
ATELIER DU REGARD Cinéaste, ou plutôt "filmeur" comme il se dit lui-même, Alain Cavalier est l'auteur d'un parcours créateur assez unique. Pour "l'atelier du regard" des humanités, le cinéphile Philippe Roger offre un regard sensible sur son dernier film, L'Amitié.
Alain Cavalier pratique depuis plusieurs décennies l’expérience savoureuse de la liberté, offrant à son public l’occasion renouvelée de beaux partages. Libera me reste la devise de ce filmeur discret pour qui le spectateur est un ami fidèle, chaque nouvelle œuvre prenant la forme d’un portrait, lieu d’une rencontre vivante ; reprendre ici le titre de ses films (Libera me, Portraits, La rencontre, Vies, Le filmeur, L’amitié) indique la cohérence d’un parcours créateur assez unique. Nous pourrions employer les mêmes termes qu’en 1997, lorsque nous rendions compte de La rencontre : « Le dernier film d’Alain Cavalier est à la fois paradoxal et miraculeux ». Il y a toujours du paradoxe et du miracle dans L’amitié, son dernier poème en prose. Du paradoxe, car son film s’aventure très loin dans l’intimité de personnes pour autant respectées par un regard aussi léger que profond ; du miracle, car ce cinéma fait comme aucun autre toucher l’acte de création dans ce qu’il a d’humain et de divin.
Il y a un plan inoubliable dans L’amitié. Le premier personnage du triptyque, le parolier Boris Bergman [Boris Bergman est notamment connu comme parolier des premiers succès d'Alain Bashung -NdR], masse les mains du filmeur nonagénaire ; vue de près, la peau ridée d’Alain est réchauffée par les mains de Boris. Après avoir massé la main gauche du filmeur, le parolier lui demande s’il peut passer à la droite, celle qui tient la caméra : Cavalier relève le défi acrobatique, poursuit le plan en changeant de main ; c’est au tour de sa main droite, celle qui tient d’habitude la caméra, à accueillir la chaleur de Boris. « Je flotte ! » s’exclame Alain à la fin du massage, accompagnant l’envol de sa main qui flotte maintenant dans l’espace, tel un astronef. Et la caméra de suivre cette main dans son vol au-dessus du monde, toujours dans le même plan, jusqu’à une machine à laver dont l’essorage sonore évoque le tournoiement des comètes. Comment dire de façon plus émouvante et plus drôle ce qu’est l’art ? D’abord l’art est artisanat : en filmant cette main droite exceptionnellement dépourvue de sa caméra, le filmeur donne à voir son outil de travail. Main qui caresse, main qui crée.
Alain Cavalier écrit son cinéma à la main
Cavalier écrit son cinéma à la main. Rien de plus fort, en ouverture du film, que la plume qui court sur le papier, traçant à l’encre les paroles de Vertige de l’amour comme l’arabesque d’un ruban qui se déroule. Cinéma sensuel et spirituel que celui de Cavalier. Car l’art est ensuite affaire de métaphysique. Dans L’amitié la transcendance passe par l’immanence : c’est par la palette infiniment variée de la matière concrète que ce cinéma humble accède au trait de lumière de l’esprit. Une lumière qui, comme le vent, va où elle veut et a nul besoin de dogmes. Quand le deuxième personnage du triptyque, le producteur Maurice Bernart, calé dans son fauteuil, se met à tenir un discours religieux, on ressent l’étonnement poli, presque amusé, du cinéaste non croyant ; de même quand le troisième personnage, le coursier Thierry Labelle, évoque un certain mysticisme pour son union avec celle qui deviendra sa compagne, sur une île sacrée d’Afrique.
Bande annonce de "L'Amitié", film d'Alain Cavalier sorti en 2023.
L’amitié est aussi un grand film sur l’amour, cette base de nos vies que le cinéma a trop souvent galvaudé, par ses mensonges sur grand écran et ses à-peu-près de convenance. Le filmeur à l’affût peint en réalité le portrait de trois couples, un homme se définissant pour partie par son rapport à la personne qui vit avec lui (Alain en sait quelque chose) ; révélatrices de leur compagnon, les épouses de Boris, Maurice et Thierry : douce et en retrait comme le veut sa culture japonaise, la femme attentive de Boris ; voyant tout et dirigeant la maisonnée, la femme illustre de Maurice ; aimante et dépendante, la femme modeste de Thierry. A chacun de ces couples en mouvement, Cavalier demande de lui décrire les circonstances de leur rencontre, qui disent beaucoup de leurs vies. L’amitié parle aussi d’amitiés. Il y a celles qui unissent Cavalier à ces êtres si divers ; avec le premier il eut un projet de film : rendre compte en vase clos de la naissance d’une chanson de Bashung. Le deuxième produisit son plus grand succès, Thérèse. Le troisième fut l’un des protagonistes de son Libera me. Toujours juste, Cavalier n’idéalise pas pour autant ce sentiment subtil, fort et fragile ; l’amitié entre Boris Bergman et Alain Bashung un jour se fracassa. Il y a parfois des silences dans les scènes, et des blessures de vie plus ou moins cicatrisées. Enfant caché, Maurice n’a jamais oublié les résistants pendus qu’il vit sous l’Occupation, à deux pas des consommateurs attablés aux cafés de Montauban. Thierry le costaud eut du mal à se remettre d’un grave accident de moto. Le fil rouge de ces vies pourtant accomplies, heureuses à leur manière, est une forme d’inachèvement, celle qui caractérise l’humaine condition : Boris aurait préféré le rôle de chanteur à celui de parolier dans l’ombre ; Maurice n’a jamais osé passer à la réalisation de long métrage, qui le tentait. Petit banlieusard, Thierry s’est rêvé navigateur solitaire.
Photogrammes du film "L'Amitié", d'Alain Cavalier (2023)
Ces « grands départs inassouvis », ces horizons secrets font partie intégrante de leur riche personnalité, comme d’autres manques peuplent certainement celle du filmeur. Tout portrait est un autoportrait, et L’amitié n’échappe pas à cette règle. Les reflets d’Alain — dans un sombre miroir ancien de l’intérieur cossu de Maurice, dans la porte coulissante d’un bus, dans les lunettes de Boris posées parmi le désordre de son bureau — disent l’inscription du filmeur dans son geste créateur. Si la pudeur d’une malice qu’on s’applique à soi-même comme à l’autre n’est jamais très loin, qu’on distingue dans le trou de chaussette du coquet Maurice lorsqu’il s’en va faire sa sieste, l’essentiel est à rechercher ailleurs, dans ce qu’il faut nommer la grâce, qui obsède Cavalier. Grâce de l’instant, que seul peut saisir un cinéma libéré des pesants apprêts de son industrie. Libre, Alain Cavalier rejette le mijoté du préparé, l’explicite du voulu ; ce qui n’exclut nullement le travail. A la ligne de sa longue patience, il pêche des moments de grâce que l’instant donne à profusion à qui sait les prendre au vol. Ce sont ces parcelles d’éternité, de beauté pure — parfois le filmeur ne peut se retenir d’admirer la lumière fugace d’un lieu — qui justifient son attention constante. Cette grâce touche à une forme de sainteté, et ce n’est certes pas hasard si la caméra de L’amitié croise la silhouette, le regard et la voix d’une femme forte qui fut Jeanne d’Arc pour Robert Bresson : l’écrivaine Florence Delay est l’épouse de Maurice Bernart. Lorsque l’alerte octogénaire lit deux passages de ses livres, on retrouve la voix vive de ses vingt ans que Bresson sut capter ; car si le corps change, la voix demeure. Cette lumineuse Jeanne d’Arc renvoie Cavalier à la sainte dont il fit le portrait à sa façon inimitable, Thérèse qu’incarna, c’est le mot, la miraculeuse Catherine Mouchet. Tous les films de Cavalier explorent le mystère renouvelé de la grâce de la vie.
Philippe Roger
(texte publié initialement dans la revue Jeune cinéma n°420-421 de mars 2023, pp. 122-124).
Professeur d'histoire et d'esthétique du cinéma, Philippe Roger collabore à « Jeune Cinéma » et à plusieurs revues spécialisées. Ceci est le premier texte qu'il confie aux humanités.
L'Amitié est distribué en Combo Digipack Blu-ray et DVD, avec en bonus Variations, d'Alain Cavalier (48') par les éditions Tamasa, 19, 95 € (ICI).
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Alain Cavalier, filmographie
(source : Wikipédia)
Assistant de Louis Malle (Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants), Alain Cavalier débute dans la réalisation avec le court-métrage Un Américain (1958). Puis il se fait connaître avec deux longs-métrages politiques, subtils et rigoureux, qui lui attirent les foudres de la censure : Le Combat dans l'île (1961) et L'Insoumis (1964), tous deux traitant plus ou moins directement de la guerre d'Algérie. Malgré la présence de comédiens connus dans ses films (Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, ou encore Alain Delon), ce sont des échecs commerciaux : Alain Cavalier s'essaye alors à un cinéma plus traditionnel. Il connaît ses premiers succès avec le polar Mise à sac (1967) et, surtout, le drame bourgeois La Chamade (adapté du livre éponyme de Françoise Sagan). Mais c'est au moment où il se retrouve le plus en vue qu'il choisit de s'éloigner...
Huit ans plus tard, il revient au cinéma avec Le Plein de super (1976), road-movie coécrit avec les acteurs à partir de leurs expériences propres, puis Martin et Léa (1978), où le couple incarné à l'écran est un vrai couple dans la vie. En « documentarisant » ainsi les acteurs (professionnels ou non, en tous cas peu connus), Alain Cavalier affine progressivement sa nouvelle manière de faire des films. Réduisant ses équipes techniques, renonçant peu à peu à toute action dramatique traditionnelle, il aspire de plus en plus à filmer au plus près des êtres, ce qui va l'amener inévitablement vers le documentaire.
Après Ce répondeur ne prend pas de messages (1979), inclassable performance où Cavalier met en scène sa propre intimité sentimentale, et après Un étrange voyage (1981, prix Louis-Delluc 1981), une étape capitale dans sa méthode de travail va être franchie avec Thérèse (1986). Simple et radical, le film questionne la sainteté au travers de la vie de la jeune carmélite Thérèse de Lisieux. Le film est ovationné au festival de Cannes 1986 où il reçoit le prix du jury, puis est plébiscité aux Césars l'année suivante, avec six récompenses obtenues dont celles du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario.
Le réalisateur pousse plus loin encore l'épure avec Libera me (1993), film sans dialogues qui revient avec force sur les thèmes de ses premiers films (oppression et torture). Dans Le Monde, Jean-Michel Frodon écrit qu'il s'agit « non d'un film sur la résistance, mais d'un film de résistance. D'une urgence salutaire. » Parallèlement, il se lance dans une série de vingt-quatre portraits de femmes exerçant à Paris des métiers en voie de disparition (matelassière, cordonnière, coutelière, magicienne…), suite de courts-métrages qu'il présente dans son film Cavalier Express sorti en salle en novembre 2014.
À partir de 1995 et la réalisation de La Rencontre, il travaille avec de petites caméras vidéos entièrement seul.
Vies (2000) marque une nouvelle avancée. Au plus proche de l'essence artisanale de son art, Cavalier tourne désormais seul grâce à la caméra DV ; la légèreté de l'outil lui permettant enfin de filmer idéalement « au plus près de son expérience ». Il dit ne plus être un cinéaste, mais un « filmeur ».
En 2002, il mêle fiction et réalité dans René, où l'un de ses amis, comédien de 155 kilos, s'engage à perdre du poids.
En 2004 sort Le Filmeur, journal intime filmé en vidéo sur plus de dix ans et kaléidoscope méditatif sur la fuite du temps. Cavalier y apparaît comme commentateur-acteur d’une histoire qu'il vit et reconstruit en même temps. Le film est la confirmation que son cinéma est devenu l'accomplissement de son parcours intérieur.
En 2009, il tente à travers son film Irène de faire revivre son ancienne compagne Irène Tunc disparue en 1972.
En 2011, il présente avec Vincent Lindon son film Pater en compétition au festival de Cannes, où ils sont accueillis par une ovation. Il réalise ensuite Le Paradis et Cavalier Express, compilation de huit courts-métrages (2014), Le Caravage (2015), Six portraits XL (2017), Être vivant et le savoir (2019) et enfin L'Amitié, en 2022.
A lire : Amanda Robles, Alain Cavalier, filmeur, De l'incidence éditeur, 2011
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