nationale, considérée comme la dernière guérilla de Colombie et qui ne compterait, selon des observateurs indépendants, que 2.300 combattants disséminés dans tout le pays) se seraient réunis jeudi dernier pour peaufiner des actions terroristes lors des manifestations du 20 juillet. La police prétend même savoir qui serait le principal acteur de ce complot : « un individu identifié sous le pseudonyme de J.J. » (on admire la précision !). Enfin, cela varie. Selon d’autres sources, c’est un certain « Marcos Pacifico » (encore un pseudonyme, jamais apparu auparavant) qui aurait coordonné une livraison d’armes aux groupes de Primera Linea à Cali, et leur aurait en outre remis la coquette somme de 400 millions de pesos (environ 90.000 €), dès le 28 avril, pour « alimenter le vandalisme. » Un autre jour, c’est un supposé « Fabian », cadre de l’ELN, qui aurait été arrêté, la police ayant opportunément trouvé en sa possession «des instructions du commandement central de l'ELN pour influencer les actes de vandalisme dans certaines villes colombiennes.»
Pourtant, comme l’écrit le journaliste indépendant Adriaan Alsema, rédacteur en chef de l’excellent site Colombia Reports, « ni le président Duque, ni son ministre de la Défense, ni le chef de la police, n’ont jamais apporté la moindre preuve tangible qui pourrait étayer leurs théories du complot. » Mais c’est ainsi, sous couvert d’affirmations fallacieuses qui lui permettent de criminaliser le mouvement social, qu’Ivan Duque justifie les violences policières qui ont déjà fait plus de 80 morts et de nombreuses victimes. Le « vandalisme terroriste » menacerait la démocratie ? Quelle démocratie ? En refusant toute forme de négociation, en n’ayant que mépris pour les plus élémentaires demandes de justice sociale, le président colombien est le premier à violer les règles d’un État de droit, le premier à bafouer la démocratie. Pour protéger quels intérêts ? En Colombie, la signature de l’accord de paix avec les FARC, en 2016, avait fait naître d’énormes espoirs…, sauf chez les multinationales qui pillent le pays depuis des décennies, avec le concours d’une classe politique corrompue, et qui craignaient de perdre certaines de leurs « prérogatives ».
Le colonel Publio Hernán Mejía, ex-commandant du bataillon La Popa, aujourd’hui accusé d’avoir assassiné
127 civils faussement qualifiés de « terroristes » entre 2002 et 2005.
Sur instruction de l’ex-président Alvaro Uribe, qui n’a jamais digéré la signature de l’accord de paix en 2016 (sous la présidence de son ex-ministre de la Défense, Juan Manuel Santos), le gouvernement d’Ivan Duque n’a cessé d’entraver son contenu : il est vrai qu’alors candidat à l’élection présidentielle, il avait déclaré vouloir purement et simplement « déchirer » cet accord soutenu par l’ONU et qui a permis le désarmement de près de 7.000 guérilleros des FARC. Duque a notamment voulu modifier certains des articles qui régulent la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP, Jurisdicción Especial para la Paz). On comprend aisément pourquoi. Les premiers dossiers instruits par cette juridiction mettent à mal la fable entretenue par Alvaro Uribe d’une guerre menée par l’État contre les « terroristes » des guérillas. Le 6 juillet dernier, 11 soldats, dont un général, ont été inculpés pour le meurtre et la disparition d'au moins 120 civils à Catatumbo. La dernière instruction en date s’est conclue, jeudi 15 juillet, par l’inculpation de 15 autres militaires du bataillon La Popa, pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Ces militaires sont déclarés coupables d’avoir exécuté 127 personnes, entre le 9 janvier 2002 et le 9 juillet 2005, dans les départements de Cesar et de La Guajira, dans le nord du pays. Les personnes assassinées n’étaient en rien des guérilleros, mais des civils innocents, pour la plupart membres des communautés indigènes Wiwa et Kankuamo, victimes d’exécutions extrajudiciaires, qualifiées de « falsos positivos ». Entre 2002 et 2008, sous le gouvernement Uribe, il y eut ainsi, selon un avis de la Juridiction spéciale pour la Paix, 6.402 victimes de la même politique meurtrière.
La connaissance de ces faits n’est pas nouvelle : en janvier 2009, un document déclassifié de la CIA, publié par la National Security Archive (association à but non lucratif américaine fondée en 1985, qui publie sur Internet des documents déclassifiés de la CIA obtenus en vertu du Freedom of Information Act), a révélé que les liens entre l'armée et les groupes paramilitaires étaient connus du gouvernement américain dès 1994 et que le sujet des « falsos positivos » était une pratique courante au sein de l'armée colombienne. Comme l’écrit l’excellent site de la revue Cerosetenta, affiliée à l’Université des Andes, et animée par une équipe de jeunes journalistes, il devient de plus en plus difficile, au fur et à mesure des investigations, de soutenir que ces crimes furent le fait de quelques « brebis galeuses » au sein de l’armée, mais bien qu’ils « répondaient à une politique nationale dont les responsables se trouvaient aux plus hauts niveaux militaires et civils. » Ce que vient de confirmer dans une déclaration à la presse Eduardo Cifuentes, président de la Juridiction spéciale pour la paix : « dans ces unités militaires étaient enkystés des organes de pouvoir ; les politiques qui y ont été exécutées étaient délibérément autorisées par la force publique. » Autorisées, voire dictées ?
Yeisi Campos, présidente d’un conseil communautaire dans la région du Cauca, assassinée mi-juillet.
Ivan Duque, ultime représentant de l’uribisme, est l’héritier direct de ce système criminel. On ne s’étonnera donc pas que, sous sa présidence, depuis 2018, avec la remise en cause de l’accord de paix en toile de fond, les assassinats de civils, leaders sociaux ou environnementaux, militant.e.s de la cause indigène, ont repris de plus belle. Un rapport de l’ONG Somos Defensores, publié en 2020, donne idée de l’ampleur de la violence contre les activistes et les défenseurs des droits de l’homme. En 2010 avaient été enregistrés 174 cas d'agressions contre des leaders sociaux, dont 32 meurtres. Dix ans plus tard, sous la présidence de Duque, ont été recensés pour la seule année 2020, 844 cas de violence, dont 124 meurtres. Et l’année en cours semble bien partie pour dépasser ce sinistre record. Dernier assassinat en date : celui de Yeisi Campos, 37 ans, présidente du Conseil communautaire de La Fortaleza, dans la région du Cauca, dont le corps a été retrouvé criblé de balles le 14 juillet, quelques jours après qu’ait été signalée sa disparition. Elle est la 93ème victime à venir gonfler la liste des « leaders sociaux » assassinés depuis le début de l’année. Là, on pourrait véritablement parler de “complot”, mais celui-ci ne trouble guère Ivan Duque. Pire : à une organisation de défense des droits de l’homme qui reprochait à l’État colombien de ne pas faire grand-chose pour protéger les leaders sociaux menacés, Duque avait répondu avec un épouvantable cynisme que c’était impossible : « ils sont trop nombreux » avait-il commenté !
Une violence systématique
« Cette violence est de nature systématique à l'égard des leaders visés », écrivent l’avocat Rodrigo Uprimny-Yepes, membre de la Commission Internationale des juristes et du Comité des Nations-unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, et Laetitia Braconnier-Moreno, avocate, co-présidente de la commission «justice transitionnelle» de l’Association des juristes franco-colombiens, dans un article fort documenté mis en ligne en mars 2021 : « Il existe ainsi des similitudes entre leurs revendications : nombre d’entre eux cherchent l'application territoriale de l'Accord de paix, et en particulier la substitution des cultures illicites par d’autres opportunités pour les paysans dans le cadre du Programme national intégral de substitution des cultures illicites (PNIS) et la formulation des Plans de développement avec approche territoriale (PDET) ; d’autres sont impliqués dans les procédures de restitution des terres spoliées au cours du conflit ; d’autres, enfin, dénoncent la présence d’acteurs armés et le recrutement d’enfants et d’adolescents dans les périphéries des villes et les zones rurales – principales zones affectées, avec une forte concentration dans les départements du Cauca et d'Antioquia. La plupart de ces leaders entretiennent un lien étroit avec leur territoire, en particulier ceux qui agissent pour la garantie des droits territoriaux des peuples autochtones et afro-colombiens, et pour la préservation des ressources naturelles. » Si l’article de Rodrigo Uprimny-Yepes et Laetitia Braconnier-Moreno porte sur la violence dirigée contre les leaders sociaux, leur analyse s’applique aussi, précisent-ils, « à la terrible violence exercée contre les ex-guérilleros des ex-FARC qui se sont démobilisés. Cette violence est d´une ampleur tout aussi inacceptable : plus de 240 d’entre eux ont été assassinés entre la signature de l´Accord de paix (novembre 2016) et la fin de l’année 2020. »
Maritza Isabel Quiroz Leiva, 60 ans, assassinée dans la Sierra Nevada de Santa Marta, le 6 janvier 2019.
Les « leaders sociaux » sont parfois de simples campesinos. La photojournaliste Emilienne Malfatto, ancienne collaboratrice de l’AFP, Prix Goncourt du premier roman en 2021 pour Que sur toi se lamente le Tigre, a publié tout récemment une passionnante enquête (Les Serpents viendront pour toi, éditions des Arènes, juin 2021) sur l’assassinat de Maritza Isabel Quiroz Leiva, au début de l’année 2019 dans la Sierra Nevada de Santa Marta. « Maritza était membre de la table ronde des victimes de violence à Santa Marta et dirigeait le groupe représentant les femmes de descendance africaine qui avaient été déplacées de force. Elle avait reçu des menaces en 2018 et la Cour constitutionnelle avait demandé qu’elle soit protégée. Sans effet, comme c’est presque toujours le cas », écrit Élisabeth Schneiter sur le site de Reporterre. « Pour comprendre la mécanique violente qui a englouti Maritza, Emilienne Malfatto est partie à la recherche des témoins de sa vie. Elle décrit l’indifférence de la police, l’indolence de l’administration, la violence des paramilitaires et des narcotrafiquants et la force de ceux qui, comme Maritza, luttent car ils continuent de croire en la possibilité d’une justice. (…) Peu à peu elle reconstitue l’histoire : comment Maritza et Álvaro, son mari, ont été chassés une première fois de leur ferme par des groupes armés et sont partis, avec leurs enfants, très haut dans la Sierra, dans une nouvelle ferme isolée où ils sont repartis à zéro, sur un territoire que se disputent les Farc et les paramilitaires. C’est là qu’Álvaro sera assassiné en juin 2004, sans que l’on sache pourquoi. Maritza devra repartir seule avec ses enfants, sans rien, comme les nombreux « déplacés internes » du pays. Elle raconte comment ils ont vécu de charité, et comment Maritza a réussi à obtenir l’attribution d’une nouvelle ferme dans le cadre de l’accord de paix de 2016 entre le gouvernement et les anciennes Farc. La ferme où elle a été abattue, quinze ans après Álvaro, par des tueurs à gages. »
Opération anti-drogue à Tumaco, en Colombie, le 30 décembre 2020.
La plupart du temps, ces assassinats de leaders sociaux (dont les auteurs ne sont quasiment jamais retrouvés) sont attribués par le gouvernement colombien, sans la moindre preuve, à des guérilleros liés au narcotrafic, ou en tout cas au trafic de cocaïne. On ne va pas nier que le narcotrafic reste une plaie en Colombie, où progressent certains cartels mexicains. Le gouvernement met toutefois beaucoup moins d’empressement à pourchasser ces criminels-là que les supposés « vandales » du mouvement de protestation sociale. Il y a là une immense hypocrisie : la Colombie reçoit des aides considérables des États-Unis, de l’Union européenne et des puissances occidentales (France y compris, qui assure dans le cadre d’un accord de coopération une aide politique et militaire au régime d’Ivan Duque) au motif essentiel de la lutte contre la drogue. Outre que les liens entre le clan Uribe, qui tient les ficelles du pouvoir, et le narcotrafic sont avérés depuis longtemps, les chiffres actuels parlent d’eux-mêmes. Alors que le président Duque prétend éradiquer la culture de la coca, à coups de fumigations de glyphosate par voie aérienne (qui ont surtout le « mérite » de détruire les écosystèmes où vivent les communautés indigènes), sous son règne, en 2020, la culture de la coca a encore augmenté de 33.000 hectares pour atteindre 245.000 hectares.
Le plan de substitution national de cultures de coca, contenu dans l’accord de paix de 2016, est quasiment à l’arrêt, « et les milliers de familles qui y ont souscrit dans tout le pays sont plongées dans l’incertitude », écrivait Pascale Mariani en septembre 2018 dans un excellent reportage pour France 24 dans la région du Catatumbo, frontalière du Venezuela : « Tous les cultivateurs de coca voudraient cultiver autre chose que cette plante maudite qui n’attire que les conflits et la violence. Ils dénoncent l’abandon de l’État : ces régions sont de vastes zones sans routes, sans électricité, sans écoles ni postes de santé, et livrées aux groupes armés. Souvent la présence de l’État n’est que militaire. Faute d’infrastructures, les autres cultures vivrières ne sont pas rentables. Le prix du transport pour aller vendre ces cultures au marché le plus proche, à des heures de route, est la plupart du temps supérieur au prix de vente. »
L’industrie de la cocaïne reste donc florissante en Colombie, avec la bénédiction des autorités. Car la poudre blanche dissimule une autre industrie, bien plus juteuse, celle des minerais dont regorge le pays. Voyons : 245.000 hectares, ce n’est quasiment rien au regard des 6,6 millions d’hectares qui ont été volés en 30 ans à leurs propriétaires, paysans ou communautés indigènes. Ce scandale-là, source de déforestation massive, donc en partie responsable du réchauffement climatique sur lequel l’Europe vient pleurer des larmes de crocodile après les inondations dévastatrices en Allemagne et Belgique ; à part les communautés indigènes et certaines ONG, comme celle qui viennent d’assigner en justice, en France, le Groupe Casino, il n’y a pas grand monde pour en parler…
Dans un combat à armes inégales, les communautés indigènes sont en « première ligne » contre l’écocide perpétré en Colombie. A armes inégales : le gouvernement colombien est puissamment soutenu par des pays comme la France au motif, là aussi fallacieux, de la lutte contre le réchauffement climatique et pour la préservation de la biodiversité. Une fake news de plus. Cette gentille fable pour bisounours peu regardants vient d’être étrillée par une étude publiée récemment dans la prestigieuse revue Science. Les 12 scientifiques qui cosignent cette étude affirment que « les décisions du gouvernement colombien et la non-application de l'accord de paix mettent en danger d'importants écosystèmes ». Ils pointent notamment le refus, par l’actuel gouvernement colombien, de ratifier l’Accord d'Escazù, un traité international signé par 24 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, qui concerne les droits d'accès à l'information sur l'environnement, la participation du public à la prise de décision environnementale, la justice environnementale et un environnement sain et durable pour les générations actuelles et futures.
« Un environnement sain et durable pour les générations actuelles et futures » ? C’en est visiblement trop demander à la clique corrompue et criminelle qui tient le pouvoir en Colombie grâce à l’indéfectible soutien des puissances occidentales. Le « conflit armé », qui a causé la mort de 266.000 personnes et a engendré près de 8 millions de victimes, n’a duré aussi longtemps (sept décennies !) que parce que ces mêmes puissances occidentales y avaient intérêt, pour piller en toute impunité un pays qui est le second sur la planète en termes de biodiversité. Mais en ce début de 21ème siècle, quelque chose a muté, dont témoignent l’actuel mouvement de protestation sociale et l’implication particulièrement vive de la jeunesse. Comme l’écrit l’association CCFD-Terre solidaire : « l’excuse du confit armé n’est plus tolérée par la jeunesse qui rejette ce climat de peur et de violence. Celle-ci veut des réformes de profondeur qui garantissent l’exercice de la mobilisation démocratique, le maintien de la paix et la protection des leaders sociaux et des défenseurs de l’environnement, toujours pris pour cibles dans les territoires ruraux. »
Qui est-elle, cette ligne de front / Primera Linea qui, depuis le premier jour, s’affronte aux forces répressives du gouvernement colombien et, depuis les « points de résistance » qu’ils ont érigés, tiennent la dragée haute aux Robocop de la police anti-émeutes, avec des boucliers de fortune, en bois ou confectionnés à partir de vieux bidons ? Sans surprise, Ivan Duque les qualifie désormais de « groupes criminels ».
Même la très uribiste chaîne de télévision Caracol TV fait écho aux revendications de ces jeunes résistants : « Nous voulons des changements dans l'éducation, la santé, les transports. » Un article particulièrement fouillé est mis en ligne sur le site de l’excellente revue mensuelle la Marea : « Loin de disparaître, l'agitation sociale s'est déplacée vers les lieux où elle a acquis le plus de force : les quartiers populaires. C'est là que vivent la plupart des jeunes qui ont résisté aux abus de la police. » L’article cite une jeune manifestante, Simona, qui a rejoint un groupe de la Premiera linea « parce qu'elle a vu en eux une étincelle d'espoir, de dignité, de croyance qu'un pays meilleur peut être construit ». « La protection de la vie et le respect des droits de l'homme sont les valeurs qu'ils défendent. C'est la défense de ces slogans qui leur a valu le soutien de leurs communautés, qui les reconnaissent désormais comme des acteurs importants », ajoute l’article de Marea, qui cite encore la politologue Sofia Rico Tovar : « Leur principale demande [des jeunes de Primera Linea] est le travail, l'éducation, les opportunités, c'est tout ce qu'ils demandent et c'est pourquoi ils sont tués, criminalisés et persécutés. Mais ce que nous voyons, c'est que ce sont des jeunes qui ont beaucoup d'idéaux . (...) La grande majorité sont des gens qui n'ont pas trouvé d'espace pour se développer socialement. Certains ont pu suivre un enseignement universitaire, d'autres non, et la grande majorité n'a aucune possibilité d'emploi, ils sont totalement invisibles pour la société. (…) Avant d'être en première ligne, ils étaient invisibles. Maintenant, leurs communautés les soutiennent, les aiment, les aident. C'est très important, de ressentir cette reconnaissance quand on a été transparent pendant des années. »
Et si c’était d’abord cela, le mouvement social qui secoue la Colombie depuis près de trois mois ? Une révolution des Invisibles, de toutes celles et tous ceux, communautés indigènes, jeunesse des quartiers populaires, ont été stigmatisé.e.s et discriminé.e.s depuis des années, mis au ban de la société sous des qualificatifs de terrorisme, de vandalisme, de délinquance et de criminalité, cette même logorrhée dont le président Ivan Duque continue de faire propagande. Le Paro nacional a réuni dans un même geste de refus (trop, c’est trop) ces Invisibles qui s’ignoraient, et parfois se détestaient. Même les mouvements féministes et LGBT se retrouvent inclus, parfois même aux premières loges, d’un mouvement qui a pris conscience du patriarcat post-colonial qui tenait tout un pays sous un joug. « Somos mas » : nous sommes bien plus, a été l’un des premiers slogans de ralliement du mouvement de contestation.
On ignore de combien de cartouches dispose encore, dans ses casernements, la police de ce gouvernement criminel et corrompu. En face, il y a la poésie combative d’un peuple qui se réveille en tant que peuple, dans sa multitude et sa diversité. Et, comme l’écrivait Gabriel Celaya, « la poésie est une arme chargée de futur ».
Jean-Marc Adolphe, 20 juillet 2021.
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