Jaider Esbell, "Pata Ewa’n – O coraçao do mundo" (2016),
issu d'un article et portfolio consacré par les humanités en novembre 2021 à cet artiste brésilien, peu après sa brutale disparition.
A retrouver ICI
Que peut-on attendre de la COP 16 Biodiversité qui se tient à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre ? Alors que deux nouveaux rapports du « GIEC de la biodiversité » sont attendus mi-décembre, cette nouvelle conférence des parties doit « passer en revue » les engagements pris en 2022 à Montréal. On sait déjà que le compte n’y est pas. En prélude à une série de publications (portraits, reportages, analyses) reliées à cette COP 16, c’est un autre passage en revue que nous proposons ici : de 1965 à aujourd’hui, comment la prise de conscience écologique a-t-elle fait émerger cette notion de biodiversité, et quel a été le lent cheminement de son inscription dans les politiques publiques ?
« The sedge is wither'd from the lake, And no birds sing »
[« La laîche est fanée près du lac, et nul oiseau ne chante »]
(John Keats, La Belle Dame sans Merci, 1819)
« Si l’on envisage l’histoire du globe, l’apparition de l’homme prend aux yeux des biologistes
la même signification que les grands cataclysmes à l’échelle du temps géologique.
A l’époque contemporaine la situation atteint un niveau de gravité inégalé.
Tous les phénomènes auxquels l’homme est mêlé se déroulent à une vitesse accélérée
et à un rythme qui les rend presque incontrôlables.
L’homme dilapide d’un cœur léger les ressources non renouvelables,
ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle. »
(Jean Dorst, « Le déséquilibre du monde »,
avant-propos à Avant que nature meure, 1964-1965)
Et la biodiversité éditoriale ? Un "journal-lucioles", comme prétend l'être les humanités, fait aussi partie des espèces menacées. Dons et abonnements ICI
Attention, une COP peut en cacher une autre. Depuis le « Sommet de la Terre » (Rio, 1992), le réchauffement climatique -et ses conséquences déjà perceptibles- a quelque peu éclipsé d’autres thématiques. Aussi les premières COP Biodiversité sont-elles passées relativement inaperçues. Si le constat est aujourd’hui fait d’un effondrement planétaire de la biodiversité, au moins depuis un « rapport choc » publié en 2019, les engagements pris pour endiguer ce véritable tsunami écologique restent au mieux du gué. Les premiers signaux d’alerte datent pourtant des années 1960…
1965 : Jean Dorst, un lanceur d'alerte.
Jean Dorst à la télévision française en 1970 : dans le Lubéron, un chemin forestier vient d'être goudronné
pour faciliter l'accès des touristes. L'ornithologue explique l'impact écologique
de l'ouverture de certaines zones naturelles au tourisme,
"une perturbation biologique grave"...
(Document INA, capture d’écran)
Il y a quasiment 60 ans, en 1965, un ornithologue français, Jean Dorst, publiait un ouvrage à bien des égards prémonitoire, Avant que nature meure. Ce livre, aujourd’hui, traduit en 17 langues, a eu un fort impact sur les premiers mouvements écologistes (Dorst s’est lui-même engagé au sein des Amis de la Terre), mais son auteur fut volontiers moqué dans les milieux politiques, économiques et même syndicaux de l’époque, peu enclins à imaginer que la période des « Trente Glorieuses » pourrait ne pas se prolonger indéfiniment et laisser derrière elle des conséquences coûteuses pour les générations futures.
"Vers une réconciliation de l’homme et de la planète", in Jean Dorst, Avant que nature meure, 1965.
« Une confiance aveugle en notre technicité nous a poussés à détruire volontairement tout ce qui est encore sauvage dans le monde, et à convertir tous les hommes au même culte de la mécanique. Notre ambition est de faire des Pygmées et des Papous des adeptes de notre civilisation « occidentale », convaincus que la seule manière de concevoir la vie est celle des habitants de Chicago, de Moscou ou de Paris. Les historiens du futur décriront peut-être la civilisation technique du XXe siècle comme un cancer monstrueux qui a failli entraîner l’humanité à sa perte totale. L’homme est apparu comme un ver dans un fruit, comme une mite dans une balle de laine, il a rongé son habitat en sécrétant des théories pour justifier son action.
Certains philosophes ne craignent pas d’affirmer que l’humanité fait fausse route. S’il ne nous appartient pas de les suivre, nous pouvons néanmoins affirmer avec tous les biologistes que l’homme a fait une erreur capitale en croyant pouvoir s’isoler de la nature et ne plus respecter certaines lois de portée générale. Il y a depuis longtemps divorce entre l’homme et son milieu. Il convient, même si cela coûte à notre orgueil, de signer un nouveau pacte avec la nature nous permettant de vivre en harmonie avec elle. Quelle que soit la position métaphysique adoptée et la place accordée à l’espèce humaine, l’homme n’a pas le droit de détruire les autres espèces.
Il faut avant tout que l’homme se persuade qu’il n’a pas le droit moral de mener une espèce animale ou végétale à son extinction, sous prétexte qu’elle ne sert à rien. Nous n’avons pas le droit d’exterminer ce que nous n’avons pas créé. Un humble végétal, un insecte minuscule, contiennent plus de splendeurs et de mystères que la plus merveilleuse de nos constructions. Le Parthénon ne sert à rien, Notre-Dame de Paris est complément inutile, en tout cas mal placé. On demeure confondu devant la négligence des technocrates qui laissent subsister des monuments aussi désuets et anachroniques alors qu’on pourrait faciliter la circulation et aménager des parkings. L’homme pourrait refaire dix fois le Parthénon, mais il ne pourra jamais recréer un seul canyon, façonné par des millénaires d’érosion patiente, ou reconstituer les innombrables animaux des savanes africaines, issues d’une évolution qui a déroulé ses méandres sinueux au cours de millions d’années, avant que l’homme ne commence à poindre dans un obscur phylum de Primates minuscules. »
1968 : première « Conférence de la Biosphère ».
Avec Jean Dorst, d’autres scientifiques commencent toutefois à tirer la sonnette d’alarme, et du 4 au 13 septembre 1968, l’UNESCO organise à Paris une conférence intergouvernementale sur « l'utilisation rationnelle et la conservation des ressources de la biosphère », connue sous le nom de « Conférence de la Biosphère ». Y participent plus de 300 délégués représentant une soixantaine de pays. « Les débats étaient essentiellement de caractère scientifique mais orientés vers l'action, et se sont déroulés dans une atmosphère constructive, avec peu d'interférences politiques », se souvenait 25 ans plus tard François Bourlière, ancien Président de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources, qui présida cette « Conférence de la biosphère », la première réunion mondiale au niveau intergouvernemental à adopter une série de recommandations sur les problèmes de l'environnement.
Trois ans plus tard, en 1971, l'UNESCO lançait le programme sur l'homme et la biosphère (MAB, Man and Biosphere), un programme de recherche intergouvernemental qui visait à établir les bases scientifiques pour une gestion durable de la nature à partir d'approches écologiques, sociales et économiques. L’année suivante, en 1972, le Club de Rome publie son fameux rapport Les Limites à la croissance, qui alerte les sphères politiques et médiatiques sur la problématique environnementale et, notamment, les relations entre la croissance économique et les limites écologiques. C'est aussi l'année du premier sommet de la Terre, avec la Conférence des Nations unies sur l'environnement de Stockholm, d’où est issu le Programme des Nations unies pour l'environnement.
« Je ne me sens pas capable de formuler un jugement scientifique sur ces questions » (Robert Poujade, ministre de l'Environnement, en 1972).
Commentant le rapport du Club de Rome, Robert Poujade, alors ministre de l’Environnement, paraphrase Victor Hugo : « Ces choses-là sont rudes, il faut pour les comprendre avoir fait des études », avant d’ajouter : « Je ne me sens pas capable, à l’heure actuelle, de formuler un jugement scientifique sur ces questions ». Plus lucides sont alors Théodore Monod et Edgar Morin, qui interviennent dans un numéro spécial du Nouvel Observateur. « Ce qu’on appelle la crise de l’environnement est tout simplement le résultat d’une violation sans cesse aggravée des lois de l’écologie, fondées sur l’interdépendance des êtres vivants entre eux et avec leur milieu physique, c’est-à-dire sur la notion d’équilibres naturels », écrit Théodore Monod. Et pour Edgard Morin, « c’est toute l’idéologie occidentale depuis Descartes, qui faisait l’homme sujet dans un monde d’objets qu’il faut renverser. Le capitalisme et le marxisme ont exalté « la victoire de l’homme sur la nature », comme si c’était l’exploit le plus épique que d’écrabouiller la nature. Mais la nature vaincue, c’est l’autodestruction de l’homme. » Le sociologue en appelle à une « nouvelle écologie généralisée », qui serait une « science des interdépendances, des interférences entre systèmes hétérogènes, science au-delà des disciplines isolées » (2)
Dans les années 1970, une prise de conscience écologique
A une époque où Internet n’existe pas encore, cette prise de conscience écologique trouve écho dans plusieurs publications créées ad hoc. En Grande-Bretagne, The Ecologist, fondé en 1970 par Teddy Goldsmith, est le tout premier magazine consacré à l’écologie. En France, après le numéro spécial ci-dessus évoqué, Le Nouvel Observateur lance en 1973 un nouveau mensuel, Le Sauvage. Plus radical, La Gueule ouverte est fondé en novembre 1972 par Pierre Fournier, journaliste et dessinateur à Charlie Hebdo. Sous-titré « le journal qui annonce la fin du monde », son premier numéro se vend à plus de 70.000 exemplaires. D’abord mensuel, le journal devient hebdomadaire en 1974 avant de cesser sa parution en 1980.
Les couvertures des premiers numéros de "The Ecologist" en 1970, de "La Gueule ouverte" en 1972, et du "Sauvage" en 1973.
« Voici maintenant rompue la vieille alliance de la Genèse entre l’homme et la création et surgit, toute proche, la menace de l’Apocalypse. La crise de civilisation est désormais ouverte par la dilapidation des richesses naturelles », écrit en 1971 un « énarque marginal » (comme il se qualifie lui-même), Philippe Saint-Marc, dans Socialisation de la nature (éditions Stock). Ce pionnier d’un « humanisme écologique », dont le parcours politique navigue entre gauche chrétienne, dans l’opposition à la guerre d’Algérie, et droite réformiste, rédige encore, en 1972, une Charte de la nature.
Parmi les ouvrages qui marquent cette période du début des années 1970, on peut citer Le miroir de la production, de Jean Baudrillard, publié en 1973, trois ans après sa célèbre critique de La société de consommation. Cette même année 1973 voit également la parution de La Convivialité, d’Ivan Illich. « La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse. Elle sera douloureuse pour la génération de transition, et surtout pour les plus intoxiqués de ses membres », y écrit notamment le philosophe, figure marquante de la critique de la société industrielle.
Plus inattendu, on trouve aussi dans ce corpus un livre du fondateur de l’Internationale Situationniste, Guy Debord : La Planète malade, paru en 1971.
La planète malade, de Guy Debord (1971), extrait
« L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène -et vers quelle date- la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.
Tandis que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et modernes en affectant d’épouser leur siècle, en proclamant que l’autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l’on devrait préférer à l’inconfort des «pittoresques» quartiers anciens, ou en faisant gravement remarquer que l’ensemble de la population mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L’impossibilité est en fait déjà parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique séparée, qui ne discute plus que de l’échéance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement. Une telle science ne peut qu’accompagner vers la destruction le monde qui l’a produite et qui la tient ; mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un degré caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi. »
1986 : le mot « biodiversité » sort du bois
Une fois posés ces premiers jalons, il faudra encore attendre une dizaine d’années pour que commence à s’imposer la notion de biodiversité. D’abord qualifiée de « diversité biologique » à la Conférence de Nairobi (22 mai 1992), une convention fut soumise à signature quelques jours plus tard, le 5 juin 1992, lors de la conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement (le fameux « Sommet de la Terre » de Rio). Deux ans plus tard, du 28 novembre au 9 décembre 1994, eut lieu à Nassau, aux Bahamas, la toute première Conférence des parties (COP) à la Convention sur la diversité biologique. En France, le mot « biodiversité » est introduit dans le Petit Larousse cette même année 1994.
L'invention du terme « diversité biologique » (biological diversity), en 1968, est attribuée au biologiste américain Raymond F. Dasmann, l’un des pionniers de la notion de « développement durable », auteur de plusieurs ouvrages (dont Planet in peril ?, en 1971), dont aucun n’a été traduit en français. L’expression est reprise en 1980 par un autre biologiste américain, Thomas Lovejoy, grand spécialiste de l’Amazonie, lui aussi totalement inédit en français voir ICI).
A l’occasion d’un colloque tenu à Washington, en 1986, c’est encore un biologiste américain, Walter G. Rosen qui parle pour la première fois de « BioDiversity ». L’expression est reprise et popularisée deux ans plus tard, en 1988, par un autre biologiste, Edward Wilson, qui choisit d’en faire le titre d’un ouvrage, d’ailleurs issu du colloque de Washington. Dans l’un de ses derniers livres, Half-Earth, Our Planet Fight for Life, en 2016, Edward Osborne Wilson propose propose de redonner la moitié de Terre à la biodiversité (voir sur le site de Reporterre).
Diaporama (10 photographies). Animaux du parc national de Gorongosa, au Mozambique, dont la restauration,
à laquelle a œuvré Edward Osborne, a commencé en 2008. Source : got2globe.com
Outre ses publications, Edward Osborone Wilson s’est concrètement engagé dans plusieurs actions de protection de l’environnement, et une Fondation pour la biodiversité porte aujourd’hui son nom (ICI). En 2008, aux côté d’un entrepreneur et philanthrope américain, et d’autres scientifiques, il s’est associé à la « reconstruction » de l’immense parc national de Gorongosa, au Mozambique, décimé par des années de guerre civile et par le braconnage. En 2016, Le Monde parlait d’un « paradis oublié qui renaît doucement de ses cendres ». Un optimisme qui doit aujourd’hui relativisé par la persistance de troubles politiques, notamment avec la présence au nord du pays de groupes terroristes liés à l’État islamique, mais aussi par l’impact du réchauffement climatique. Des phénomènes de sècheresse prolongée menacent en effet plusieurs parcs naturels en Afrique, comme le rapportait déjà en août 2022 le site africanews.
2022 : « l’accord de Kunming-Montréal »
A l’instar d’Edward Osborne Wilson, les précurseurs de la biodiversité étaient essentiellement des scientifiques soucieux de la protection de l’environnement, et tout particulièrement de la « vie sauvage ». La première Convention sur la diversité biologique, adoptée en 1992 au Sommet de la Terre, reconnaît pour la première fois, au niveau du droit international, que la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune pour l'ensemble de l'humanité, mais cette approche « écosystémique » s’affirmera progressivement, au gré des COP successives. Celle de Nagoya, en 2010, adopte un plan stratégique décennal qui prévoit notamment, à l’horizon 2020, un objectif de suppression des subventions dommageables à la biodiversité, ainsi que la création d’un réseau d’espaces protégés couvrant au moins 17 % de la surface terrestre et 10 % des océans. La COP de Nagoya acte en outre la création de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), souvent qualifié de « GIEC de la biodiversité ».
Ce long cheminement aboutit, douze ans après Nagoya, lors de la COP 15 à Montréal en 2022, à « l’accord de Kunming-Montréal » 'document ci-dessous en PDF) : 200 pays s'engagent à éviter une extinction massive d'espèces végétales et animales, notamment en protégeant au moins 30 % des terres et des mers d'ici à 2030 ; à réduire de moitié les risques associés aux pesticides, d'augmenter les pratiques d'agroécologie, de s'attaquer aux subventions néfastes à l'environnement, et de pousser les entreprises à publier leurs résultats sur la biodiversité. Pour les États, le texte s’avère toutefois moins contraignant que l’accord de Paris sur le climat : aux ONG et autres acteurs de la « société civile » de suivre les engagements pris et leur mise en œuvre…
Un jeune homme montre un bouton avec l'image officielle de la COP16 lors d'un défilé de carnaval à Ibagué, capitale de la région du Tolima en Colombie. Ministère colombien de l'Environnement.
En attendant les deux prochains rapports du « GIEC de la biodiversité »
C’est dans ce contexte que vient d’ouvrir, le 21 octobre dernier, la COP16 Biodiversité à Cali en Colombie. Longtemps restée dans l’ombre des COP sur le climat, celle sur la biodiversité est désormais suivie de près. La publication en 2019, sous l’égide de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, de la toute première évaluation sur l’état de la biodiversité, avait marqué l’esprit en révélant l’ampleur des dégâts : on y apprenait alors qu’un million d’espèces, sur les quelques huit millions estimées sur la planète, étaient menacées d’extinction, et que 75% de l’environnement terrestre et 40% de l’environnement marin présentaient des « signes importants de dégradation ».
Le WWF (World Wide Fund for Nature, Fonds Mondial pour la Nature) rejoint ce constat alarmant. Selon le dernier rapport Planète Vivante de l’ONG (ci-dessous en PDF, 94 pages), le déclin de la biodiversité se poursuit inlassablement : en seulement 50 ans, entre 1970 et 2020, la taille moyenne des populations d’animaux vertébrés sauvages a chuté de 73 %. Pour le WWF, « cette régression nous rapproche aujourd'hui dangereusement de "points de bascule" écologiques, qui auront des effets dévastateurs sur les populations et la nature dans le monde entier. »
Anne Larigauderie, secrétaire exécutive du « GIEC de la biodiversité », en décembre 2022 à Montréal. Photo Jacques Nadeau / Le Devoir
Deux nouveaux rapports du « GIEC de la biodiversité » sont attendus. Ils seront hélas publiés en décembre prochain, après la COP16 de Cali et après la prochaine COP Climat de Bakou. Le premier de ces rapports, baptisé Nexus, vise à analyser les interdépendances entre cinq éléments -la biodiversité, l’eau, l’alimentation, la santé et le changement climatique. Il s’agira de la première synthèse mondiale approfondie sur les interconnexions entre ces cinq crises, et pas seulement de la protection des espèces et territoires menacés.
Le second rapport annoncé porte sur les « changements transformateurs » et analyse les principaux facteurs qui favorisent l’effondrement de la diversité : la déconnexion entre l’humain et la nature, la domination de l’humain sur la nature, mais aussi… la concentration du pouvoir et des richesses. « C’est un travail nouveau sur comment modifier les normes sociales et imaginer de nouveaux récits », prévient l’écologue française Anne Larigauderie, secrétaire exécutive du « GIEC de la biodiversité ».
Mais l’urgence peut-elle encore attendre ? Trois ans après « l’accord de Kunming-Montréal », seuls 29 États (sur les 196 membres de la Convention sur la diversité biologique) ont aujourd’hui soumis leur stratégie et leur plan d'action national, et 91 autres États ont soumis des "cibles", soit des engagements sur tout ou partie des objectifs. Ne parlons même pas du fonds dédié à la biodiversité, abondé à hauteur de 400 millions de dollars (environ 369,2 millions d'euros), alors qu’il était prévu que celui-ci soit crédité de… 25 milliards de dollars par an (23 milliards d'euros) d'ici 2025… Selon Juliette Landry, de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), la COP 16 à Cali tient du « processus de revue », qui doit permettre de savoir si les discours se sont traduits par des actions et des politiques concrètes de la part des pays. Le problème, c’est qu’on sait déjà : on est encore très loin du compte !
Ouverture de la COP 16 à Cali. Reportage TV5 Monde
« Paix avec la nature » (Paz con la naturaleza), tel est le slogan choisi par la Colombie pour la 16ème COP Biodiversité qui vient de s’ouvrir à Cali. Un « accord de paix » est-il possible ? Il n’y a pas si longtemps, en mai 2023, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres déclarait qu’il fallait « cesser la guerre que nous livrons à la nature ». Voici quelques jours, lors de la cérémonie protocolaire de la COP 16, il a appelé les négociateurs à « quitter Cali avec des investissements significatifs dans les fonds du plan-cadre mondial pour la biodiversité, et des engagements à mobiliser d'autres sources de financement public et privé pour le mettre en œuvre dans son intégralité. (…) Il s'agit d'honorer les promesses faites en matière de financement, et d'accélérer le soutien aux pays en développement. » L’argent est sans doute le nerf de cette « guerre », surtout s’il s’agit de « faire la paix ».
Mais l’argent ne fait pas tout. Comme l’a rappelé Susana Muhamad, admirable ministre colombienne de l’Environnement, cette COP16 n'est « pas seulement affaire de mise en œuvre de mécanismes » de régulation mais « essentiellement de repenser notre mode de vie, de repenser le modèle de développement, de redécouvrir comment nous vivons ensemble dans la diversité, dans un système qui ne fasse pas de la nature une victime du développement ». Un jour (s’il n’est pas déjà trop tard), peut-être faudra-t-il remplacer toutes les COP existantes (climat, biodiversité, désertification) par une seule « conférence des parties » dont le maître mot serait celui de bifurcation.
Jean-Marc Adolphe
(avec la collaboration d’Isabelle Favre pour les humanités)
NOTES
(1). Avant que nature meure a posé dès 1965 les fondements scientifiques de la biodiversité. Ce livre de Jean Dorst a été réédité en 2012 par les éditions Delachaux et Niestlé, avec un texte additionnel de Robert Barbault et un hommage d'Yves Coppens. 544 pages, 29,90 €, peut être commandé sur le site de l'éditeur.
(2) La dernière chance de la terre, numéro spécial du Nouvel Observateur en avril 1972.
Ce n'est pas fini : avant d'autres publications à venir, quelques exergues tirés de notre archive. Le moment propice pour soutenir (dons ou abonnements) les humanités ? ICI
EXERGUES
Dans le "passage en revue" proposé dans cet article, il eut fallu mentionner la création en 1982 du Centre International de Droit Comparé de l’Environnement (CIDCE), à l'instigation du Français Michel Prieur, pionnier d'un "droit de l'environnement". Aujourd'hui présent à la COP 16 à Cali, Michel Prieur avait accordé en septembre 2022 un grand entretien aux humanités. A retrouver ICI
La presse française a beaucoup parlé des "menaces" que faisait peser sur la tenue de la COP 16 à Cali un mouvement de guerilla dissident des FARC (qui ont signé l'Accord de Paix avec l'Etat colombien). Personne n'a parlé de la manifestation à l'ouverture de cette même COP, qui a rassemblé 2.000 représentants des peuples autochtones et afro-descendants, pour soutenir le gouvernement colombien, qui les a associés à l'élaboration du « plan d'action pour la biodiversité ».
Au compteur des humanités, déjà une soixantaine de publications consacrées aux peuples autochtones. En septembre 2021, à l'occasion du congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature, nous avions publié une tribune de l'écologiste américain Peter Seligmann, cofondateur de l’ONG Nia Tero. "Les peuples autochtones, gardiens de la Terre". A retouver ICI
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