
Composition produite par Midjourney, qui génère des images avec l’IA. Le prompt qui lui a donné naissance a été formulé par Benoît, participant à un atelier sur l'IA, le16 avril 2024 au Tiers-lieu M à Graulhet, en écho à la question « Et si l’avenir se mettait en grève ? : Chaque jour est un futur lendemain, si on refuse de le faire aujourd’hui, qui le fera demain ? »
UNE SÉRIE SUR L'IA / 02 Une résidence de journalisme, en 2023-2024, avec l'association Média-Tarn. Plusieurs ateliers, ludiques et instructifs, où il s'est agi de "tester" ChatGPT et autres outils d'IA générative. Même Jean Jaurès et Marguerite Yourcenar se sont prêtés au jeu, et on a commencé à implanter la culture du wasabi en Occitanie. Bluffant ! Et après ?
La culture du wasabi en Occitanie
On peut faire toute sortes de requêtes à l’IA : documenter le passé, inventer un scénario de science-fiction, créer une fake news… Mais l’IA est-elle vraiment une "source d’information" ?
Quel rapport entre Maria Callas, Fidel Castro et… le raifort ? A vrai dire, aucun, si ce n’est le 2 décembre : date de naissance de Maria Callas (en 1923) et d’accès au pouvoir de Fidel Castro à Cuba (en 1976). Quant au raifort… Wikipédia apprend que le 2 décembre correspond au 12 frimaire du calendrier révolutionnaire français, lequel avait été dénommé « jour du raifort ». Mais on ignore la raison pour laquelle cette plante, dont la racine est utilisée en condiment, comme substitut à la moutarde, eut droit à un tel honneur…
Éphémérides : au pluriel, ce mot qualifiait à l’origine des tables astronomiques qui donnaient pour chaque jour d’une année la position des astres. Au XVIIe siècle, le mot, mis au singulier (une éphéméride), vint à désigner une liste ou un ouvrage qui regroupe des événements qui se sont produits le même jour à différentes époques. La presse écrite a repris ce principe pour en faire rubrique, à la façon d’un agenda. On trouve encore trace de cette coutume journalistique (le plus souvent réduite aux dates de naissance ou de décès de célébrités) dans la presse quotidienne régionale, mais aussi sur le site internet du prestigieux New York Times, ou encore sur certains sites spécialisés en Histoire, et sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
Au FabLab d’Albi, c’est d’ailleurs à partir de Wikipédia que les participants à un premier atelier sur l’IA, le 2 décembre 2023, ont été invités à sélectionner un événement survenu un 2 décembre. De l’intronisation d’un nouveau calife à Cordoue il y a mille ans, en 1023, à l’envoi d’une mission spatiale pour réparer le télescope Hubble, le 2 décembre 1993 ; en passant par la signature d’une alliance entre la France, l’Autriche, le Royaume Uni et le royaume de Sardaigne le 2 décembre 1854 en pleine guerre de Crimée (1853-1856) ; le débarquement à Cuba de Fidel Castro et Che Guevarra, le 2 décembre 1956 ; ou encore la première transplantation cardiaque, le 2 décembre 1982 : on pourra trouver dans chacun de ces événements passés une résonance plus ou moins forte dans l’actualité.
Mais le journaliste n’est pas historien : pour rédiger une simple brève ou un article un peu plus développé, il va s’appuyer sur des sources existantes. C’est aussi ce que fait ChatGPT (sans citer ses sources). Avec une rapidité fulgurante, cet outil d’intelligence artificielle a conquis le grand public et s’est immiscé dans de nombreuses pratiques professionnelles ou privées. Les médias adoptent à son égard des attitudes opposées, inquiets quant au pillage de leurs contenus ou au contraire, signant des contrats d’utilisation avec OpenAI (la société qui a lancé ChatGPT).
A partir du repérage dans l’éphéméride du jour, l’atelier au FabLab d’Albi a eu pour premier objectif de tester les capacités de synthèse et de rédaction d’un outil comme ChatGPT. Le résultat a pu sembler bluffant, par exemple lorsqu’il s’est agi de demander, sur la réparation du télescope Hubble, un "article" de 300 mots destiné à un enfant de douze ans. Mais le plus souvent, les "informations" livrées par ChatGPT s’avèrent pour le moins approximatives ; une lacune masquée par un ton volontiers moralisateur, et riche en superlatifs, qui reflète notamment, quel que soit le sujet, une foi absolue dans le progrès technologique.
En plus des "éléments de langage", l’idéologie se cache parfois dans les détails. Par exemple, sur la mission spatiale chargée de réparer le télescope Hubble, la NASA est citée à plusieurs reprises, sans que ne soit mentionnée l’Agence spatiale européenne, associée à la conception du programme. Même travers lorsque fut demandé à un autre outil d’intelligence artificielle (Canva) d’illustrer par une image « l’article » de ChatGPT : sur le costume d’un astronaute, le blason de la NASA a été subrepticement remplacé par le drapeau américain…
Ces petits arrangements avec la vérité peuvent-ils devenir propagande ? La guerre de Crimée, qui a opposé de 1853 à 1856 l'Empire russe à une coalition formée de l'Empire ottoman, de l'Empire français, du Royaume-Uni et du royaume de Sardaigne, fait écho à la guerre lancée par Vladimir Poutine en Ukraine, après l’annexion de la Crimée en 2014. Pour Wikipédia, la guerre de Crimée, au XIXe siècle, est « provoquée par l’expansionnisme russe et la crainte de l’effondrement de l’Empire ottoman ». ChatGPT indique de son côté, de façon plus évasive, un conflit « impliquant un ensemble complexe d’acteurs internationaux et de dynamiques politiques », et fait ressortir, à propos du siège de Sébastopol, « la résilience des défenseurs russes ». Le diable se cache souvent dans les détails. Depuis lors, on a appris que les services de renseignement russes (mais aussi chinois, iraniens, israéliens…) avaient réussi à infiltrer ChatGPT et d’autres outils d’IA pour mener des opérations d’influence. La "guerre informationnelle" n’est pas un vain mot.
Prédire l’avenir, c’est difficile
Après avoir fait éphéméride en puisant dans le passé matière à récits, il fut proposé d’imaginer un évènement qui pourrait survenir à Albi le 2 décembre 2033. Il ne faut pas trop compter sur ChatGPT pour deviner de quoi l’avenir sera fait : « Prédire précisément ce qui se passera en 2033 est extrêmement difficile, voire impossible. L'avenir est influencé par une multitude de facteurs complexes, et de nombreux éléments sont interconnectés de manière si complexe qu'il est difficile de les anticiper avec certitude. »
Pas besoin, cependant, d’être devin pour se douter que les conséquences du changement climatique ne vont pas s’atténuer. Mais même sur ce point, en dépit des nombreux rapports scientifiques où ChatGPT aurait pu aller puiser des éléments, la réponse de l’IA est extraordinairement prudente : « Il est difficile de prédire précisément les conséquences spécifiques du changement climatique dans 10 ans, car elles dépendent de divers facteurs, y compris les actions prises pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre et s'adapter aux changements climatiques. »
Sur la base d’une convention de coopération décentralisée entre Albi et la ville d’Abomey, au Bénin, on a imaginé qu’une vingtaine de "réfugiés climatiques" béninois soient officiellement accueillis par la ville d’Albi en décembre 2033. Incité à relater un tel événement, ChatGPT répond de façon quasi idyllique : « Les réfugiés accueillis à Albi bénéficieront d'un programme d'intégration comprenant un soutien logistique, éducatif et médical. La ville s'est mobilisée pour faciliter l'adaptation de ces nouveaux arrivants, favorisant ainsi un échange culturel enrichissant. »
Un autre jumelage existe entre Albi et la ville japonaise de Wakkanai, d’où on a imaginé que pourraient venir d’autres réfugiés climatiques, lesquels importeraient la culture du wasabi (condiment culte de la culture japonaise, cousin du raifort évoqué dans l’éphéméride du jour). Une piste pour le moins improbable, que ChatGPT reprend avec un optimisme infaillible : « Le projet d'implantation du wasabi en Occitanie se révèle être une entreprise ambitieuse mais pleine de promesses. (…) Les premières récoltes de wasabi en Occitanie deviennent rapidement un symbole de la résilience et de la coopération internationale face aux défis climatiques. Les chefs locaux intègrent cette nouvelle saveur exotique dans leurs créations culinaires, élargissant les horizons gastronomiques de la région. (…) L'accueil des habitants de Wakkanai à Albi et le projet d'implantation du wasabi en Occitanie témoignent de la capacité des communautés du monde entier à s'unir dans l'adversité. »
En matière d’invention romanesque, ChatGPT ne se révèle guère plus imaginatif. Alors que des centaines de livres rédigés à l’aide de l’IA ont d’ores et déjà envahi la boutique d’Amazon Kindle, on a demandé à Chat GPT un scénario de science-fiction. Sans grande surprise, la proposition porte sur l’arrivée à Albi, en 2033, d’extra-terrestres, naturellement "pacifiques" : « Les rues médiévales d'Albi devinrent le théâtre de célébrations communes, mélangeant les traditions terrestres et les coutumes intergalactiques. Des alliances se formèrent, des amitiés émergèrent, et la ville devint un centre d'échange culturel et scientifique interplanétaire. »

Image générée par une IA (Canva) sur la base d'un prompt formulé par Alexandre, 12 ans, participant de l'atelier "Que s'est-il passé
le 2 décembre 2033 ?" mené au Fablab d'Albi le 2 décembre 2023 : "Imagine un monstre et une cathédrale détruite".
A 12 ans, le plus jeune participant à l’atelier du Fablab a imaginé un scénario plus original : dans la nuit du 1er au 2 décembre 2033, un monstre a détruit partiellement la cathédrale Sainte-Cécile. En brodant sur ce scénario, ChatGPT ne se montre guère loquace (l’origine du monstre « reste inexpliquée »), mais aboutit quand même à une surprenante conclusion morale : « Les habitants expriment leur chagrin et leur détermination à restaurer ce symbole culturel. Des architectes renommés et des artisans spécialisés seront appelés à la rescousse pour redonner vie à ce joyau architectural. Cet événement met en lumière l'importance de renforcer la protection des sites historiques contre des menaces inattendues et suscite une réflexion mondiale sur la préservation du patrimoine culturel. »
Quand Emmanuel Macron décide de faire exploser la Lune…
De façon générale, cet atelier aura permis de constater que les textes produits par ChatGPT, auxquels on ne peut guère attribuer le statut d’articles sont assez vagues, peu documentés, parfois même imprécis. Pourtant, on commence à voir des journaux et sites internet alimentés par l’intelligence artificielle. Dans l’industrie de l’information et de la communication, on ne parle plus guère d’articles mais de "contenus", lesquels n’ont pas vocation à diffuser de l’information mais à créer du "trafic", susceptible d’attirer des recettes publicitaires.
Cette course à l’audience, qui pousse parfois à la quête du buzz, offre un terrain sur lequel peuvent prospérer les fake news. Les tentatives de désinformation ont toujours existé, mais elles sont aujourd’hui facilitées et amplifiées par la rapidité de propagation via les réseaux sociaux, qu’empruntent désormais toutes sortes de théoriques complotises qui bousculent la fiabilité des sources d’information. Et les outils de l’IA permettent de trafiquer aisément images ou vidéos et d’atteindre un niveau de réalisme qui rend de plus en plus difficile à discerner le vrai du faux. Cela veut aussi pour la voix, comme l’a montré un second atelier au FabLab d’Albi, le 20 avril 2024.
Ce jour-là, les participants à l’atelier ont pu tester la réalisation d’une vignette sonore à partir de voix de personnalités figurant sur une "banque de données". Dans l’une de ces séquences créées sur mesure, on fit dire à Emmanuel Macron que la France avait décidé de faire exploser la Lune. Une nouvelle sans doute trop énorme pour que quiconque puisse y croire, mais l’imitation de la voix du Président de la République, jusque dans les intonations, s’est révélée pour le moins troublante.
Sans doute ne sommes-nous qu’au début d’une ère de grande confusion informationnelle. Il convient toutefois de relativiser cette menace : ainsi, personne a priori ne confond un documentaire et un film de fiction, un reportage journalistique et une nouvelle littéraire. Mais outre des réglementations qui seraient portées sur la production d’informations (comme la composition des produits alimentaires est aujourd’hui affichée sur les emballages, le recours à l’IA pour la production de textes et d’images devrait être clairement indiqué), l’éducation aux médias devrait, notamment au sein de l’Éducation nationale -si elle a encore pour mission de former de futurs citoyens éclairés- faire l’objet d’une attention et d’une ambition beaucoup plus soutenues.
Jean-Marc Adolphe
ChatGPT versus Marguerite Yourcenar
Intelligence artificielle : où est l’auteur ? Journalisme, littérature… La question du langage s’est imposée comme fil conducteur de plusieurs ateliers et rencontres en médiathèques, à Gaillac, Graulhet et Castres

Ci-contre : L’expérimentation des outils de l’IA générative, orchestrée par Jean-Marc Adolphe, à la médiathèque de Gaillac le 7 mars 2024. Photo Média-Tarn
« Les bibliothèques, ces cathédrales silencieuses, sont les gardiennes de notre mémoire collective, abritant les vestiges des pensées humaines à travers les âges. (…) Elles sont les sanctuaires où le temps s’arrête, où l’esprit s’élève au-dessus du tumulte du quotidien pour contempler la richesse infinie de la pensée humaine. (…) En vérité, la bibliothèque est plus qu’un lieu ; elle est une promesse, celle que les voix du passé continueront à murmurer à l’oreille de l’avenir, que les mots ne périront pas, mais renaîtront sans cesse, infatigablement, à travers le regard de ceux qui les cherchent et les chérissent. »
Quel vibrant hommage rendu par Marguerite Yourcenar aux bibliothèques ! Sauf que c’est une contrefaçon. L’autrice des Mémoires d’Hadrien (son livre le plus connu) n’aurait sans doute pas abusé d’un vocabulaire aussi ampoulé. Les lignes qui précèdent ont été produites par ChatGPT, sollicité pour « écrire un éloge des bibliothèques dans le style de Marguerite Yourcenar », dont la Médiathèque de Graulhet porte le nom. Préambule à plusieurs ateliers et rencontres en médiathèques, à Graulhet, mais aussi à Gaillac et Castres.
Le même "exercice" a été proposé à ChatGPT avec d’autres écrivains, suggérés par les participants à un atelier : dans tous les cas, on a vu revenir les mêmes stéréotypes : « cathédrales silencieuses », « sanctuaires du savoir », etc. Dans les rencontres accueillies par les médiathèques (1), si l’on a pu discuter à bâtons rompus des mécanismes et enjeux de l’intelligence artificielle, y compris des questions éthiques que ses usages peuvent soulever, la question du langage et de l’écriture s’est forcément imposée comme un fil conducteur.
« Qui es-tu, ChatGPT ? », ont demandé les participant.e.s à un atelier d’écriture organisé à la Médiathèque de Castres. Dans sa réponse, l’IA prétendait « offrir des informations, participer à des conversations sur une grande variété de sujets, comprendre et générer du texte de manière naturelle ». Mais tout cela est sujet à caution, et à discussion. Comme il a été dit et répété, les "informations" fournies par ChatGPT, qui ne sont reliées à aucune source précise, n’ont guère de valeur journalistique, et peuvent y compris contenir des erreurs factuelles.
Sur un plan plus littéraire, on a pu remarquer lors de plusieurs ateliers et rencontres que "l’assistant de langage" développé par OpenAI reproduit souvent des stéréotypes, loin de la singularité qui fait le sel de l’écriture. Et puis, a fait remarquer un participant à l’une de ces rencontres, il ne faut pas oublier qu’un outil comme ChatGPT, même s’il est disponible dans plusieurs langues, a été conçu en anglais, par une société américaine. En plus des tournures de phrases, le vocabulaire, même dopé aux superlatifs, est celui d’une "langue grise", qui n’est certes pas celle de Shakespeare ou de Virginia Woolf, et qui véhicule mine de rien une part d’idéologie, où affleurent un certain "solutionisme" technologique et une foi inextinguible dans le progrès…
Au fait, voilà ce qu’écrivait, pour de vrai, Marguerite Yourcenar : « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres ». Et encore : « Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit. »
J-M. A.
(1). "Intelligence artificielle : où est l’auteur ?", ateliers à la Médiathèque de Gaillac, le 7 mars 2024, et à Graulhet, le 9 mars. Atelier d’écriture à la Médiathèque de Castres, les 17 et 19 avril. "Parlons", rencontre à la Médiathèque de Castres, le 27 avril.
Trafics d’histoires
Peut-on se fier à l’IA pour mener l’enquête dans l’archive ? Au Tiers-lieu M, à Graulhet tentative de réponse à partir de la grève dans les mégisseries de Graulhet, il y a une centaine d’années… Un second atelier a testé la production d’images générées par l’IA.

Grève de Graulhet (1909-1910). Groupe de femmes grévistes.
Source : https://www.pedagogie.ac-nantes.fr
« Mes amies, vos mains tissent la richesse de cette nation. Vous, qui bravez les machines et les injustices, méritez plus que des miettes. L'heure est venue d'exiger une rétribution juste, équitable. Compagnons et compagnes de lutte, dans cette vallée où le fil de vos rêves entrelace l'histoire, je me tiens ici avec vous, solidaires dans la bataille pour la dignité ouvrière. Votre grève, qui s'étend depuis un mois, est le symbole de la résistance face à l'oppression. La force de l'ouvrier réside dans son union. Solidarité, voilà notre cri. Nous sommes les maillons d'une chaîne indestructible. La lumière que vous portez dans vos revendications éclaire le chemin vers une émancipation tant attendue. Le salaire que vous réclamez n'est pas simplement une monnaie, mais une reconnaissance de votre contribution à l'édification de cette nation. »
Ce vibrant discours de Jean Jaurès, adressé le 11 janvier 1910 aux ouvriers grévistes des mégisseries de Graulhet à qui il rendait visite, ne saurait surprendre. Député du Tarn, Jean Jaurès fut un ardent défenseur des mouvements sociaux qui éclatèrent en France au début du 20ème siècle. Pourtant, ces mots, Jaurès ne les a jamais prononcés. Ils ont été "inventés" par ChatGPT, le plus médiatisé des outils de l’IA, en clôture d’un atelier proposé le 6 décembre 2023 au Tiers-lieu M, à Graulhet, intitulé "Avec l’intelligence artificielle, le passé a-t-il un avenir ?"
Dans une tribune publiée un mois plus tôt par Le Monde, Laurent Véray, chercheur à l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (Ircav), mettait l’accent sur le rôle majeur que l’intelligence artificielle pourrait être amenée à jouer dans la reconstruction du passé, en particulier dans les documentaires historiques. D’ores et déjà, écrivait-il, « l’Intelligence artificielle est utilisée pour réaliser des trucages au réalisme troublant ». Entre falsification ou simple reconstitution, l’article parlait surtout des images. Mais les sources textuelles pourraient elles aussi être concernées. C’est ce qui fut proposé d’explorer au Tiers-lieu M, en prenant comme sujet d’enquête la grande grève des ouvriers et ouvrières des mégisseries de Graulhet, au début du 20ème siècle.
Un premier glanage sur Internet, pour constituer une documentation initiale, ne sera guère foisonnant. En poussant la recherche, on trouvera finalement plusieurs textes ainsi que quelques photographies, issus pour la plupart de blogs plus ou moins bien référencés sur les moteurs de recherche. La plupart de ces sources datent de 2009-2010, alors que la ville de Graulhet avait entrepris de commémorer le centenaire des grèves des mégisseries. On a ainsi retrouvé la trace d’un film et d’un livre produits à cette occasion. Selon le blog megisseries.wordpress.com, le film, Un hiver rouge, réalisé par Jean-Michel Devos, « associe une chronique de la grande grève ouvrière de 1909-1910 à des reportages sur les animations multiples qui ont marqué sa commémoration, entre décembre 2009 et mai 2010. (…) Environ 200 personnes, toutes bénévoles, ont participé aux scènes de reconstitution. Manifestations ouvrières, charrettes de peaux attelées arrêtées par les grévistes, préparation de la soupe communiste, assemblées générales des grévistes avec interventions de Jean Jaurès et des leaders syndicaux de l’époque, bal populaire… la grève revit au jour le jour grâce à la caméra sensible du réalisateur. » Le film est présenté sans équivoque comme une « chronique », non comme un documentaire stricto-sensu.
Le livre, intitulé Le journal de Jeanne. Une ouvrière pendant la grande grève de Graulhet en 1910, paru en 2010 aux éditions Futur antérieur, est signé Monique Fauré. Contrairement à ce que le titre peut laisser penser, le Journal de Jeanne n’a jamais existé. "Jeanne" est un personnage inventé par l’autrice, mais son récit a été nourri par un abondant travail sur des documents d’archives et des journaux d’époque.
En 1910, la presse nationale se fait en effet l’écho de la grève de Graulhet. Les moyens de communication ne sont pas ceux d’aujourd’hui : c’est par le télégraphe que le quotidien Le Temps en a appris l’existence dans « une cité ouvrière dont le nom même était peu connu du grand public ». S’ensuit un long article qui donne des informations précises sur la spécificité des mégisseries de Graulhet dans l’industrie française du cuir : « c'est le centre pour la production des maroquins pour doublures de chaussures et des peaux employées dans la reliure, la maroquinerie, la gainerie, etc... »
Cette première recherche sur Internet a également permis de mettre à jour quelques articles d’universitaires, que l’on trouve en accès libre. Deux d’entre eux proviennent des Cahiers Jean Jaurès, revue trimestrielle éditée par la Société d’études jaurésiennes. C’est là que l’on trouve les informations les plus précises sur la grève elle-même, mais aussi sur les conditions de travail et d’hygiène dans les mégisseries à cette époque, ainsi que sur les craintes que les ouvriers exprimaient face à la disparition de métiers qu’entraine la mécanisation d’un travail pourtant pénible et fort mal payé mais qui pour beaucoup, constituait leur seul moyen de subsistance.
Un "assistant de langage" qui accumule les poncifs
De tout cela, ChatGPT n’a pas la moindre idée lorsque l’on commence à tester son "savoir". Lors de la première requête qui lui est adressée, l’intelligence artificielle avoue sans fard son ignorance du sujet (« les grèves régionales au début du 20ème siècle, telles que celles liées au mouvement ouvrier et aux luttes sociales, ne sont pas spécifiquement associées à Graulhet dans mes connaissances »), mais propose de « parler brièvement du contexte général des mouvements sociaux à cette époque en France », tout en conseillant « de consulter des archives locales, des journaux d'époque ou des ouvrages historiques spécialisés pour obtenir des informations plus précises. »
ChatGPT n’est ni une encyclopédie, ni même un moteur de recherche. Cet outil d’IA a été "entraîné" à partir d’une « énorme quantité de données (articles, livres, sites Web, forums, etc.) provenant d'une variété de sources sur Internet. Cela a permis au modèle d'apprendre des motifs linguistiques, des informations factuelles, et même des raisonnements complexes à partir de ces données diverses », selon Open AI, la société mère de ChatGPT. La grève des mégisseries de Graulhet au début du 20ème siècle, peu documentée sur Internet en comparaison d’autres mouvements sociaux, a visiblement échappé à son "apprentissage profond".
Toutefois, lorsqu’on formule des questions plus précises, à partir d’éléments collectés dans la recherche effectuée sur Internet, ChatGPT semble intégrer au fur et à mesure, en temps réel, les informations qu’on lui donne. Ses réponses, où se glissent des erreurs factuelles, restent toutefois assez vagues, pétries de phrases d’une flagrante banalité. Il sera ainsi question d’une « prise de conscience collective des travailleurs », de « l'émergence d'un mouvement syndical plus fort et la consolidation des revendications ouvrières », etc. Autrement dit, des poncifs qui n’apportent aucune information conséquente…
ChatGPT ne reste, il est vrai, qu’un "assistant de langage" auquel on ne saurait demander la Lune, ni davantage d’écrire un "article" (pour un auteur en mal d’inspiration). Quand bien même capable de fournir un "faux discours" de Jean Jaurès qui peut sembler vraisemblable (mais qui n’égale pas l’archive d’une véritable intervention de Jaurès à l’Assemblée nationale sur la grève de Graulhet), l’IA ne semble guère pouvoir rivaliser avec le film ou le livre que nous avons mentionnés, qui donnaient de la chair au récit de l’Histoire. Pour un journaliste ou un étudiant pressés, la fulgurante rapidité avec laquelle ChatGPT fournit des réponses paraît "bluffante". Mais c’est comme réchauffer un plat au micro-ondes en cinq minutes : cela peut être s’avérer pratique de temps en temps, mais ne remplace pas le plaisir et les saveurs d’un repas qu’on aura pris le temps de préparer et de cuisiner. Au regard de l’expérience menée en atelier au Tiers-lieu de Graulhet, on pourrait dire que l’Histoire "écrite" par ChatGPT ressemble à un produit de synthèse, qui aurait évacué toute saveur singulière. Précisément ce qui fait le sel d’une écriture.
L’IA et la grève de l’avenir
Lors de ce premier atelier au Tiers-lieu M, on avait aussi demandé à ChatGPT d’imaginer des "poèmes" (à la façon de Victor Hugo, d’Apollinaire, d’Arthur Rimbaud, etc.). Par exemple : « Les moutons de la révolte, dans les vallées, / Leurs laines, symboles d'une lutte relayée. / La grande grève des moutonnières, tissée d'espoir, / Dans le récit des temps, demeure un miroir. » Du moment que ça rime…
Lors d’un second atelier au Tiers-Lieu M, le 26 avril 2024, le sujet proposé aux participants ne visait pas à documenter un événement présent ou passé, ni même à imaginer un scénario du futur, mais à laisser libre cours à l’imagination, à partir d’une question à première vue un peu absurde : « Et si l’avenir se mettait en grève ? ». Libre à chacun de trouver, sans avoir recours à ChatGPT, quelques mots qui puissent faire écho à une telle proposition.
Par exemple : « Chaque jour est un futur lendemain. Si on refuse de le faire aujourd'hui, qui le fera demain ? », mais aussi : « Peut-on dire que se mettre en grève c'est mettre l'avenir en pause ? ». Les inquiétudes liées aux temps présents surgissent assez naturellement : « Dans mon imaginaire, l'avenir devait être grand. / C'était ce que toute petite je me disais. / Aujourd'hui, grande, à 22 ans. / Je fais partie d'une génération du présent. Car le futur s'est mis en grève », quand une participante imagine une « génération d’oiseaux syndiqués sans avenir » : « Les vents soufflent fort / Le nid est tombé du tilleul / Pas d’oisillons pour cette année / Les / tourterelles sont épuisées / La grève est annoncée / Les vents soufflent de plus en plus fort / Les tourterelles ne feront plus de nids / La grève est déclarée / Plus de nids, plus d’oisillons, plus d’avenir / C’est la grève forcée de la biodiversité. »
Sans avoir recours à ChatGPT, "assistant de langage", on a soumis ces diverses propositions à un autre outil de l’IA, en tâchant cette fois-ci de générer des images (avec Midjourney, sur la plateforme Discord), qui se révèleront à la fois futuristes et sombres, voire apocalyptiques. Voici quelques mois, Midjourney avait été critiqué pour avoir donné une image sinistre des banlieues françaises. L’intelligence artificielle ne ferait-elle qu’amplifier les clichés ?
J-M. A.

Jean-Marc ADOLPHE, rédacteur en chef des humanités, et la photographe Louise ALLAVOINE ont été les deux invités de la 6ème résidence journalistique FLUX, portée par l'association Média-Tarn (sous la responsabilité de Myriam BOTTO) qui s’est déroulée d’octobre 2023 à octobre 2024 sur le territoire tarnais, entre Albi, Vielmur-sur-Agout, Castres, Graulhet et Gaillac.
Une centaine de collégiens ont été parties prenantes, dans ce cadre, d’une enquête participative visant à questionner les enjeux et les limites des outils de l’intelligence artificielle : une classe de 3e du collège René Cassin à Vielmur-sur-Agout, une autre du collège Honoré de Balzac à Albi et une classe de 4e du collège Jean Jaurès à Albi. Ont aussi été impliqués dans l’ouvrage leurs enseignants bien sûr mais aussi des enfants et adolescents accueillis au sein d’un ALAE (Amicale laïque à Graulhet) et d’une MJC (Técou), des adultes fréquentant des lieux de culture, de partage et de convivialité du territoire comme des médiathèques (Castres, Gaillac, Graulhet), un Tiers-Lieu (M à Graulhet), un Fablab (Association ACNE, Albi), des cinémas (Cinéma Arcé à Albi, cinéma Vertigo à Graulhet) …
—
De ce processus au long court, sont nés deux objets :
MIROIR AUX ALGORITHMES, une série de 21 photographies : avec Louise ALLAVOINE à la prise de vue, la centaine de collégiens impliquée dans l’enquête a cheminé dans un processus de mise en scène photographique, pensé en écho aux interviews réalisées avec l’accompagnement du journaliste Jean-Marc Adolphe. Regarder en face le procédé logique et automatisé qu’est l’intelligence artificielle pour le mettre en réflexion, le faire rimer avec humanité, le contextualiser et en nuancer la portée, tels ont été les fils à tisser de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.
la REVUE FLUX 23-24, un magazine de 64 pages qui donne à lire une diversité de points de vue et de sujets ayant trait à la façon dont les intelligences artificielles s’expriment dans nos quotidiens. La rédaction des articles qui y sont compilés a été confiée à Jean-Marc Adolphe. Ce dernier a engagé le travail rédactionnel à l’issue d’une étape préparatoire qu’il a menée en classe avec les collégiens impliqués. Cette étape a consisté en un travail de dérushage et de hiérarchisation des informations recueillies au cours des entretiens organisés par Média-Tarn et conduits par les élèves. La revue comporte également un portfolio permettant de découvrir l’intégralité de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.
—
Et pour clôturer la résidence, Jean-Marc ADOLPHE a livré cinq chroniques issues des réflexions construites autour des intelligences artificielles au cours de son séjour dans le Tarn, enregistrées et diffusées du lundi 14 au vendredi 18 octobre par Radio Albigés.
A écouter en podcast ici : https://hearthis.at/radio.albiges/set/ia-co/
La résidence journalistique FLUX a été possible grâce à l’implication de nombreux acteurs sur le territoire et de celles de professionnels, chercheurs, experts, concernés de très près par les intelligences artificielles ou non.
L’action a bénéficié du soutien du Conseil départemental du Tarn et de la DRAC Occitanie dans le cadre de son appel à projet Éducation aux médias et à l’Information.
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Uniquement composé avec l'intelligence humaine. Pour soutenir, dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Comments