top of page
Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Butô, Lascaux et Rimbaud. Suite Amagatsu / 03

Dernière mise à jour : 21 juin



Sankai Juku, Shijima (Les ténèbres se taisent dans l'espace), chorégraphie Ushio Amagatsu,1988. Photo Minako Ishida


INÉDIT Après la marginalité, les honneurs. En 2013, Ushio Amagatsu, chorégraphe de Sankai Juku, recevait le grand prix de la Fondation du Japon. A cette occasion, eut lieu une conversation publique avec le grand critique de théâtre Tamotsu Watanabe, au cours de laquelle Amagatsu évoque la grotte de Lascaux, ainsi que la lecture de Rimbaud. Entretien inédit en français, précédé de deux photographies "commentées" issues de Shijima ("Les ténèbres se taisent dans l'espace").


Pour grandir, ou simplement continuer, les humanités, journal-lucioles, a besoin de vous.

Pour s'abonner : ICI. Pour s'inscrire à notre infolettre : ICI





Comme une mer déferlante

ou juste son écume

en corps et corolles.

Il y a ce qu'on ne voit pas.

La vibration.

On le voit quand même.



Cela reste gravé

et pourtant ombres

avec pythie en surplomb.

D'outre-tombes,

les ténèbres se taisant dans l'espace.

Il y a ce qu'on ne voit pas.

La vibration.

On le voit quand même.


« Son corps se durcit comme une plaque d’acier, comme un moule. Seuls les viscères y restent en suspens. Il fixe les yeux sur point, et se concentre. » (Ushio Amagatsu)


Sankai Juku, Shijima (Les ténèbres se taisent dans l'espace), chorégraphie Ushio Amagatsu,1988. Photo Minako Ishida


Entretien inédit en français

"Une discontinuité enveloppée dans une continuité"




Cérémonie de remise des prix de la Fondation du Japon, en 2013. Photos DR


La conversation entre Tamotsu Watanabe et Ushio Amagatsu suit la projection de deux extraits des spectacles Umusuna (« Mémoires d’avant l’Histoire »), 2012 ; et Tobari (« Comme un flux inépuisable »), 2008.

 

Ushio Amagatsu : Tout d'abord le titre, "Umusuna", est un mot ancien qui signifie "l'endroit où vous êtes né". Ce mot fait principalement référence à un endroit précis, mais si l'on adopte une perspective plus large, universelle, à l'échelle de la planète, je pense qu'il est possible d'imaginer de nombreux endroits où les humains sont nés sur Terre. J'ai donc créé cette pièce pour évoquer les endroits où les humains ont un lien avec la nature, composée des éléments de la terre, de l'eau, du feu et de l'air, en y intégrant le temps.

Sur scène, le sable tombe continument dès le début de la représentation. Au fur et à mesure qu'il tombe, il s'accumule, comme pour symboliser le temps. (…)  Le sable continue de tomber au centre de la scène pour montrer la vie comme une ligne verticale, quelque chose qui ne disparaît pas, mais qui s'accumule et qui nous fait sentir le temps qui passe. (…)

 

Tamotsu Watanabe : Quelle matière utilisez-vous ?

 

Ushio Amagatsu : Habituellement, nous préparons une couche sur la surface de la scène du théâtre. Nous posons d’abord du linoléum, un matériau souvent utilisé pour les spectacles de danse. Nous étendons ensuite sur cette surface une couche uniforme de sable. Au fur et à mesure que les danseurs se déplacent, ils raclent le sable et, une heure et demie plus tard, nous obtenons un relief sur la surface, gravé par le mouvement des danseurs. En général, on ne peut pas voir l'énergie du danseur au bout d'une heure et demie en regardant le sol, mais ici, c'est le cas. J'aime donc l'idée d'un art de la scène qui change avec le temps. C'est pourquoi j'utilise des éléments comme le sable ou l'eau qui apportent des qualités tangibles à mon travail.

 

Tamotsu Watanabe :  Qu'en est-il de Tobari?

 

Ushio Amagatsu : Il y a une forme ovale au centre de la scène, éclairée par des étoiles. Ces étoiles sont en fait 2.200 ampoules LED et représentent fidèlement les constellations que l'on voit au mois d'août au Japon. Il y a également 6.600 étoiles sur le fond de la scène, et ce sont aussi les constellations du mois d'août centrées sur l'étoile polaire. Il s'agit en fait d'un écran noir percé de trous de différentes tailles pour représenter les différentes luminosités des étoiles. Ces accessoires sont tous fabriqués par les danseurs eux-mêmes. Les danseurs créent les accessoires et les éléments scéniques pendant les répétitions. Ils peuvent ainsi s'immerger dans la pièce dès le début. (…)  Cette approche pratique, qui consiste à s'impliquer dès les premières étapes de la création, permet d'ajouter divers éléments à la préparation de la pièce par les danseurs. Cela n'a pas changé depuis les débuts de Sankai Juku.


Tamotsu Watanabe : Le mot "tobari" peut simplement s'expliquer par "rideau" ou "voile", mais comment associez-vous le thème de Tobari aux étoiles ?

 

Ushio Amagatsu : "Tobari" est un mot ancien qui fait référence aux tissus diaphanes utilisés comme cloisons, mais il a ensuite pris le sens de ligne séparant le jour et la nuit. En japonais, nous avons l'expression yoru no tobari ga oriru ("le rideau de la nuit tombe" ; ce qui signifie "la nuit tombe"), mais la ligne entre le jour et la nuit est ambiguë. Lorsque nous disons "il fait nuit", la nuit est déjà tombée, c’est au passé. En revanche, la lumière des étoiles que nous voyons aujourd'hui est une lumière d'autrefois. C'est une lumière qui a brillé il y a plusieurs millions d'années. Ces idées m'ont inspiré pour créer Tobari, en questionnant si le présent est vraiment le présent, et qui exprime l'acceptation du passé en tant que présent.


Tamotsu Watanabe : Votre travail, et pas seulement ces deux pièces, a tendance à être basé sur une pensée cosmique ou philosophique, mais d'où cela vient-il ?

 

Ushio Amagatsu : Lorsque je regarde en arrière, je pense que ma première tournée en Europe en 1980 a été le plus grand tournant pour moi.

 

Tamotsu Watanabe : Qu'est-ce qui vous a amené en Europe ? (…) Cela a dû être une expérience déterminante pour vous.

 

Ushio Amagatsu : Nous avons passé chaque jour à être inondés de langues, de nourritures et de modes de vie différents, et j'ai eu l'impression que ces différences provenaient toutes de celles des cultures. Mais nous avons aussi eu l'occasion de voir les peintures murales primitives de Lascaux ou les structures mégalithiques d'Europe, et j'ai pensé que toutes les cultures avaient une impulsion similaire pour créer des formes et des peintures, et qu'il y avait une universalité née de la nature. Avec le recul, je pense que ces idées de différence et d'universalité m'ont aidé à progresser.


Tamotsu Watanabe : Vos pièces de danse butô semblent toujours être à la recherche de l'existence humaine dans la nature ou de la façon dont les humains se rapportent à l'univers.

 

Ushio Amagatsu : L'individu a une existence qui a un début et une fin. Bien que l'individu lui-même soit discontinu, à l'extérieur de son corps, il y a une continuité qui s'écoule comme une rivière. En d'autres termes, il s'agit d'une discontinuité enveloppée dans une continuité. Nous avons donc ces deux éléments en nous, et j'espère exprimer l'idée d'éternité comme thème central de mon travail.

 

Tamotsu Watanabe : La danse peut être décrite comme une forme d'art éphémère parce qu'elle ne dure qu'une seconde sur scène, et donc l'éternité et l'éphémère sont des éléments majeurs de la danse. Je pense que vous avez atteint votre thème grâce à ces expériences et à ce tournant.

 

Ushio Amagatsu : Le fait que j'aie grandi près de la mer y est peut-être aussi pour quelque chose. Le passage d'Une Saison en Enfer de Rimbaud, "Elle est retrouvée, Quoi ? -- L'Éternité. C'est la mer allée, Avec le soleil », me parle. J'ai l'impression que cela décrit le même genre de paysage que j'ai vu dans mon esprit, depuis que je suis enfant.


Tamotsu Watanabe : Au Japon, on considère que les danseurs sont plus compétents à mesure qu'ils vieillissent ; donc, plus ils sont âgés, mieux c'est. En revanche, en ce qui concerne la danse moderne européenne ou le ballet classique, par exemple, les danseurs plus âgés ne sont pas très appréciés. En ce sens, votre danse est ancrée dans une sensibilité extrêmement japonaise. Je pense donc que vous continuerez à vous produire même à 100 ans, comme Kazuo Ohno. Je suis certain que vous continuerez à découvrir l'art de la vieillesse.

 

Ushio Amagatsu : Je chorégraphie mes propres œuvres et je les interprète moi-même. J'accepte donc le fait que je vieillis et je crée des pièces de danse avec des mouvements qui conviennent à mon âge. Je ne peux pas chorégraphier des mouvements que je ne suis pas capable de faire. Dans d'autres pays, la danse est décrite comme une capacité athlétique, mais au Japon, je pense qu'il ne s'agit pas d'athlétisme mais de vibrations. Il s'agit de relation avec l'espace ou le temps.


Question dans la salle : Pourquoi vous peignez-vous en blanc ?

 

Ushio Amagatsu : La peinture blanche existe depuis que j'ai commencé à danser le butô, et ce n'est pas quelque chose d'unique au Japon. La peinture blanche est utilisée dans les festivals et les cérémonies de diverses cultures, et je crois que c'est pour cela qu'elle nous permet de partager une image universelle. Elle représente peut-être quelque chose comme une entrée de l'ordinaire dans l'extraordinaire. Je le vois aussi comme un outil pour effacer l'individualité. Le rasage de la tête, par exemple, est une tentative similaire d'éliminer les caractéristiques individuelles, en l'occurrence les coiffures, et je pense que la peinture blanche aide à supprimer les caractéristiques corporelles, soulignant le fait que les danseurs ne sont que des êtres humains. La peinture blanche montre également différentes expressions en fonction de la lumière, ce qui est un autre aspect intéressant pour moi.


Question dans la salle : J'aimerais vous demander comment vous choisissez les costumes et pourquoi vous avez toujours du sang qui coule de vos oreilles ?

 

Ushio Amagatsu : Le sang qui coule des oreilles est quelque chose qui nous donne du courage. Il exprime l'échéance du corps et c'est le dernier élément de maquillage que nous appliquons, ce qui nous permet de nous concentrer sur notre performance. En ce qui concerne les costumes, dans la Grèce et la Rome antiques, les gens portaient des toges, en s'enveloppant d'un tissu. C'est la même chose avec le kimono japonais. En d'autres termes, j'essaie d'avoir des costumes unisexes ou universels, avant que le monde ne soit divisé entre pantalons et jupes. Étant donné que Sankai Juku est une troupe exclusivement masculine, nous espérons également inclure l'essence féminine dans ces costumes.


(Tokyo, 2013)


  • Précédemment paru sur les humanités / journal-lucioles :

"Ushio Amagatsu, elfe des lenteurs". https://www.leshumanites-media.com/post/amagatsu


-----------------------------------------------------------------------------------------------------------

Partager l'archive, la faire vivre au présent. A partir de la collection de Jean-Marc Adolphe, les humanités ont commencé la publication de "Mémoires de danse". Devenez co-producteur de ce fil de publications (prévu jusque fin 2025) en soutenant notre journal-lucioles. Abonnements (5 € par mois ou 60 € par an), ou dons, essentiels à la poursuite de cette aventure éditoriale : ICI

366 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page