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Photo Le Goéland
On a longtemps défini les humains par les liens les unissant les uns aux autres. Or ils se distinguent aussi par les relations singulières qu'ils établissent au-delà d'eux-mêmes, avec les animaux, les plantes, le cosmos. Dans une "enquête sur nos liens au-delà du vivant", l'anthropologue Charles Stépanoff examine l'ouverture à l'altérité non humaine en s'appuyant sur la psychologie expérimentale, l'archéologie préhistorique, l'ethnographie. Note de lecture.
Pourquoi parlons-nous à nos bébés un peu comme nous parlons à nos animaux de compagnie ? Quelle est l’origine de l’animisme ? Quelles sont les véritables origines de la domestication des plantes et des animaux ? La "révolution néolithique" a-t-elle été si révolutionnaire qu’on le dit ? En quoi et pourquoi notre modernité a-t-elle bouleversé notre relation à la nature ?
En quoi et pourquoi notre modernité a-t-elle bouleversé notre relation à la nature ?
Ce ne sont là que quelques-unes des questions fascinantes que Charles Stépanoff aborde dans ce livre aussi imposant et documenté qu’agréable à lire. Anthropologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, il a notamment étudié le chamanisme en Sibérie et Asie centrale. La convergence entre les pratiques de ces sociétés et celles de peuples amazoniens ou africains, établie par de très nombreuses études de terrain, est un des points saillants d’Attachements. Sa thèse centrale, présentée dès l’introduction, est la transformation de nos liens avec la nature, passant de « réseaux d’attachements denses » et locaux (1), qui nous reliaient à un très grand nombre d’espèces, à des « réseaux d’attachements étalés » et restreints, où nous sommes éloignés des sources primaires d’approvisionnement.
Le lien entre un nouveau-né et ses parents
Le premier chapitre, consacré aux liens ambivalents – métaboliques et affectifs – que les chasseurs, dans les sociétés autochtones, entretiennent avec leur gibier, peut désarçonner le lecteur. Il commence à relier de manière à la fois imagée et convaincante trois traits qui nous distinguent de nos plus proches cousins, le partage de la nourriture, l’empathie envers des membres d’autres espèces, et l’éducation partagée des bébés. Les liens entre les deux derniers traits sont abordés plus en détail dans le chapitre suivant.
Stépanoff y développe la notion d’attachement en partant de celui qui est le plus essentiel à la survie de l’espèce humaine : le lien entre un nouveau-né et ses parents. Il contraste ce lien avec celui qui peut exister chez d’autres espèces de primates, comme a pu le faire aussi l’anthropologue Sarah Hrdy, dont il cite l’ouvrage-clé Mothers and Others. Hrdy développe surtout les conséquences de ces liens vus du côté du bébé, chez lequel ont été sélectionnées au cours de l’évolution des compétences cognitives et sociales particulières à notre espèce. Stépanoff s’intéresse plutôt au côté parental, qui doit interpréter pendant de longs mois les désirs d’un nourrisson dépourvu de langage articulé. Il y voit l’origine de l’animisme, qui dériverait de l’habitude, prise avec nos tout-petits, de nous adresser à des êtres incapables de nous répondre de manière explicite :
« Les humains sont capables d'accumuler des interactions, de construire des relations stables avec des êtres profondément différents d’eux (…) Sans relations avec les nourrissons, nous n'aurions pas d'avenir. Sans communication avec les animaux et les esprits, les humains n'auraient pas cette relation riche avec leur environnement marquée par la réciprocité, l'expression de la dépendance et le souci de la régénération des êtres qui les font vivre.
La capacité à nous attacher à des êtres aux limites de l'humain et au-delà, même lorsqu'ils sont très différents de nous et ne nous accordent que peu de signes de réciprocité, […est] une caractéristique fondamentale du comportement humain qui a profondément marqué l'histoire de notre espèce. Cette socialité étendue reproduit ses effets humanisants à chaque génération quand les humains initient leurs étranges nouveau-nés à l'intersubjectivité en leur attribuant une subjectivité. L'anthropomorphisme nous rend humains ».
De la domestication
En analysant les formes d’attachements existantes entre humains et animaux au cours de l’histoire et dans les sociétés actuelles, Stépanoff remet en question la vision contemporaine de la domestication, avec « une découverte dérangeante et cependant irrécusable : les définitions communes de la domestication ont été écrites à l'envers. On dit généralement que l'animal domestique est captif, enfermé dans la maison, dépendant, soumis à l'homme pour s'alimenter et se reproduire. L'ethnographie amazonienne nous montre tout l'inverse. L'animal domestique est jeté dehors, il doit se nourrir par lui-même, l'homme ne contrôle pas ses déplacements et ne l'empêche pas de se reproduire. Il n'est pas enfermé dans une relation asymétrique infantilisante comme l'animal apprivoisé, il a la possibilité d'entrer dans un compagnonnage avec l'humain, il peut devenir un « ami à quatre pattes ». (…) À l'opposé de ce qu'affirment la plupart des modèles théoriques, la domestication n'est pas une prise de pouvoir contredisant les principes d'une cosmologie animiste, mais bien un relâchement du contrôle humain sur les animaux ».
Les animaux étaient originellement dits "domestiques" parce qu’ils vivaient dans une demeure humaine (domus en latin) ou sur son terrain. Le terme de domestication n’est apparu que vers 1860. Il a été popularisé par Isidore Geoffroy St-Hilaire, le fondateur du Jardin d’Acclimatation au bois de Boulogne parisien, avec les encouragements de Napoléon III, prenant pour modèle « la conquête de la nature et des populations colonisées par l'homme blanc capitaliste. Le berceau de la domestication n'est pas le Proche-Orient néolithique, mais le Jardin d'acclimatation (…). Imaginer que nos concepts de domestication et de domination de la nature aient pu être partagés par les agropasteurs du Néolithique ou du Moyen Âge est aussi réaliste que de supposer qu'ils utilisaient des smartphones et des cartes de crédit. Ce monumental anachronisme, qui nous empêche de percevoir les innovations introduites par la rupture moderne, a faussé l'histoire des rapports humains-nature ».
Cette rupture, qui a débuté il y a environ 250 ans, a totalement modifié notre perception des espèces domestiques : « La notion nouvelle de domestication a attribué à l'humain la création de ces êtres vivants destinés à le servir et a fait de lui l'architecte et le seul maître de son milieu nourricier. Alors que les plantes et les animaux domestiques étaient des êtres que l'on recevait, ils sont devenus des choses que l'on produit ».
Les deux ruptures
La rupture moderne a aussi provoqué un déclin de la diversité génétique des espèces domestiques: « Sous l'impulsion conjointe des gouvernements, des institutions scientifiques et du marché, on a créé des races synthétiques fondées sur la consanguinité. Avec la naissance du biopouvoir de l'État moderne, la sélection dirigée est devenue le moteur de l'évolution des espèces domestiques aux dépens de la sélection naturelle (2) et de l'adaptation aux conditions écologiques locales ».
"La rupture urbaine sépare, pour la première fois dans l'histoire de la vie, espace habité et milieu nourricier."
Stépanoff identifie toutefois une première rupture dans notre relation au vivant, la rupture urbaine, qui « sépare, pour la première fois dans l'histoire de la vie, espace habité et milieu nourricier. L'approvisionnement des populations urbaines provient de régions périphériques qui s'adaptent écologiquement à leur demande en se spécialisant dans la production de choses détachées comme le blé et la laine. De son côté, la cité organise avec ses temples un monopole sur la communication avec l'immaîtrisable. La rupture urbaine entraîne le développement de savoirs scientifiques qui remplacent les savoirs locaux, mais aussi l'extensification agraire, l'émergence de races animales dédiées au commerce et le début des grandes pandémies avec les réseaux étalés de l'Empire romain ».
Il souligne lui-même l’existence d’exceptions mal expliquées, comme les méga-villages ukrainiens du 4ème millénaire avant notre ère. Leur urbanisation semble avoir été compatible avec des réseaux socio-écologiques denses – peut-être leur densité très élevée expliquerait-elle en partie l’exception, selon Stépanoff – et ne pas avoir reposé sur l’émergence d’un pouvoir central fort. Bien entendu, ce constat ne peut que fasciner les soutiens de l’Ukraine actuelle dans son exceptionnelle lutte pour la liberté contre un agresseur ô combien centralisé !
Une conséquence pratique de la rupture urbaine est que « les connaissances tendent à se réorganiser et s'adapter aux réseaux socio-écologiques dominants. Ainsi, nos productions culturelles, telles que les films ou les livres pour enfants et nos enseignements scolaires, mettent en avant des espèces exotiques (lions, girafes) ou disparues (dinosaures) qui n'ont pas de rapport avec la faune locale. Les savoirs locaux sont remplacés par des savoirs généraux adaptés à une vie en réseaux étalés. (…) les relations entre humains [y] sont plus cruciales que les relations au-delà de l'humain, c'est pourquoi, si les connaissances concernant le monde (3) sont de plus en plus faibles, les savoirs en matière de politique, d'économie, de médias ou de droit ne cessent de croître ». Cette dernière remarque devrait toutefois être tempérée face au tsunami permanent de désinformation et de relativisme agressif qu’entretiennent les réseaux sociaux !
L’ouvrage se conclut sur une note résolument optimiste : « Ce constat lucide ne doit pas faire oublier la vigueur des cas historiques de résurgence des réseaux denses. Il existe dans le monde entier des ‘refuges bioculturels’ où des communautés locales entretiennent jardins vivriers, petits champs, vergers, mares, vignes et bosquets pour leur usage. Leurs pratiques et leurs savoirs locaux façonnent de riches mosaïques écologiques qui sont sources d'autonomie alimentaire pour les populations et d'habitat pour la biodiversité. Ces refuges sont prêts à irriguer de vastes zones alentour et à féconder les imaginations. À chaque génération, les bébés humains naissent porteurs d'extraordinaires talents pour l'intelligence écologique qui ne demandent qu'à aller à la rencontre du monde et à nouer de nouveaux attachements métaboliques et imaginatifs. L'humain ne cessera pas de sitôt d'être un animal attaché et attachant ».
Une critique de l'approche scientifique ?
Sans que cela diminue l’intérêt et à la qualité du livre, j’ai été gêné par une tendance à la critique de l’approche scientifique au profit des savoirs ancestraux, parce que plus holistiques et plus proches de la nature. Il cite ainsi une étude selon laquelle « les étudiants américains sont majoritairement incapables d'identifier une grande part des espèces végétales qui les entourent et n'ont même jamais entendu leur nom. Malgré de nombreuses années de leur vie passées à l'école, leur niveau de savoir est inférieur à celui d'un enfant amérindien non scolarisé de quatre ans au Mexique ». Certes, cette ignorance est plus que regrettable alors que l’on cherche à sensibiliser à la préservation de la biodiversité, et plus largement aux enjeux du réchauffement climatique. Mais c’est tout de même la science qui nous a alertés sur ce phénomène et sur ses causes.
Il y aurait d’ailleurs eu matière plus précise pour valoriser les modes de vie traditionnels, par exemple l’étonnante santé cardio-vasculaire et cérébrale d’une tribu bolivienne, les Tsimane (4). La « rupture moderne » et l’essor de la science qui l’a accompagné ont permis une chute drastique de la mortalité maternelle, périnatale et enfantine, et ont donné les vaccins, l’imagerie médicale et les stents, pour ne citer qu’eux. Mais le bilan de santé de nos sociétés n’est clairement pas tout rose…
Plus généralement, comme d’autres ouvrages ‘totaux’ qui embrassent beaucoup, celui-ci n’échappe sans doute pas à la critique de vouloir trop étreindre et de choisir systématiquement des interprétations favorables à ses thèses. N’étant ni anthropologue ni ethnologue, je ne peux trancher quand par exemple Stépanoff conteste et juge trop idyllique la vision que proposent David Graeber et David Wengrow des premières cités proche-orientales. Ces deux ouvrages m’ont paru en tout cas aussi passionnants et éloignés des idées reçues l’un que l’autre.
André Klarsfeld
(Ancien élève de l’École Normale, André Klarsfeld a été chargé de recherches au CNRS puis professeur de physiologie à l’École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielles de la Ville de Paris (ESPCI Paris). Actuellement à la retraite, ce texte est sa première contribution aux humanités)
Attachements : enquête sur nos liens au-delà de l'humain, de Charles Stépanoff, éditions de La Découverte, septembre 2024.
NOTES
(1). Stepanoff emprunte la notion de "réseau d’attachements" à Bruno Latour.
(2). Les pratiques de sélection mises alors en place ont d’ailleurs inspiré à Charles Darwin sa théorie de l’évolution par sélection naturelle.
(3). Sous-entendu semble-t-il : « naturel ».
(4). "Amazon indigenous group’s lifestyle may hold a key to slowing aging", lire ICI.
(5). Au commencement était… - Une nouvelle histoire de l'humanité est un livre de l'anthropologue David Graeber et de l'archéologue David Wengrow publié en 2021 aux États-Unis et paru la même année en France aux éditions Les liens qui libèrent. En mettant l'accent sur la diversité des premières sociétés humaines, les auteurs critiquent les récits classiques sur le développement linéaire de l'histoire, du primitivisme à la civilisation.
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
BONUS
Vidéo : en novembre 2024, Charles Stépanoff s'entretient avec Sylvie Hazebroucq pour la librairie Mollat à Bordeaux.
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