Tatsumi Hijikata dans le Tôhoku, en 1965. Photo Eikô Hosoe, dans l'album Kamaitachi (1967)
Et si le Butô, cette danse d'avant-garde créée par Tatsumi Hijikata au début des années 1960 avait secrètement cherché, pour contrer l'influence occidentale qui s'étendait alors sur le "pays du soleil levant", à renouer avec une très ancestrale tradition japonaise : le kami asobi, autrement dit le "divertissement des dieux" ? Troisième séquence d'une Histoire du Butô, à partir des archives de Jean-Marc Adolphe confiées aux humanités.
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« De nos jours, on ne voit que la lumière », disait Tatsumi Hijikata lors de sa dernière conférence, "Conférence des corps affaiblis". « Nous avons porté la lumière sur notre dos; notre dos de ténèbres. Cependant, s'imposant au dos, elle le dévore sans mesure, cette garce de lumière (... ) On n'a plus de ténèbres dans la nuit de nos jours. Les ténèbres d'autrefois étaient limpides. Je compte vous en parler plus tard, mais sans doute n'aurai-je pas assez de temps ... » (voir chapitre précédent, "Cette garce de lumière")
De son isolement japonais, Tatsumi Hijikata a envoyé sa part de ténèbres dans le monde entier… Lui-même n'a jamais quitté le pays du soleil levant. Aube et crépuscule réunis, le météore Hijikata a bouleversé le monde en sa conscience même. Dans le vertige de ce passage, orphelins de cette fulgurance, nous en sommes à déchiffrer l'odyssée de sa cendre.
De Hijikata, il reste heureusement, jeux d'ombre et de lumière, de nombreux textes (dont peu ont été traduits en français) ; et des images rescapées de l'enfer. Parmi les films qui témoignent à tout jamais de l'art du fondateur du Butô, Hôsotan ("Histoire d'une petite vérole"), réalisé par Keiya Ouchida restitue le dernier spectacle dansé sur scène par Hijikata, en 1972 (1). Dans un long solo, on l'y voit déployer la nuit de ses gestes dans une frêle enveloppe de cocons de vers à soie. Cette bouleversante image, où se mêlent le lange de la naissance et "l'épèlement" d'un corps en décomposition, appelle mystérieusement ces mots de René Char : « L'amertume a dominé. Il reste toute la sourde tendresse de l'éclair pour hâter l'éclosion des dernières planètes de soie dans cette nuit de papillons, dans cette nuit de chocs retentissants où le moindre météore soulève et entraîne dans le sillage de ses feux un volume de cendre égal à l'acquis d'une ère de cataclysmes. » (2).
VIDÉO : Solo de Tatsumi Hijikata dans Hosotan (1972), filmé par Keiya Ouchida
Une danse sacrificielle ?
Avec René Char, encore, nous pourrions soutenir que « l'Art ignore l'Histoire mais se sert de sa terreur », Mais en associant systématiquement le Butô et Hiroshima, certains ne voient dans la danse des ténèbres qu'une séquelle supplémentaire du cauchemar atomique. Explication insuffisante, trop simpliste et, pour tout dire, trop rassurante. Dans une "ère de cataclysmes" qui aura charrié, via la photographie de reportage, le cinéma puis la télévision, un lot impressionnant de corps estropiés, déchiquetés et anéantis, Hiroshima constitue certes un sommet particulièrement aigu : mort blanche, peaux et chairs en lambeaux, regards troués.
Le souvenir de Hiroshima insiste dans la mémoire contemporaine ; et de même qu'une certaine littérature, en Europe, s'est questionnée sur la possibilité d'écrire après Auschwitz, Hiroshima lègue peut-être une impossibilité majeure de magnifier le corps et d'en faire un outil de sublimation. En un sens, la "résistance" de Hijikata au cauchemar de Hiroshima fut de trouver des corps/images qui puissent rivaliser avec ceux de Hiroshima, qui puissent eux aussi "insister" dans la perception et l'imaginaire. Le Butô serait alors un rêve qui répond au cauchemar, mais un rêve qui ancre le corps dans sa propre réalité, ontologique. Jean Baudrillard peut certes parler du Butô comme d'un, que tourmentent « des corps recroquevillés, larvaires, tordus, électriques, immobiles, en état d'électrocution mentale ». (3) Mais le Butô peut aussi être considéré, aussi surprenant cela puisse paraître, comme une danse sacrificielle et rédemptrice.
Sacrifice et rédemption ? Voilà des mots qui, en Occident, ne manqueront pas d'évoquer la chrétienté. L'idée, pourtant, n'est pas absurde. A contempler certaines photographies de Hijikata, n'est-ce pas l'image d'un Christ (telle que l'iconographie catholique l'a rendue "représentable" à partir du Suaire de Turin) qui apparait ? A l'occasion d'une reprise du spectacle Kinjiki, Mishima avait bien écrit ces quelques mots : « Tatsumi Hijikata se prépare à célébrer son nouveau culte hérétique et m'y a secrètement convié. Dans mon impatience d'assister à cette soirée, je songe à préparer un masque ténébreux, quelques épices mystérieuses et une croix portant l'obscène effigie d'un Christ souriant. » (4)
Photogramme extrait de Gisei (Sacrifice), tourné en 1959 par Donald Richie,
avec Tatsumi Hijikata et les premiers danseurs de Butô
Le Butô, œuvre sacrificielle ? Dès 1959, Hijikata participait à un film de Donald Richie (5) précisément intitulé Gisei ("Sacrifice") (6). En raison de sa violence, le film fut interdit. L'année suivante, Hijikata et son groupe de danseurs participaient à un film de Eikô Hosoe, Heso to Genbaku ("Le nombril ou la bombe atomique"). Parmi les images qui ponctuent ce court-métrage : des moutons égorgés, que des danseurs portent en procession sur leurs épaules, et un poulet décapité dont les dernières convulsions sont complaisamment données à voir.
Enfin, il est une formule utilisée par Hijikata à partir de 1970, qui prête à réflexion : "Hangidaitôkan". Ce total néologisme, forgé par le jeune poète Mutsuo Takahashi, fut calligraphié par Mishima sur une énorme bannière de tissu de deux mètres de long. Après la mort de Mishima, Hijikata suspendit ce calicot au-dessus de la scène dans plusieurs de ses spectacles. L'expression "Hangidaitokan" est, en elle-même, proprement intraduisible.
Le mot est formé de cinq idéogrammes :
HAN est le "han" du mot "hansai" qui signifie "offrandes brûlées".
Gl est le sacrifice.
DAI signifie "grand" et symbolise ici l'infinie grandeur de l'univers.
TÔ est le "tô" de "butô", mais représente aussi l'action de fouler le sol.
KAN est le "kan" de "kikan" qui signifie "modèle" ou "exemple", et a été choisi pour évoquer "ce dont on apprend des leçons". (7)
Akiko Motofuji précise par ailleurs quelles furent les motivations de Mutsuo Takahashi pour choisir ces termes : « Mutsuo Takahashi voit un homme qui monte sur un autel ; qui est, en fait, la scène, et se met à fouler le sol de cette scène (8). Ce geste symbolise l'offrande d'une flamme faite au ciel ; c'est un sacrifice. Le butô, dans cet univers, est un modèle, non seulement pour ceux qui aspirent au butô mais aussi pour tous ceux qui cherchent à vivre avec sincérité sur le chemin difficile qu'est la vie. Bien entendu, "l'homme" qui monte sur l'autel est Hijikata. » (9)
Le Butô après Hiroshima
Pour comprendre le sens du "sacrifice" qui serait à l'œuvre dans le Butô de Hijikata, peut-être importe-t-il de tenter de saisir ce que Hiroshima a bouleversé au Japon même. Outre l'explosion atomique, une autre déflagration, silencieuse, vient en effet ébranler les fondements de la société japonaise. Hiroshima, on le sait, va marquer la défaite du Japon dans la Seconde Guerre Mondiale, où il était allié à l'Allemagne hitlérienne. Les Américains occuperont ensuite en vainqueurs l'île du soleil levant, et imposeront à l'Empereur Hirohito un discours radiophonique (le 1er janvier 1946) dans lequel celui-ci reconnaît, outre la défaite, qu'il n'est pas vraiment de descendance divine.
Dans la tradition japonaise, l'Empereur était considéré comme le représentant direct des dieux sur terre. La légende rapporte en effet que le premier des Empereurs de la dynastie descendait d'Amaterasu-Ômikami, la divinité solaire. En s'adressant directement à la nation pour reconnaître ses erreurs, et donc son "humanité", l'empereur Hirohito brise d'une certaine manière le mythe sur lequel repose la continuité du Japon.
Est-il alors exagéré de prétendre que le Butô, cette force d'avant-garde qui naît au sein d'une génération qui entretient une relation ambiguë de fascination et de rejet des valeurs occidentales, va se sentir investie d'une mission rédemptrice : recoller les morceaux du mythe, renouer le dialogue avec les dieux, les kami ? Dans l’esprit du Japon ancestral, étranger aux influences occidentales, dont Hijikata voulait se nourrir, l’une des fonctions essentielles, rituelle, de la musique, de la danse ou théâtre était précisément qualifiée de "kami asobi" : le divertissement des dieux. (10) Une dimension que Hijikata n'a jamais expressément "revendiquée", mais à laquelle il a fait écho, à plusieurs reprises…
Jean-Marc Adolphe
A suivre : "Le vent me tenait lieu de kimono"
NOTES
(1). Hôsotan a été projeté pour la première fois hors du Japon en juillet 1988 au festival Danse à Aix. J'y avais invité son réalisateur, Keiya Ouchida, dans le cadre d'un "Hommage à Hijikata" où furent projetés de nombreux documents d'archive totalement inédits en France. Avant de retourner au Japon, Keiya Ouchida a fait halte à Paris et a tenu à déposer sa copie personnelle du film à la Cinémathèque de la Danse. Des années plus tard, le film a été "remasterisé" au Japon. Mais l'unique copie originale de Hôsotan se trouve donc en France (aujourd'hui au Centre national de la danse). Je raconterai cela dans une prochaine séquence de cette "Histoire du Butô".
(2). René Char, Fureur et Mystère, Gallimard, 1948.
(3). Jean Baudrillard, in revue Scènes, Espace Kiron, Paris, 1986.
(4). Yukio Mishima, "La Danse de la crise", 1960, texte traduit par les humanités.
(5). Donald Richie, né le 17 avril 1924 aux Etats-Unis et mort le 19 février 2013 à Tokyo, est un écrivain américain et critique de cinéma et littéraire, spécialiste de la culture japonaise et particulièrement du cinéma japonais. Il est considéré comme un des tout premiers occidentaux à avoir introduit et commenté le cinéma japonais auprès des publics occidentaux, à partir des années 50.
(6). Gisei : "Sacrifice", consistant en offrandes de riz, de plantes, de saké ou même d'étoffes à une divinité, shintô ou bouddhique. (Louis Frédéric, Le Japon. Dictionnaire et Civilisation, Robert Laffont, 1996)
(7). Explication suggérée par Anne-Yvonne Gouzard, "Le butô de Hijikata Tatsumi. Une autre manière de danser au Japon", mémoire pour la maîtrise d'enseignement de langue vivante étrangère, spécialisation japonais, sous la direction du Professeur G. Martzel, INALCO, Paris, 1997.
(8). Il y aurait ici une évocation du "Daichibumi", une pratique qui consiste à purifier le lieu où les dieux du shintoïsme doivent être accueillis lors de leur visite. On pratique aussi le Daichibumi pour purifier une scène de spectacle, car elle représente un microcosme. Le Daichibumi se fait en frappant le sol avec les pieds, d'une manière codifiée.
(9). Akiko Motofuji, "Hijikata Tatsumi to tomoni", Chikumashobô, Tokyo, 1990.
(10). Selon Jacqueline Pigeot ("Des jeux d'enfants aux concerts célestes : les représentations du divertissement dans le Japon ancien", in revue Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 20, 1998) : "l'une des acceptions les plus courantes d'asobi dans les textes anciens est la musique. Asobi-bito, "homme de l'asobi", signifie "musicien". (...) Remontons plus haut encore : la musique, l'asobi, ne serait pas originellement art ou divertissement. D'après les spécialistes de la langue archaïque, "le sens premier [du verbe] asobu ne renverrait pas aux amusements ou aux banquets, mais à des rites comme le culte des dieux ou les funérailles, et il engloberait toutes sortes d'activités y afférant, comme les arts de la musique ou de la danse, ou encore les relations avec des femmes appelées ukare-me, qui tirent elles-mêmes leur origine des miko (prêtresses-chamanes)". (...) Il semble utile de le mentionner, pour souligner la composante religieuse du terme asobi, qui perdurera souis des formes diverses à travers les siècles : le culte shintô conservera par exemple la tradition du kami-asobi ou "asobi (chants, musique et danse) [offerts] aux dieux."
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