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Barre Phillips, en souvenirs de danse

Photo du rédacteur: Jean-Marc AdolpheJean-Marc Adolphe

Dernière mise à jour : 16 janv.

Barre Phillips, Bochum 2019. Photo Elmar Petzold


Le 28 décembre dernier, la contrebasse de Barre Phillips s'est tue. Les trop peu d'hommages qui ont été rendus à cet immense musicien de jazz et "compositeur de l'instant" ont grandement passé sous silence les généreuses collaborations que Barre Phillips a entretenues avec la danse, en partage d'une véritable "politique de l'improvisation". En hommage, les humanités réparent aujourd'hui cet oubli.


Hormis le fidèle Francis Marmande dans Le Monde, et Franpi Barriaux sur l’excellent Citizen Jazz, qui souligne à quel point ce « musicien au geste précis » aura été « une figure incontournable des musiques improvisées depuis la fin des années 1960 », bien peu nombreux auront été, dans la presse, les hommages rendus à Barre Phillips à l’annonce de sa disparition, le 28 décembre dernier. Quant à un éventuel hommage du ministère de la Culture (Barre Phillips a vécu en France pendant cinquante ans)... Il y a un ministèrede la Culture ?


Ce  « compositeur de l’instant » (selon une juste formule de Francis Marmande), né aux Etats-Unis en 1934, avait émigré en Europe en 1967 et avait trouvé refuge à partir de 1973 en France, dans le Var, à Puget-Ville. Il avait élu domicile dans une bâtisse du XIème adossée à la colline de La Blaque, Sainte-Philomène. Là, il avait posé de nouvelles fondations, celles d’un Centre européen pour l’improvisation (CEPI). En décembre 2021, à 87 ans, Barre Phillips avait décidé de retourner outre-Atlantique pour y couler ses derniers jours. La mairie de Puget-Ville avait alors organisé une petite réception, et le quotidien Var Matin avait salué comme il se doit cet « homme d’un abord si facile qu’il vous ouvre son cœur comme il vous ouvre sa porte », ce « philosophe de vie hors du commun » qui portait en lui « la politesse, la discrétion et la délicatesse, l’altruisme, le besoin de communiquer, de partager et de transmettre. ». C’est ainsi : les plus grands sont souvent les plus humbles. Et oui, Barre Phillips faisait partie de la famille des plus grands.

Barre Phillips avec Fred Van Hove & Conny Bauer, à Anvers en 200. Photo Gérard Rouy, culturejazz.fr


On ne va pas s’amuser, ici (ce n’est pas le genre des humanités), à recopier Wikipédia pour dire à quel point Barre Phillips était un immense musicien de jazz, contrebassiste et improvisateur. En revanche, on renverra volontiers à une série d’entretiens infiniment précieux dont le journaliste et photographe Gérard Rouy a commencé la publication sur Culture Jazz, où Barre Phillips évoque ses rencontres avec Ornette Coleman, le New York Philharmonic Orchestra, Jimmy Giuffre, Coleman Hawkins, John Stevens, Scott LaFaro, John Surman et Stu Martin, Steve Swallow, Alain Corneau, Carolyn Carlson, etc. (dernier entretien publié ce dimanche12 janvier, ICI).


On peut aussi écouter l'un des derniers concerts de Barre Phillips, aux Instants chavirés, à Montreuil, en février 2020 (ci-dessous).


Mais qu’il soit modestement permis, ici, de réparer quelques omissions majeures.

 

Au Panthéon des collaborations musicales qui ont marqué la "carrière" (mot qu’il eut détesté) de Barre Phillips, personne ne mentionne Colette Magny. Comme un redoublement de censure pour celle dont un bureau de contrôle, à feue l’ORTF, poinçonnait les disques, pour être certain que jamais ne fussent diffusés à l’antenne. En 1971, installé en Europe peu avant, Barre Phillips avait signé les arrangements de l'album Répression. Au générique, on trouve aussi le pianiste et compositeur François Tusques et le trompettiste Bernard Vitet, la pochette étant réalisée par Pignon-Ernest. Excusez du peu !


Passons au cinéma. L’article sur Wikipédia (très incomplet, d’où ont visiblement été tirées quelques "nécrologies" paresseuses) mentionne que Barre Phillips a composé « des musiques de films par exemple pour Jacques Rivette, Robert Kramer », sans mentionner les titres : Merry-Go-Round, en 1981, pour Jacques Rivette, et le formidable Route One/Usa, en 1989, pour Robert Kramer. Il faudrait a minima ajouter Un été sauvage, réalisé en 1969 par l’essentiel mais trop peu connu Marcel Camus (dans ce film où joue aussi Nino Ferrer, Barre Phillips accompagne avec Gunter Hamphel, Steve McCall, Alain Corneau et Ambrose Jackson, le saxophoniste Marion Brown) ; et, plus récent, en 2011, No Man’s zone, documentaire du cinéaste japonais Toshi Fujiwara sur la côte de Fukushima après le tsunami du 11 mars 2010 et l’accident nucléaire qui s’en est suivi. La musique a été enregistrée chez Barre Phillips, avec la chanteuse, poète et compositrice Émilie Lesbros, aujourd'hui installée à New York, que le New York Times décrit comme « une des chanteuses et compositrices les plus créatives de sa génération (…) capable d’allier les opposés avec génie : du groove au punk, de la soul au jazz en tirant vers la musique électronique. »


Dans une interview, le réalisateur du film disait : « Avec Barre Phillips, on avait déjà travaillé ensemble [Independence, 2002]. (…) Ce qui est amusant, c'est qu'il a enregistré la musique dans la chapelle d'un ancien monastère dans le sud de la France. Dans No Man's Zone, il y a beaucoup de vues traditionnelles japonaises avec des images de bouddhas et de petits dieux, alors j'ai pensé qu'il serait intéressant d'enregistrer la musique dans une chapelle catholique. De cette manière, la musique et la narration peuvent peut-être suggérer quelque chose d'universel. (…)  Cet accident nucléaire pose d'énormes questions à chacun d'entre nous, à notre civilisation et à la manière dont nous nous sommes liés à la nature et à l'univers, à la manière dont nous percevons notre vie. »

"No Man's zone", avec Emilie Lesbros, musique pour le film de Toshi Fujiwara


Concernant la danse, c’est encore plus indigent. L’article de Wikipédia, repris ad nauseam, indique sans plus de précision que Barre Phillips a composé « des musiques de ballet pour Carolyn Carlson ». D’abord, à ma connaissance, Carolyn Carlson n’a jamais créé de "ballets", mais passons. Certes, Carolyn Carlson, qui a elle-même contribué à "révolutionné" la danse française, a noué pendant plus de vingt ans, une belle complicité avec Barre Phillips (et John Surman), qui donna lieu, pour mémoire, à quelques pépites comme X Land au festival d’Avignon (1975) et à la même époque, à la Scala de Milan, au mythique Trio avec Larrio Ekson et Jorma Uotinen. Mais l’arbre-Carlson ne saurait cacher à lui seul la forêt des danseurs-chorégraphes-improvisateurs que Barre Phillips a accompagné de sa contrebasse… et de son fin esprit.


Barre Phillips et Julyen Hamilton, "The Duo Now", festival Szene, Salzbourg, 2018. Photo Astrid Askberger


Parfois, ce fut lors de stages ou workshops. Patricia Kuypers, fondatrice à Bruxelles en 1984 de la très dynamique association Contredanse (à laquelle fut ensuite adossée la revue Nouvelles de danse, ainsi qu'un centre de ressources), se souvient que Barre Phillips y fut invité en 1995 pour un workshop approfondi sur l’improvisation musique et danse : « Il s’est trouvé qu’il n’y avait à l’époque pas de danseur/chorégraphe disponible pour donner ce workshop à deux voix, il a donc pris tout l’enseignement à son compte, nous entrainant du coup dans une approche de l’improvisation guidée par des principes musicaux, la journée s’étirant en longues pauses, café, cigarettes, suivies de sessions de pratique intenses avec un groupe composé pour moitié de musiciens et de danseureuses… Sans guider directement la danse, Barre était très attentif à l’engagement dans l’espace, à la présence, à l’espace donné à chacun.e.s, au sens du temps, aux durées, à la composition globale. Il était en effet marqué par son expérience avec Carolyn Carlson dont il avait tiré l’importance de la présence du musicien en scène, de la part performative de son jeu et, bien sûr, la passion de la relation au mouvement. Il avait un œil très attentif à ce qui émanait de chaque personne dansante, l’énergie, le rythme, l’engagement, la relation. Je me rappelle surtout comment il poussait les musiciens à assumer leur présence et à en jouer scéniquement en s’inspirant de ce qu’amenaient les danseureuses. »


A l'issue de ce workshop, Barre Phillips eut l'idée de créer l'année suivante « une performance "d’art total" où nous créerions costumes, scénographie, et improviserions selon des règles qui mêlait tirage au sort et improvisation. Ce projet s’est mis en place sous le titre de "Fête foreign" et s’est poursuivi dans différents pays.  » La danseuse et chorégraphe Pascale Gille, qui a partagé cette aventure, a publié sur son site internet le texte de Barre Phillips qui en précise les contours et l'intention : « Fête Foreign est une pièce de théâtre musicale et dansée, composée d'une sélection d'artistes interprètes, chacun étant un compositeur ou un chorégraphe indépendant. L'idée sur laquelle repose la pièce est simple : chaque participant apporte à la première répétition son "personnage" pour la pièce, y compris le costume, le maquillage, les qualités artistiques et la conception de base du rôle. La période de répétition, sous la direction de Barre Phillips, sert à développer davantage les rôles individuels et à établir une "forme de performance" pour cette collection de personnages fabuleux. La forme se trouve dans la composition et la chorégraphie de la pièce. Le contenu est donné par l'interaction des personnages impliqués, musiciens et danseurs, dans une série de tableaux construits avec précision. Chaque représentation est unique car la forme est restructurée par le metteur en scène pour chaque spectacle. On peut ainsi trouver un duo entre un culturiste et une hôtesse de l'air ; un trio entre une "femme fatale" d'un film de Cassavetes, un computervirus et un rugbyman ; un quatuor entre un touriste belge, un pilote de chasse, un artiste de rollers et un dresseur d'animaux sauvages. Une sorte d'île de Naxos où les âmes sœurs se rencontrent et vivent ensemble... Cette façon de travailler permet une véritable composition collective, car chaque joueur apporte non seulement ses capacités de performance professionnelle, mais aussi sa vision et/ou son commentaire sur l'art contemporain et la vie d'aujourd'hui.

Aujourd'hui, dans les domaines de la danse et de la musique contemporaines, nous trouvons un « réseau » d'artistes expérimentés qui travaillent à développer leurs qualités individuelles en tant que compositeurs, chorégraphes et improvisateurs. Il existe une tendance où ces artistes ne se contentent plus de travailler uniquement dans les formes établies que nous connaissons depuis 50 ans où le compositeur ou le chorégraphe sous contrat est le seul membre créatif d'une production et qui s'entoure d'un groupe d'interprètes professionnels pour exécuter son travail. »


Avec Barre Phillips, Patricia Kuypers a créé deux spectacles, Détour, « où il jouait avec nous dans un espace architectural mobile : nous construisions et déconstruisions l’espace d’apparition et de disparition et il adorait ça, tout en développant des moments de danse/musique avec ses deux complices suisses Hans Burgener et Martin Schutz  » ; et Lest, « avec une scénographie d’air, d’eau et de terre, où il a accepté d’improviser une série de pièces d’une minute, auxquelles il a donné un titre, en suivant une partition que nous lui avions donnée qui faisait alterner des temps de silence et des temps de musique. » Invitée en 2018 au Centre européen pour l’improvisation que Barre Phillips avait fondé à Puget-ville, Patricia Kuypers a pris le relais en accueillant ces rencontres en 2019 et 2021à Valcivières, en Auvergne, où elle a transformé avec Franck Baubois une ancienne bergerie en espace de danse (https://www.mu-pied.com/un-lieu-de-danse-a-moyenne-altitude.html). Chaque anbnée, les rencontres Ri.ves continuent de rassembler danseurs et musiciens (mais aussi poètes, plasticiens...) autour de l'improvisation.


En France, la danseuse et chorégraphe Claire Filmon, directrice d'Asphodèle Danses Envol, a dansé au moins à deux reprises avec la contrebasse Barre Phillips, notamment en 2014, à Vernoux (vidéo ci-dessous).

Mais c'est sans conteste avec Julyen Hamilton, danseur-chorégraphe-improvisateur anglais, aujourd’hui basé à Gérone, au nord de l’Espagne, que Barre Phillips a entretenu la plus vive relation entre musique et danse, ces vingt dernières années. Pas forcément en spectacle : pour des ateliers communs, ou pour le seul plaisir de la rencontre, comme ces moments partagés et filmés (ci-dessous) en 2016, en Espagne.


Jean-Marc Adolphe



Dans l'archive : Barre Phillips et l'improvisation


Barre Philipps : « Improviser, c’est comme faire le ménage »


« L'expérience physique du jeu en public est très importante. Il s'agit de passer du trac, quand on est écrasé par les vibrations, au transport, quand on accepte les vibrations. Dès que quelqu'un se lève devant d'autres gens et fait son truc, il existe une force énorme de vibrations qui circulent. Cette situation de performance est pour moi à chaque fois une sorte d'expérience transcendantale sur scène ; il se passe quelque chose qui me met dans un état autre. A ce moment-là, l'improvisation joue un grand rôle, parce qu'elle ouvre à quelque chose que je n'ai pas prévu. Je n'ai plus à juger, ce que j'ai à faire est évident.


C'est mon travail, je crois, de recevoir ces vibrations. Il y a un lien très étroit entre le son, cette vibration de l'air, et la vibration qu'entretient un public. J'ai trouvé un point de jonction entre ce phénomène vibratoire de performance et moi comme producteur de son ; je sais faire ce qu'il faut maintenant pour que, s'il ne se passe rien, cela commence à vibrer, et que ce soit très excité ou pacifique, positif ou négatif. Quand l'expérience est très forte, je me sens comme dans un nuage, mais un nuage matériel, la musique devient palpable ; à ce moment, j’ai un sens spontané d'architecture, de masses, de formes, de poids, comme si ce nuage devait être porté, sculpté. Et, vraiment, ce qu'il faut faire devient évident.


Je me suis aperçu que j'avais deux états en musique, l'un intérieur, l'autre extérieur. Je passe perpétuellement de l'un à l'autre. Dans le premier état, je suis pris par les sons de mon instrument et ceux des autres, je reste à leur source. Mes réactions sont viscérales et immédiates, seconde par seconde, fraction de temps par fraction de temps. Dans le second, je suis extérieur au son d'ensemble, que j'écoute comme si j'étais loin  ; mes réactions sont plus "musicales" : comme quand on joue en studio au casque, on se place dans le mixage. Je suis arrivé petit à petit à passer du premier état au second, et j'arrive à présent à combiner les deux en situation de performance : je me mets dans le public, j'écoute le tout, et je joue la partie de base qui est évidente à jouer, cette évidence étant bien entendu intérieure.


C'est un processus, je crois, qui va vers l'honnêteté. J'arrive tout doucement à des paliers d'expression, des bouts de musique. Je les accepte. Je les mets en ordre ; je les fixe sur disque, je les joue en concert pendant six mois, et cela me permet de continuer, cela me stimule pour avancer. Depuis des années, j'ai accumulé des sons et des techniques, des outils : improviser, c'est un peu comme faire le ménage. J'accepte cette situation je ne crois pas arriver tous les jours avec une fraîcheur nouvelle. Tout ce que je trouve est la somme d'un travail, et ce qui arrive de vraiment nouveau sur scène ne représente sans doute pas plus de deux pour cent de ce qui se joue. »


(Propos extraits du livre de Denis Levaillant, L’improvisation musicale, Essai sur la puissance du jeu, Ed. Jean-Claude Lattées, 1981 ; repris dans le dossier "De l’improvisation à la composition", revue Nouvelles de danse, n° 22, Hiver 1995).


Mémoire / improvisation, entretien avec Barre Phillips

(ci-dessous, à télécharger en PDF)



Barre Philips : "Pourquoi improviser aujourd’hui. Un point de vue socio-politique"

(ci-dessous, à télécharger en PDF. Transcription d'une intervention de Barre Phillips lors du cycle de webinaires "Risquer le Vide - Interdisciplinarité et performativité des pratiques improvisées", 30 septembre 2021.


 

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