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Avant Auschwitz, en Slovaquie

Photo du rédacteur: Nicole GabrielNicole Gabriel

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Il y a tout juste 80 ans, le 27 janvier 1945, les troupes soviétiques découvraient le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, à l'ouest de Cracovie (Pologne), où ont été exterminés un million cent mille Juifs, auxquels s'ajoutent environ 300 000 non-Juifs. Accueillies par 7.000 détenus survivants, elles découvrent la monstrueuse réalité de la Shoah. Auschwitz fut l'aboutissement d'un processus commencé bien avant, par exemple en 1942 en Slovaquie, où le gouvernement revendiqua l’application d’une des politiques antisémites les plus sévères d’Europe. Ressort en salles, le 5 février, un film pour l'histoire de Ján Kadár et Elmar Klos, Le Miroir aux alouettes, réalisé en 1965, qui nous transporte au cœur d'une histoire méconnue, et qui filme subtilement la question de la diversité qui régnait en Europe centrale jusqu’à l’effondrement de l’Autriche-Hongrie.


L’histoire commence en 1942 dans une petite ville de Slovaquie où la politique du président Josef Tizo s’était vite alignée sur les lois raciales nazies. Elle reposait sur « l’aryanisation » des entreprises et commerces appartenant aux Juifs et en transférait, par simple décret, la propriété aux Slovaques, majoritairement catholiques.

 

Le scénario du film s’inspire d’un récit de Ladislas Grossmann, écrivain slovaque d’origine juive. Les metteurs en scène, Ján Kadár, Juif slovaque né à Budapest et Elmar Klos, Tchèque de Brno (1), situent l’action fictionnelle dans la jolie localité de Sabinov en Slovaquie. Le film est dans un beau noir et blanc. La langue est le slovaque, avec quelques bribes de yiddish. Les scènes d’intérieur ont été tournées dans les célèbres studios Barrandov de Prague. Acteurs et figurants sont majoritairement slovaques. Le mélange même des identités des auteurs et acteurs reflète un des propos du film. La question de la diversité qui régnait en Europe centrale jusqu’à l’effondrement de l’Autriche-Hongrie est au cœur de l’opus de Kadár et Klos.

 

Dès Hangmen Also Die (1943) de Fritz Lang et Bertolt Brecht, le septième Art avait évoqué la brutalité de la répression allemande dans la Tchéquie occupée. La question de la Shoah en Slovaquie, où le gouvernement revendiqua l’application d’une des politiques antisémites les plus sévères d’Europe, est moins connue. Le passé nazi resta d’ailleurs tabou dans la Tchécoslovaquie communiste. En 1949, le film d’Alfréd Radok La Longue route, admiré par André Bazin, fut interdit par la censure stalinienne. Le débat ne devint possible que dans le sillage de la libéralisation des années soixante. Transport du paradis (1962) de Zbynēk Brynych a pour thème le camp de Theresienstadt, ville modèle « offerte aux Juifs par le Führer ». Le Miroir aux alouettes – sans doute le titre anglais, The Shop on Main Street est-il plus explicite – aborde la culpabilité des Slovaques vis-à-vis des Juifs. Son originalité réside dans la tonalité tragi-comique utilisée, le principal protagoniste étant un avatar du Brave Soldat Sveik, faux Candide et vrai couard.

 

Passent et repassent des cigognes qui ouvrent le film, poétiquement et symboliquement à la fois. Les oiseaux migrateurs font découvrir la ville en plongée : les maisons, les rues, la cour de la prison où les détenus marchent leur ronde. La question du nid sera centrale dans le film. On ne se dirait jamais en 1942. Les habitants, prospères, se promènent et se saluent sans animosité, bien que les déportations vers Auschwitz aient commencé. « Bonjour, Monsieur Blumenfeld, bonjour Josef ». Une fanfare souligne la bonne humeur ambiante. Les habitants semblent n’être au courant de rien et continuer à vivre en bonne intelligence avec leurs voisins juifs.

 

La caméra suit Tono Brtko (le jeune premier slovaque Jozef Kroner), un charpentier sans beaucoup de commandes. On construit pourtant sur la place centrale une tour de Babel en planches de bois ; Tono n’a pas souhaité se joindre à cette initiative émanant des nouveaux maîtres. Il s’arrête devant un passage à niveau et regarde passer un train dont on ne sait s’il transporte hommes ou marchandises. Ou bien les deux. Puis il rentre chez lui, dans l’enfer familial. Son épouse Evelyna, pourtant accorte, est une petite mégère qui lui reproche de faire crédit à ses clients et de ne pas lui rapporter de quoi faire bouillir la marmite. La dispute est interrompue par l’arrivée tonitruante de Rosetta, l’élégante sœur d’Evelyna et du mari de celle-ci, devenu haut gradé dans la nouvelle administration. L’apolitisme de Tono freinant sa propre carrière, le beau-frère a résolu de le prendre par les sentiments. Le couple arrive les bras chargés de victuailles et de boissons. Une dizaine de bouteilles de Borovicka vidées, Tono déclare : « Un homme pauvre est un chien dressé ». Le banquet se termine par Sieg Heil ! Entre temps, le beau-frère a confié à Tono, avec un certificat en bonne et due forme, l’aryanisation de la mercerie de la Veuve Lautman.

 

Celle-ci, interprétée par la grande comédienne polonaise Ida Kaminska, est un peu sourde et n’y voit goutte. Elle vit dans un autre temps. Elle trébuche sur le nom de Brtko, elle lui propose tous ses trésors, des broderies, des boutons et l’entretient de ses secrets de cordon bleu. Lorsqu’il s’énerve, elle croit qu’il plaisante. C’est une scène de quiproquo, admirablement mimée, jusqu’à ce qu’intervienne un voisin, Imro Kuchar, comme médiateur. Il est connu de tous deux, n’est pas juif, mais sa devise est « Leben und leben lassen » ( vivre et laisser vivre ). En contact étroit avec la communauté hébraïque, il révèle à Tono que Madame Lautman ne vit plus de sa boutique mais bénéficie de l’entraide juive. La situation relève du trompe-l’œil. Tono accepterait-il de se faire passer, contre salaire, pour le commis de la vieille dame ? Celui-ci ne dit pas non. Sa paye est accueillie avec émotion par son épouse qui, néanmoins, lui recommande bien « d’explorer les murs et le plancher » pour découvrir « où la vieille cache son or ».

 


Des détails qui paraissent insignifiants montrent à quel point la situation s’aggrave au rythme des vols de cigognes et des déambulations des fidèles, catholiques et juifs, qui se croisent lorsqu’ils se rendent à leur service religieux. Une fête d’un autre genre se prépare autour de la tour de Babel tout juste achevée. Le crieur public qui vient d’annoncer que « les propriétaires de chiens de race impure seraient lourdement taxés » s’offusque d’apprendre que des hauts parleurs rempliront désormais son office. Josef en sait davantage. Le chef de gare l’a informé « qu’une belle saloperie se préparait » et qu’il devrait protéger la veuve. Le charpentier va, comme chaque mercredi, chez Monsieur Katz, son coiffeur juif, qui porte déjà l’étoile jaune et range sa boutique. « Vous n’avez pas vu les milices de Hlinka, Monsieur Brtko ? Vous joindriez-vous à nous ? ».


Effectivement, la milice, chantant une Slovaquie pure, tient le haut du pavé. La scène se passe de nuit. Une foule nombreuse se déplace en courant, à l’affut du nouveau. Sans doute la rumeur s’est-elle déjà répandue. Kuchar, défini comme « ein weisser Jude », un Juif blanc, un non juif solidaire des Juifs a été arrêté, torturé sur ordre du commandant. Il est présenté à l’assistance à demi mort. La fixité des regards, des visages de la foule trahit la fascination qu’exerce cette mise en scène spectaculaire.


La dernière demi-heure du film relève à la fois de l’esthétique expressionniste et de celle de la propagande nazie. Elle joue sur l’effroi, les contrastes violents entre ombre et lumière. La séquence se déroule sur trois plans : la rue principale où les Juifs se rassemblent, assis sur leurs bagages, la voix d’un milicien faisant l’appel, ses acolytes en uniforme malmenant les familles. Pour le spectateur, la scène est perçue à travers la fenêtre de la mercerie où Tono qui redoute le sort du Juif blanc, tente de convaincre la vieille dame de rejoindre ses congénères, bien que son nom ait été oublié sur la liste. Celle-ci n’y comprend toujours rien, pensant que son commis a perdu la tête. Elle s’inquiète de son impolitesse, de sa violence. Pris de boisson,  Tono passe aux voies de fait, pourchassant Madame à travers toute la maison. « Tu ne veux pas y aller pour témoigner contre moi après la guerre.


« Est-ce moi qui suis devenue folle ou est-ce que le monde est fou ? ». L’adieu à Madame Lautman se traduit par un long panoramique sur son appartement, sa mercerie, ses meubles raffinés et surannés, ses dentelles, ses souvenirs et les photos de ses enfants, émigrés en Amérique.


Nicole Gabriel


  • Le Miroir aux alouettes (version restaurée) sort en salles le 5 février.


(1). Ján Kadár (1918-1979) est un réalisateur et scénariste slovaque. Au cours des années 1930, il étudie à l'école de cinéma de Bratislava. Pendant la seconde guerre mondiale, Kadár et sa famille sont arrêtés et envoyés dans un camp de concentration. Après la guerre, Ján Kadár commence sa carrière de réalisateur avec un documentaire sur les ravages causés par le conflit. À partir de 1952, il amorce une longue collaboration avec Elmar Klos (1910-1993), collaboration qui durera jusqu'en 1968. Ensemble, Kadár et Klos réalisent notamment La Mort s'appelle Engelchen, un drame de guerre qui remporte un prix important au festival de Moscou en 1963. Leur œuvre suivante, L'accusé, reçoit le Globe de cristal au festival de Karlovy-Vary en 1964. Puis leur film Obchod na korze (en français, Le Miroir aux alouettes), drame se déroulant en Slovaquie pendant la deuxième guerre mondiale, est présenté au festival de Cannes avant de devenir le premier film tchèque à recevoir l'Oscar du meilleur film étranger.

 

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