Marine Le Pen avec Vladimir Poutine, au Kremlin, le 24 mars 2017. Photo Mikhail Klimentyev.
Avec la mansuétude (financière et pas seulement) du milliardaire ultranationaliste russe Konstantin Malofeev, bras armé de Poutine pour déstabiliser les démocraties européennes et y encourager la "fachosphère", les stratèges du Rassemblement national cautionnent les crimes russes, notamment en Ukraine. Grâce à Bardella-Le Pen, Poutine sera-t-il bientôt celui qui gouvernera de facto la France ?
" Dans un champ bleu de printemps
une femme en robe noire sortira
pour crier les noms de ses sœurs
comme un oiseau vers un ciel vide
Elle les criera toutes
celle qui s'est envolée si vite
celle qui a supplié la mort
Celle qui n'a pas arrêté la mort
Celle qui attend toujours
Celle qui croit encore
Celui qui s'est tue pendant quarante jours
Les hurlera tous dans le sol
Comme si la douleur était semée dans un champ
De douleur et de noms de femmes
Ses nouvelles sœurs grandiront
et chanteront à nouveau la vie"
(poème inédit en français de Victoria Amelina,
tuée lors d'un bombardement russe à Kramatorsk, le 27 juin 2023)
Photo ci-contre :
Victoria Amelina. Photo Mykyta Pechenyk
Le 27 juin 2023, la jeune écrivaine ukrainienne Victoria Amelina dînait dans une pizzeria de Kramatorsk en compagnie d’écrivains colombiens engagés pour la cause ukrainienne lorsqu’un missile russe s’est abattu sur le restaurant. Sans crier gare, comme font habituellement les missiles. Faut-il le préciser, il n’y avait là aucune cible militaire. Le bombardement de Kramatorsk figurera (si ce n’est déjà le cas) dans le lourd dossier à charge de la Cour pénale internationale contre le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et son chef d’État major, Valeri Guerassimov.
Gravement atteinte à la tête, Victoria Amelina n’a pas survécu. Et avec elle, c’est toute l’Ukraine qui a été frappée. Au début de l’invasion russe, elle s’était engagée avec l’ONG Truth Hounds pour documenter les crimes de guerre. Quelques mois plus tôt, elle avait réussi à retrouver, enterré au pied d’un arbre, le journal d’occupation du poète et auteur de récits pour enfants Volodymyr Vakulenko, arrêté à Izioum et abattu comme un chien par les nervis de Poutine.
Dès le 4 juillet 2023, après un premier article qui faisait état du bombardement de Kramatorsk, nous avons été les premiers en France, aux humanités, à rendre hommage à Victoria Amelina, dont les textes, déjà traduits pour certains en anglais, en allemand ou en espagnol, étaient alors totalement inédits en français (lire ICI).
Un an après la mort de Victoria Amelina, les éditions du Vieux Lion, en Ukraine, viennent de publier, sous le titre Témoignage, un recueil de poèmes inédits, illustré par Danylo Movchan (ci-dessus).
Nous avions fait part de notre souhait de pouvoir en publier une traduction française, mais faute de moyens (qui permettent tout juste, dans un total bénévolat, de maintenir à flots le site des humanités), il a fallu renoncer. Aucune traduction française n’est annoncée à ce jour.
Un autre ouvrage de Victoria Amelina est annoncé pour février 2025 aux éditions Macmillan Publishers St. Martin's Press. War & Justice Diary : Looking at Women Looking at War, écrit directement en anglais par Victoria Amelina, contient des histoires de femmes ukrainiennes qui sont impliquées dans la lutte contre les occupants russes ou qui aident à mener cette lutte, notamment l'avocate et militaire Yevhenia Zakrevska, la militante des droits de l'homme Oleksandra Matviichuk (prix Nobel de la paix en 2022) et la bibliothécaire Yulia Kakuli-Danyliuk.
Victoria Amelina parlait de « nouvelle Renaissance fusillée », en écho aux arrestations et exécutions d’intellectuels perpétrées par l’Union Soviétique dans les années 1920-1930, une génération dont fit partie le poète Grugoriy Choubaï (lire ICI), sur qui un documentaire fut présenté lors de la première édition du Festival des humanités, en septembre 2023 à Cenne-Monestiés (Aude).
Avec Victoria Amelina, 46 autres artistes, écrivains et traducteurs ukrainiens ont été tués dans les rangs des forces armées ukrainiennes ou à la suite de bombardements : Hlib Babych, Vira Hyrych, Volodymyr Vakulenko-K, Ilya Chernilevsky, Natalia Kharakoz, Serhiy Burov, Nadiia Agafonova, Taras Matviyiv, Yuriy Ruf, Serhiy Skald, Ihor Mysiak, Artem Dovgopoly, Yevhen Bal, Serhiy Zaikovsky, Mykola Kravchenko, Oleksandr Berezhnyi, Ihor Teriokhin, Vadym Stetsiuk, Oleksandr Kysliuk, Serhiy Mironov, Olha Pavlenko, Denys Antipov, Bohdan Sliushchynskyi, Yevhen Hulevych, Yuriy Kovalenko, Valeriy Romanovskiy, Ivan Bohdan (Vasyl Bohach), Oleksandr Osadko, Gennadiy Afanasiev, Oleksandr Kuzenkov, Yevhen Roldugin, Oleksandr Hoshylyk, Bizhan Sharopov, Iryna Tsvila, Denys Hordeyev, Andriy Gudyma, Danylo Podybaylo, Vasyl Doroshenko, Oleksiy Ivakin, Maksym Petrenko, Oksana Haidar, Oleksandr Menshov, Oleksandr Zakernychnyi, Oleh Klyufas, Danylo Kononchuk, Valeriy Horbyk.
On a bien conscience qu’ici, ces noms ne disent rien, tant persiste le mythe d’une « grande culture russe » qui a durablement étouffé jusqu’à la langue ukrainienne (lire sur les humanités : "Malgré les interdictions : les personnalités qui ont permis à la langue ukrainienne de survivre", et "De la colonie russe à l'identité européenne", par Zanna Sloniowska).
Quoiqu'ils s'en défendent, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont complices de ces crimes.
Après le premier tour des élections législatives en France, le ministère russe des affaires étrangères russe a apporté, par un message publié sur X, son soutien au Rassemblement national et à ses orientations en matière de politique étrangère : « Le peuple de France demande une politique étrangère souveraine qui serve ses intérêts nationaux, et une rupture avec le diktat de Washington et de Bruxelles ». Tant d'empressement pouvant s'avérer contre-productif, Marine Le Pen a dénoncé une « provocation » et une « ingérence ».
Il est inutile de rappeler ici toutes les enquêtes qui ont mis à jour les liens (notamment financiers) entre le régime de Poutine et le Front National, devenu Rassemblement national. Mais à en croire les extrême droitistes qui visent aujourd'hui l'Assemblée nationale et Matignon, tous ces ponts sulfureux auraient été coupés.
Vladimir Poutine en compagnie de Thierry Mariani, secrétaire d’État aux Transports, au Salon du Bourget, le 21 juin 2011.
Photo Éric Piermont/AFP
Thierry Mariani-Malofeeev et Pierre Gentillet-Poutine
Allons bon. Thierry Mariani, infatigable porte-serviettes des dictatures de Poutine et de Bachar el Assad (entre autres) est donné comme probable ministre d’un gouvernement Bardella. Discret pendant la campagne des législatives, il fut tout de même le représentant du RN lors d’un débat sur Public Sénat, le 14 mars dernier, dans le cadre des élections européennes. Il faudra bien remercier Thierry Mariani (qui vise par ailleurs les prochaines municipales à Paris) d’avoir été avant Ciotti l’un des premiers ralliements "républicains" au RN.
Soutien des militants ouvertement fascistes de Génération identitaire en 2018, il a aussi contribué à former, au sein de La Droite populaire, mouvement qu’il a créé en 2010, un certain Pierre Gentillet (dont on aura l’occasion de reparler), fondateur du Cercle Pouchkine, un think-tank pro-russe, habitué des plateaux de CNews, aujourd’hui candidat du RN dans le Berry, qui fait partie de la "garde rapprochée" de Le Pen et Bardella. En avril 2022, sur son compte Twitter, Pierre Gentillet mettait en doute la réalité du massacre de Boutcha : « La découverte du charnier de Boutcha en Ukraine doit nous inciter à de la retenue. (…) Souvenons-nous de Timisoara. » Il n’a jamais fait amende honorable. Normal : le chien ne mord pas la main du maître qui le nourrit.
Le maître s’appelle Konstantin Malofeev. Dans l’ombre de Poutine, cet ultra-nationaliste oligarque milliardaire, à la tête du groupe de média "Tsargrad" et du fonds d'investissement Marshall Capital Partners, est l’un des principaux agents du soft power russe…, pas si soft que ça. Déjà épinglé par les humanités pour son financement de la "rééducation" des enfants ukrainiens déportés en Russie (déportations sur lesquelles le RN n’a jamais rien trouvé à redire), Malofeev n’a cessé de financer la fachosphère européenne, dont l’association Dialogue franco-russe, créée par Thierry Mariani, dont Pierre Gentillet a été et reste l’affidé. En juin 2023, Thierry Mariani s’était personnellement impliqué dans une vaste campagne de désinformation sur internet orchestrée par les services russes baptisée "Doppelganger", se faisant notamment le promoteur du site de propagande russe "Reliable Recent News", visant à saper le soutien à l'Ukraine dans l'opinion européenne par la diffusion massive de faux contenus médiatiques sur les réseaux sociaux.
On retrouve le même Konstantin Malofeev dans l’entourage de Marie-Caroline Le Pen (oui, c’est une famille nombreuse !), mariée à l’incontournable Philippe Olivier (et présentement candidate dans la Sarthe). Tous les deux ont été reçus en grandes pompes par Malofeev à Moscou en 2018, en marge de la Coupe du monde, dans le cadre du projet "AltIntern", consistant à unir les "forces nationalistes". A l’issue de ces rencontres, Philippe Olivier s’était fendu d’un mail de remerciement : « Les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin »
On en passe et des plus ou moins croustillantes. En septembre 2022, Jordan Bardella, complice des crimes contre l’humanité commis par la Russie en Ukraine, promettait d’attaquer en justice « tous ceux qui insinuent » que le RN a des liens de connivence avec la Russie. Même pas peur : aux humanités, on ne craint rien. On n’insinue pas, on affirme.
Le compte X (ex-Twitter) d'un certain Alexander Gulyaev, alias @Yxxxxx
La désinformation russe au service du Rassemblement national
C’est tout ? Non, ce n’est pas tout. Dans la continuité du navire-amiral "Doppelganger" , avec les sous-sous de Malofeev, les services de renseignement russes se sont livrées en France à une vaste campagne de désinformation-influence, via les réseaux sociaux. A part de rares médias indépendants, dont Basta, rares sont ceux qui y ont fait allusion.
David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’Institut des Systèmes complexes, travaille depuis des années sur le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements et les manipulations de l’opinion. Le 30 juin dernier, il a publié avec le projet Politoscope, qui observe depuis 2016 le militantisme politique sur X/ex-Twitter, une étude (ci-dessous en PDF) qui « identifie une convergence d’intérêts entre le régime de Poutine et l’extrême-droite française », se penche sur « certaines mesures actives mises en place par le Kremlin depuis au moins 2016 pour déstabiliser la société française » et « montre comment certaines d’entre-elles entrent en synergie pour faire tomber voire s’inverser le front républicain ». Une stratégie qui passe par l’astroturfing, amplification artificielle d’une idée par la création d’une foule factice la propageant, en créant par exemple des milliers de robots sur les réseaux sociaux pour introduire ou amplifier certains messages : « pendant la campagne des élections européennes de 2024, des centaines de publicités prorusses ou cherchant à déligitimer les gouvernements en place ont visé les publics français, allemand, italien et polonais. Celles-ci surfaient sur tous les faits d’actualité susceptibles de semer la discorde, la contestation et la révolte », tels que les manifestations d’agriculteurs ou le soutien de l’Europe à l’Ukraine.
Cette ligne de fracture sur les réseaux a débuté avec la montée en puissance de l’utilisation du terme d’"islamo-gauchisme" dans le débat public : « Quasiment personne entre 2016 et 2021 ne faisait référence à l’“islamo-gauchisme” en tant que groupe social organisé, le concept étant quasi inconnu. En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient sans y parvenir d’introduire cet imaginaire dans l’opinion publique. On ne savait pas à l’époque, car ils s’étaient “déguisés”, que les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin. Le leader,@Yxxxxx – plus de 400 interventions au total, loin devant les autres – a désormais un profil en cyrillique... Une recherche rapide permet de voir qu’il s’agit d’un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls. »
« En amplifiant, à des moments clés de l’actualité française, la diffusion de ce concept et les narratifs associés », le Kremlin « a contribué à lui faire passer le seuil de détection de certains médias et personnalités politiques de premier plan. » Le terme d’"islamo-gauchiste" a été ensuite été repris par des ministres, accélérant sa diffusion dans le débat.
Un autre chercheur, David Colon, signale une enquête de la chaîne publique suédoise SVT, qui « confirme que le Kremlin a mené une campagne d’ingérence informationnelle en France dans le but d’influencer le vote aux législatives en faveur du Rassemblement national ». Ce média a pu déterminer que « 108 articles ont été diffusés par plus d’un millier de bots pro-russes sur une période de deux semaines après la dissolution. Dans ces 108 articles, Emmanuel Macron est mentionné 63 fois dont 59 dans un contexte négatif, et Marine Le Pen et Jordan Bardella sont mentionnés 62 fois, jamais dans un contexte négatif. L’un de ces articles cités par le média contient une interview de l’acteur français François Cluzet dont la voix doublée en anglais lui prête des propos qu’il n’a pas tenus pour tenter de faire croire qu’il critique le soutien d’Emmanuel Macron à l’Ukraine. » « Une défaite russe est une utopie, Monsieur Macron », dit la voix doublée. Dans le clip original, François Cluzet parle en fait… de son enfance.
Une stratégie préexistante, que les outils d'intelligence artificielle, apprivoisés par les usines à trolls du Kremlin, ont efficacement réussi à doper, comme le revèle le média indépendant News Guard, spécialisé dans l'information. Et tout ça, pour le Rassemblement national, à l'insu de son plein plein gré ? Les contes pour enfants, c'est bon... pour les enfants.
Jean-Marc Adolphe
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