Aussi étrange que cela puisse paraître, le meilleur ouvrage publié en France sur le Butô et son fondateur, Tatsumi Hijikata, est un "roman graphique" publié en 2016 par Actes Sud. « Tatsumi Hijikata me questionnait en permanence sur ce que j'avais dans le ventre. Il semblait me dire : "Alors, vas-y, crache ce que tu as là-dedans ! C'est quoi cet esprit de méthode, ces petits croquis à la con ? Tu dois peindre les yeux fermés, comme je danse ! "», confiait alors son autrice, Cécile Wagner, dans un entretien pour la revue Mouvement.
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Enfance buissonnière (« le vent », disait-il, « me tenait lieu de kimono »), dans la rudesse climatique du nord du Japon, onzième et dernier rejeton d’une modeste famille d’aubergistes dont les fils partirent à la guerre sans en revenir et dont les filles furent promises à la prostitution, Tatsumi Hijikata a beaucoup appris à l’école de la vie. Plus tard, provincial de seconde zone exilé à Tokyo dont les marges abreuvaient toute l’avant-garde artistique et contestataire de l’après-guerre (après Hiroshima et l’occupation américaine qui s’ensuivit), Hijikata allait inventer de toutes pièces une danse d’outre-danse, une danse du corps malade (comme il disait) : en 1968, La Révolte de la Chair, où pointait à l’entre-jambes un phallus en or et en érection, fut l’un de ses spectacles-phares. Le scandale du Butô (dite "danse des ténèbres") avait pris racine en 1959 avec une courte performance, Kinjiki, au cours de laquelle un adolescent faisait mine de sodomiser à un poulet. Ambiance, ambiance…
Longtemps, dans cet Occident que Hijikata honnissait (exception faite de Sade, Lautréamont, Genet ou Bataille, excusez du peu) mais qui consacra le Butô avec Kazuo Ohno, Sankai Juku, Min Tanaka, Ko Murobushi, Carlotta Ikeda et autres, le nom de son fondateur y resta inconnu. Il fallut attendre sa mort, en 1986, pour que le voile commence enfin à se lever. Et quelques publications sont venues explorer les arcanes du Butô, notamment un très copieux ouvrage dirigé par Odette Aslan et Béatrice Picon-Vallin, paru en 2002 aux éditions du CNRS et aujourd’hui épuisé. C’est toutefois une entreprise absolument inédite que livre aujourd’hui Céline Wagner chez Actes Sud : en 140 pages fourmillantes de détails, gorgées de couleur, c’est au fil d’une somptueuse bande dessinée que sont retracées la vie et certains spectacles majeurs de Hijikata.
Sans prétendre à la biographie exhaustive (de toute façon encore entourée de mystères), son auteure précise avoir laissé libre cours à son imagination. Au diable l’exactitude absolue ! Le travail de Céline Wagner, qui n’est tout de même pas exempt de sources documentaires particulièrement bien fouillées (les planches sont d’ailleurs accompagnées d’un texte fort instructeur) nous plonge au cœur d’une histoire en corps et en saveurs, qui témoigne d’une extraordinaire compréhension de l’illustratrice. « Au départ », confie-t-elle, « j'ai construit un scénario. Mais plus je découvrais l'œuvre d'Hijikata plus cela paraissait absurde. Tatsumi Hijikata me questionnait en permanence sur ce que j'avais dans le ventre. Il semblait me dire : "Alors, vas-y, crache ce que tu as là-dedans ! C'est quoi cet esprit de méthode, ces petits croquis à la con ? Tu dois peindre les yeux fermés, comme je danse ! " J'ai beaucoup souffert par moments, je n'étais jamais satisfaite. Bien sûr, j'ai fait des centaines de découpages, d'esquisses... Puis je me suis dit : Quand un danseur danse, il ne peut pas revenir sur son geste, il est obligé de découvrir en lui la suite de ce qu'il a dessiné dans l'espace, un geste inédit, unique, fugace... Fais preuve de courage, peins comme si tu ne pouvais pas revenir sur ton geste !" Mais à l'inverse de la danse, la peinture laisse une trace sur laquelle on est constamment tenté de revenir. Je me le suis interdit. C'est le pacte que j'ai fait avec Hijikata. » (2)
Voilà Frapper le sol : 140 pages, deux ans de travail, et bien plus qu’une bande dessinée, la peinture vivante et animée d’une vie et d’un art débordants.
Jean-Marc Adolphe
(mars 2016, pour la revue Mouvement)
Entretien avec Cécile Wagner (mars 2016)
Votre parcours est largement autodidacte. Mais vous avez fait une école de design à Toulouse… Comment en êtes-vous venue à la bande dessinée ?
Céline Wagner - En effet, je suis autodidacte dans la bande dessinée. Avant de faire mon premier album solo, j'avais très peu de bases et très peu de références dans le neuvième art. J'ai utilisé pour mon premier album mes centres d'intérêts, très divers, la peinture, le dessin classique, la philosophie, la poésie... J'ai également mis au travail tout ce que j'avais appris à l'école de design, notamment l'esprit de méthode, qui n'est pas du luxe pour réaliser un album BD ou un roman graphique comptant au minimum une soixantaine de pages... A l'école de design mon professeur d'art graphique, Bernard Olivier, lançait avec un ami une revue, Azimut. Ce jour-là, il recrutait des élèves pour le numéro 0. Nous étions quelques-uns à lever la main. Il y avait dans la promotion d'excellents dessinateurs. Bien que mon dessin était fragile, tortueux, je suis la seule à avoir été retenue. Cela m'a permis d'être intégrée à la petite faune toulousaine de graphistes et dessinateurs, Gilles Aris, Alain Garrigue, Gilles Gonord, qui avait créé la revue Sang d'Encre avec des amis... Et les choses ont suivi leur chemin.
Vous publiez, chez Actes Sud, Frapper le sol, que l’on pourrait qualifier de "roman graphique" sur Tatsumi Hijikata et la naissance de la danse Butô. Quelles circonstances vous ont conduites à vous intéresser au Butô, et en particulier à Hijikata.Comment avez-vous procédé ? Quelles sources documentaires et visuelles avez-vous pu consulter ?
Je ne vais pas énumérer toutes les références documentaires car elles sont nombreuses et mentionnées scrupuleusement à la fin de l'album. J'ai bien sûr eu recours à l'ouvrage d'Odette Aslan édité par le CNRS, Butô(s). Tout en utilisant quelques anecdotes biographiques, j'ai surtout laissé libre cours à mon imagination. Car cet album est un hommage et non une biographie ou un ouvrage technique sur le Butô. Cette précision est très importante...
J'ai découvert le Butô par hasard, alors que je parcourais une interview du chanteur Antony Hegarty que j'aime énormément. C'est un artiste atypique, mystique, ambigu, des qualificatifs que je respecte beaucoup dans la création. Antony parlait de son admiration sans borne pour un certain Kazuo Ohno. Jamais entendu parlé... Le chanteur poursuivait. Il disait avoir remué ciel et terre pour que son disque parvienne au grand danseur. Antony a rencontré le vieil homme alité, à la fin de sa vie. Kazuo lui a témoigné son estime et l'a félicité pour son travail... C'était très émouvant. J'ai aussitôt cherché à savoir qui était Kazuo Ohno. Et bien sûr, en le voyant danser, je suis tombée de ma chaise. J'ai compris l'émotion d'Antony. J'ai fouillé encore et encore et suis arrivée jusqu'à Tatsumi Hijikata. J'ai dû rester collée à mon écran trois bonnes heures sans oser respirer, fascinée. Si j'avais quelques idées de livres à ce moment-là, je ne m'en souviens plus, j'ai tout laissé de côté pour Hijikata, pour lui consacrer un album. Le minimum que je puisse faire, à mon tour, pour témoigner mon estime à un immense artiste. Consciente que cet hommage s'adresse aux lecteurs d'aujourd'hui. Je pense qu'Hijikata se foutait pas mal des hommages...
"l'art n'appartient pas aux artistes en place"
Le livre est composé d'une introduction "biographique" de quarante pages. Puis quatre chapitres s'ouvrent sur des interprétations de quatre chorégraphies : Kinjiki, La Rébellion de la chair, La mort de Divine, Hôsôtan. On imagine la somme de travail qu’un tel livre représente. Globalement, quel temps y avez-vous consacré ? Et, en dehors du travail documentaire, quel temps peut représenter une seule page ?
Le travail préparatoire a duré au moins six mois car j'ai tourné longtemps autour du récit. Comment raconter ? Par quel angle prendre l'histoire ? Etc... Doit-on évoquer la vie de l'artiste pour parler de son œuvre ? Question insoluble. Les avis divergent, le débat remonte loin. Moi, je pense que oui. A mes yeux, savoir que Hijikata venait d'un milieu paysan coupé de la mégapole où se jouaient toutes les scènes artistiques d'avant-garde, peinture, littérature, danse, fait partie de l'artiste. Même s'il rejette ses origines, même s'il les méprise, les renie, l'artiste les porte. D'ailleurs Hijikata est revenu dans son pays natal et cela a amorcé le début du sommet de son art. Que l'art officiel puisse être bousculé, renversé, anéanti par un gamin de la paysannerie, rebelle (certes), excentrique, fêlé (peut-être même psychopathe), me semble très important. Peut-être parce que moi aussi je viens d'un milieu où, si je n'avais pas rué dans les brancards, je n'aurais pas pu pratiquer le dessin et la peinture. L'art n'appartient pas aux artistes en place. La culture n'appartient pas aux gens formés pour l'exercer. J'ai travaillé deux ans sur ce livre. La réalisation d'une page me prend entre un et deux jours...
Quelle(s) technique(s) employez-vous ? Y a-t-il une recherche particulière en termes de couleurs, suivez-vous un story-board ?
Mes techniques changent pour chaque livre. Pour Frapper le sol, au départ, j'ai construit un scénario. Mais plus je découvrais l'œuvre de Hijikata plus cela paraissait absurde. Tatsumi Hijikata me questionnait en permanence sur ce que j'avais dans le ventre. Il semblait me dire : "Alors, vas-y, crache ce que tu as là-dedans ! C'est quoi cet esprit de méthode, ces petits croquis à la con ? Tu dois peindre les yeux fermés, comme je danse ! " A ce détail prêt que j'avais entrepris de raconter son histoire, donc je devais me tenir à une certaine ligne narrative... J'ai beaucoup souffert par moment, je n'étais jamais satisfaite. Bien sûr, j'ai fait des centaines de découpages, d'esquisses... Puis je me suis dit : "Quand un danseur danse, il ne peut pas revenir sur son geste, il est obligé de découvrir en lui la suite de ce qu'il a dessiné dans l'espace, un geste inédit, unique, fugace... Fais preuve de courage, peins comme si tu ne pouvais pas revenir sur ton geste !" Mais à l'inverse de la danse, la peinture laisse une trace sur laquelle on est constamment tenté de revenir. Je me le suis interdit. C'est le pacte que j'ai fait avec Hijikata.
Céline Wagner, Frapper le sol, éditions Actes Sud, 140 pages, 19,50 €. Sortie le 30 mars 2016.
Les publications de Céline Wagner (dont trois albums en accès libre) et son actualité sur son site internet : https://www.celinewagnerceline.com
Céline Wagner travaille actuellement sur un nouveau livre : "Bubbelee des oiseaux dans le ciel d’un théâtre est issu de ma rencontre avec Pascal Quignard à Paris en janvier 2021. Trois années ont été nécessaires pour mettre en image ce texte magnifique de l’auteur, paru en 2018 aux éditions Galilée. Lors de notre rencontre, l’auteur m’a fait cadeau de son texte, me demandant de mettre en image son expérience du théâtre et son amour des oiseaux, tandis que je travaillais moi-même, dans mon domaine graphique sur la vie et l’œuvre d’un danseur et chorégraphe japonais, Hijikata Tatsumi, qui nous fascinait mutuellement. Bubbelee, des oiseaux dans le ciel d'un théâtre, interroge sur l’entrée du sauvage dans le lieu clos d'une scène, l’incursion de la littérature dans le récit graphique, l’articulation de ces deux genres "dans" et « par » la bande dessinée. Il est également et surtout le fruit d’un intérêt commun pour la scène, l’obscurité, la danse butô née au Japon dans les années 50 qui impulsa l’avant garde artistique de ce pays, d’une passion pour la nature et le vivant."
Souscription et financement participatif (jusqu'au 23 mars 2024) : https://fr.ulule.com/bubbelee-des-oiseaux-dans-le-ciel-dun-theatre/
Autres publications recommandées
Butô(s), ouvrage collectif, sous la direction d'Odette Aslan et de Béatrice Picon-Vallin.
Une entreprise éditoriale de longue haleine qui retrace les acquis de cette danse et clarifie l'expression fourre-tout, parfois accolée au butô, de «danse-théâtre». Place est faite à Tatsumi Hijikata, Kazuo Ohno, Yôko Ashikawa, Masaki Iwana, Akira Kasai, Mitsutaka Ishii, Natsu Nakajima, Tomiko Takai, Tamasaburô, Ko Murobushi, Ushio Amagastu, Min Tanaka, Carlotta Ikeda, Yukio Waguri, etc. Divers témoignages rendent justice aux échanges artistiques que les rencontres ont occasionnés, transformant non seulement les œuvres, mais même les destinées.
380 pages, 53 €. Pour commander l'ouvrage : https://www.cnrseditions.fr/catalogue/arts-et-essais-litteraires/butos/
Uno Kuniichi, Hijikata Tatsumi. Penser un corps épuisé.
Kuniichi Uno, philosophe, traducteur au Japon de plusieurs textes de Gilles Deleuze, notamment, est aussi fin connaisseur de la scène butô, en particulier de Tatsumi Hijikata, qu'il a rencontré à plusieurs reprises entre 1983 et 1986.
Cet ouvrage n'est pas à proprement parler une biographie de Tatsumi Hijikata, mais un essai sur la "ligne de pensée" (et de corps) qui a animé le fondateur du Butô. Un essai qui s'appuie sur de nombreuses citations de Hijikata, issues de plusieurs ouvrages totalement inédits en français, qu'a lui-même traduits Kuniichi Uno, notamment Danseuse malade ("Yameru Maihime").
27 pages, 20 €. Les Presses du réel. Pour commander l'ouvrage : https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=6093
Jean Viala et Nourit Masson-Sekine, Butoh. Shades of darkness.
Jean Viala et Nourit Masson-Sekine, tous deux Français ayant vécu au Japon ont co-réalisé cet ouvrage publié au Japon en 1988, et qui vaut essentiellement pour l'abondante iconographie réunie, complétée en fin d'ouvrage par des textes (en anglais) de Tatsumi Hijikata, Kazuo Ohno, Eikô Hosoe, etc.
108 pages, Sfunotomo co, Tokyo, 1988 (épuisé)
On pourrait s'étonner de ce qu'il n'existe à ce jour aucune édition en français des textes de Tatsumi Hijikata, artiste majeur du XXe siècle. Il existe pourtant des traductions disponibles, à commencer par une traduction de Patrick de Vos de Danseuse malade ("Yameru Maihime"), un texte fondamental cité par Kuniichi Uno dans Hijikata Tatsumi. Penser un corps épuisé (voir ci-dessus). Le titre de Danseuse malade a pourtant été repris, en 2009, par un spectacle de Boris Charmatz avec Jeanne Balibar, précisément à partir de la traduction de Patrick de Vos ; texte rendu inaudible pendant une bonne partie de la représentation (extrait ICI). "Il y a une littérature qui est encore de la danse, et dans le cas de Hijikata, celle-ci n’est pas seulement méconnue, elle est inouïe, elle n’existait pas encore, il fallait voler les épreuves d’un traducteur, pour se rendre compte de son existence. Nous sommes soudain face à un trésor qui déchire les représentations", écrivait alors Boris Charmatz, qui trouvait malin de transformer le nom de Hijikata en "Ici gît une cata" (sans commentaire).
Enfin, en publiant en 2017 le livre de Kuniichi Uno (voir ci-dessus), les Presses du réel annonçaient que cet ouvrage devait être "la première publication d'un ensemble de textes sur Hijikata". Depuis, rien. Les Presses du réel n'ont pas répondu aux sollicitations des humanités.
"Mémoires de danse" : ça continue. A partir du fonds d'archives de Jean-Marc Adolphe légué aux humanités, déjà 5 séquences d'une Histoire du Butô. Dernier épisode : "Un Japon des marges, dans la lignée de Jean Genet". A suivre, avec de nombreux inédits : "Théo Lesoualc'h, un clandestin au Japon".
Les humanités, ce n'est pas pareil. Entièrement gratuit et sans publicité, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, défricher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus. Mais ça ne va pas de soi : abonnements de soutien (5 € par mois ou 60 € par an), ou dons, essentiels à la poursuite de cette aventure éditoriale : ICI
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