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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

"Ce désir qui sort de nous". Georges Didi-Huberman.


Sollicité pour accompagner d'un geste d'écriture le soulèvement colombien, Georges Didi-Huberman offre aux humanités ce texte inédit. Illustration Andrea Castañeda Pedraza.


Il n’y a pas de soulèvements, c’est l’évidence, sans une levée d’affects collectifs, un partage des émotions. Ces deux mots d’ailleurs, émotion et soulèvement, signifient peu ou prou la même sortie de quelqu’un ou de quelque chose hors de sa place habituelle. Motio, en latin, dénotait avant tout le mouvement en tant que trouble de l’état stable : trouble physique (frisson, fièvre), trouble moral ou social. Même en français prémoderne, le vocable émotion fut employé pour dire un soulèvement, un trouble politique, un début de sédition. Or, si Frédéric Lordon a pu en appeler au travail nécessaire de toute science sociale pour déconstruire le « spiritualisme psychologiste » lié à la notion spontanée des affects, c’est parce que l’histoire philosophique de l’émotion en avait, pour ainsi dire, « personnalisé » la consistance, jusqu’à même la « privatiser » abusivement dans l’économie marchande des émotions qui a cours aujourd’hui et tend, du coup, à offusquer notre jugement sur le pathos en général.

D’où la si précieuse réflexion — aussi évidente qu’à contre-courant d’une telle économie — énoncée par Gilles Deleuze en 1981 : « L’émotion ne dit pas “je”. […] On est hors de soi. L’émotion n’est pas de l’ordre du moi, mais de l’événement. Il est très difficile de saisir un événement, mais je ne crois pas que cette saisie implique la première personne. Il faudrait plutôt avoir recours, comme Maurice Blanchot, à la troisième personne, quand il dit qu’il y a plus d’intensité dans la proposition “il [ou elle] souffre” que dans “je souffre”. » Notons que la référence à Blanchot, qui peut être comprise comme un simple renvoi littéraire, en appelle plus précisément à une tradition philosophique dont Deleuze n’était pourtant pas accoutumé : je veux parler de ce chemin éthique qui va de Martin Buber — pas de je sans un « tu éternel » — jusqu’à Emmanuel Levinas, selon qui toute relation je-tu porte l’exigence d’une extériorité fondamentale, d’un il ou d’un « illimité » garant du caractère proprement éthique de cette relation même.

Certes, l’émotion dit souvent je : « J’en ai marre, je n’en peux plus de cette situation… » Mais l’émotion ne se déploiera véritablement — c’est-à-dire éthiquement et politiquement — que dans l’opération du partage, c’est-à-dire dans la déclinaison de toutes les personnes, par-delà l’habituelle personnalisation émotive du je : « Je n’en peux plus de cette situation ! Tu es bien d’accord avec moi ? Il n’a même plus de quoi nourrir sa famille, elle est obligée de fouiller dans les poubelles ! Nous devons faire quelque chose, et vous avez les moyens de nous aider : ils ne peuvent pas rester dans cette misère-là… » Ce serait donc dans l’éventail complet du je, tu, il ou elle, nous, vous, ils ou elles, qu’une émotion a quelque chance de trouver son espace de pertinence éthique (je, tu, il ou elle) et politique (nous, vous, ils ou elles).

On sait que, dans deux articles aussi brefs que magistraux, en 1946 et 1956, Émile Benveniste a pensé les relations de personne dans la langue en découvrant que sont « strictement personnels » le je et le tu, alors que le il est d’un statut totalement différent : il hésite entre le statut d’une « personne amplifiée » et d’une « non-personne ». « En effet une caractéristique des personnes je et tu est leur unicité spécifique : le je qui énonce, le tu auquel je s’adresse sont chaque fois uniques. Mais il peut être une infinité de sujets — ou aucun. […] Parce qu’[il] n’implique aucune personne, [il] peut prendre n’importe quel sujet ou n’en comporter aucun, et ce sujet, exprimé ou non, n’est jamais posé comme “personne”. » Caractéristique, à cet égard, le fait qu’en Inde la « première personne » — la plus importante hiérarchiquement — soit le il et non le je. « La “troisième personne”, écrira Benveniste dans son second article, représente en fait le membre non marqué de la corrélation de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à affirmer que la non-personne est le seul mode d’énonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer à elles-mêmes… »

Il faut aussi se souvenir que, lorsque Gilles Deleuze situait l’événement émotionnel au-delà de toute personnification égoïste, il avait derrière lui une longue réflexion issue de l’Éthique spinoziste : puissance, immanence et expression apportant cette « joie pratique » sur laquelle il avait terminé son livre Spinoza et le problème de l’expression en 1968 ; ou encore ce « vent-rafale », ce vent soulevant — aux plans tout à la fois ontologique et méthodologique, éthique et politique — qui concluait Spinoza, philosophie pratique en 1970. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’il ait fallu s’interroger plus largement sur un « devenir spinoziste des sciences sociales », ainsi que l’ont fait Yves Citton et Frédéric Lordon en ouverture de leur recueil Spinoza et les sciences sociales. Ou que le désir lui-même, y compris sexuel, ait été revu à cette même lumière spinoziste, comme a pu le faire Bernard Pautrat dans son livre Ethica sexualis. Roberto Esposito n’a pas hésité, pour son compte, à construire toute une philosophie politique — une politique « de la vie », dit-il — à l’aune éthique de la « troisième personne ».

Quand on se soulève, ne le fait-on pas « avec toute son âme » et « avec tout son corps » ? Ne se soulève-t-on pas avec des pensées, des paroles, des émotions, des gestualités, des formes et des actions toujours partagées ? Mais de quelle façon penser un tel partage ? Commençons par reconnaître que chacune de ces pensées, paroles, émotions, gestualités, formes ou actions est assumée par un je, élargie et discutée par un tu, proposée et modifiée par il ou elle, mise en commun par nous pour être expérimentée avec vous, ils et elles. Levons alors l’équivoque liée au « subjectivisme » tant dénigré (quand il n’est pas instrumentalisé) des émotions ou des gestualités politiques. Il faudrait, de Spinoza à Freud et au-delà, reconsidérer ce que sujet veut dire et ne pas confondre ce mot avec l’unique personne qui nous laisse penser qu’elle est propriétaire de ses émotions comme de ses pensées : je contre tu, par exemple, ou nous contre vous. Ce n’est pas à « désubjectiviser » la politique qu’il faut travailler, mais à la « dépersonnaliser ».

Voilà pourquoi demeurent si précieuses, une fois encore, les remarques d’Émile Benveniste sur la fonction énonciative du nous comme personne non seulement « amplifiée », mais encore « dilatée » jusqu’à se trouver, en quelque sorte, « illimitée » : « En quoi consiste ici la pluralisation de la personne verbale ? Ce nous est autre chose qu’une jonction d’éléments définissables. […] La raison en est que nous n’est pas un je quantifié ou multiplié, c’est un je dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues. […] Dans le verbe comme dans le pronom personnel, le pluriel est facteur d’illimitation, non de multiplication. » On pourrait alors comprendre qu’un sujet soulevé retrouve certains archaïsmes de la langue où le singulier et le pluriel ne sont pas obligatoirement à distinguer : noi si canta (en toscan), « je sommes » (en français du Nord), « nous suis » (en franco-provançal)… On comprendra aussi qu’à la philosophie politique de la « troisième personne » proposée par Roberto Esposito réponde, chez son contemporain Paolo Virno, une entreprise semblable articulée sur la « première personne du pluriel » : ce nous qui serait « singulier et commun à la fois » puisqu’il suppose une communauté du je avec le tu, mais aussi avec le il et le elle, mais encore avec la pluralité des vous, des ils et des elles.

Nous, notre vie : n’est-ce pas l’élément par excellence, n’est-ce pas l’organe même de la politique ? Dans le premier volume d’Homo Sacer, en 1995, Giorgio Agamben consacrait tout un chapitre à une formule biopolitique qui pourrait sembler bien innocente par son côté évident, élémentaire : « La politique, c’est-à-dire donner forme à la vie d’un peuple » (Politik, das heisst die Gestaltung des Lebens des Völkes). Cette formule est, cependant, tirée d’un traité d’hygiène raciale due au médecin nazi Ottmar von Vershuer. Il s’agit alors de savoir — d’un savoir qui devient, évidemment, décisif sur le plan politique — quelle est l’autorité, le pouvoir qui donne une telle « forme de vie » au peuple. Façon de revenir au problème kantien de l’Aufklärung : le peuple serait-il donc incapable de trouver par lui-même une telle forme de vie ? N’aurait-il pas, en réalité — puisque tout un chacun est doué de raison, donc de jugement et de décision —, la puissance de se donner à lui-même les formes de son existence ? Dans l’ultime volume d’Homo Sacer, en 2014, Agamben parviendra, dans un chapitre intitulé « Ainsi faisons-nous », à la conclusion suivante : « Dans l’autoconstitution d’une forme de vie, ce qui est en question, c’est sa liberté. » Resterait donc à comprendre quel est le genre de nous capable d’un tel faire et d’une telle construction de la liberté.

Il y a — il y aura toujours — une multitude de genres possibles pour ce nous crucial et problématique, ce nous à constamment réinstaurer au travers des « découpages » mêmes, voire des « formes universelles » dont Tristan Garcia, tout récemment, a parlé selon l’alternative des dynamiques de lutte ou de réconcliliation. Le nous ne se présuppose pas, il s’invente et s’organise. Avec plus ou moins de rapidité, de spontanéité, de directivité, de génie pour les formes. Car ce sont bien, ici encore, des formes qui rendront sensible la puissance du désir en nous, ce désir qui sort de nous, nous soulève et nous fait sortir de nous.


Georges Didi-Huberman


ILLUSTRATION POUR LE JOURNAL DES HUMANITES : Andrea Castañeda Pedraza

Andrea Castañeda Pedraza vit et travaille à Cali.

« Illustratrice colombienne, je suis née le 10 décembre 1991 dans la ville de Cali, à 19 h 50 selon le registre des naissances. Les relations sociales m'ont toujours fascinée, j'ai heureusement grandi dans un quartier populaire dans le district bien connu d'Aguablanca, où les sentiments sont intenses et réels ; la beauté des milieux populaires c'est que tout y existe pour de vrai, bien plus que ce que l'on peut imaginer. J'aime mon quartier car il m'a appris à vivre pour de vrai, à rire pour de vrai, à pleurer pour de vrai....

J'ai fait mes études à l'université de Valle del Cauca où j'ai obtenu un diplôme en arts visuels. La pédagogie m'a également rendue curieuse et m'a permis de connaître de nombreux groupes sociaux et ethniques. Je me consacre principalement à l'illustration éditoriale et à la peinture, des activités très solitaires en contraste avec tout ce sens social qui m'accompagne. J'aime les chiens, la musique, le rire, la fumée et le chocolat.

J'ai fait de l'art ma vie, jusqu'à présent j'ai participé à la publication de quatre livres : Libro de animales - Marco Martos Carrera (Lima - Pérou), En las arenas de Calama - Manuel Martinez Opazo (Santiago du Chili), En tránsito - Manuel Martinez Opazo (Santiago du Chili), Poesía y arte guerra de Malvinas - Biblioteca de las grandes naciones (Argentine) et dans le cadre d’un projet de thèse, un prix d'exposition au musée d'art contemporain de Bogotá pour la meilleure thèse d'art du pays (2020).

Face au texte de Georges Didi-Huberman, je me sens chanceuse d'avoir l'opportunité de montrer mon travail et ce beau processus d'herméneutique présent dans l'interprétation et l'illustration des mots.

En tant que femme latino-américaine et artiste, je ressens l'importance de la pluralité et du désir comme un pont entre le soi et le collectif. Les manifestations ou les mouvements sociaux sont un scénario clair de l'empathie qui se construit à travers l'interaction sociale et les différentes manières de défendre une même cause ou idée. Si nous prenons en compte le désir comme moteur de l'humanité et l'infinité des possibilités qui existent, alors aucune action ou sentiment face à une situation ou une idée collective ne pourra être délégitimée ou mise en dessous des autres.

J'espère que l’image que j’offre au journal des humanités peut trouver une reliance entre elle et vous, entre l'auteur du texte et moi."

Page Facebook d'Andrea Castañeda Pedraza : https://www.facebook.com/Maggie.Evil


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