En ce début 2025, les humanités ont lancé, sous forme de journal participatif, un "atelier du regard". Le principe en est simple : sélectionner une image (photographie, tableau, etc.) et dire en quoi ce que nous voyons nous regarde (cf Georges Didi-Huberman). Le géographe, poète et traducteur Augustin Berque est notre premier invité.
Si ce que nous voyons nous regarde? La réponse a été donnée voici plus de treize siècles par le mont Jingting dans ce poème célèbre de Li Bai (701-762) :
衆鳥高飛尽 zhòng niăo gāo fēi jìn Là-haut passe un vol d’oiseaux
孤雲独去閑 gū yún dú qù xián Un nuage solitaire s’éloigne, tranquille
相看両不厭 xiāng kàn liăng bú yàn À se contempler tous deux inlassables
只有敬亭山 zhī yŏu Jìngtíng-shān Il n’y a que le mont Jingting
Notes : Le sinogramme zuò 座 a pour premier sens « s’asseoir, être assis », ce qui mène d’abord à comprendre que c’est Li Bai qui, assis seul, regarde la montagne ; mais ce même sinogramme signifie aussi « être sis, situé, se trouver quelque part », ce qui permet non moins de comprendre que c’est la montagne qui, seule, se trouve là. En chinois comme en japonais, ce sinogramme est même justement le numéral des montagnes. On dira par exemple en japonais : yama ni za ga aru 山二座がある, « il y a deux montagnes ». Ici, il n’y en a qu’une, mais elle est aussi le poète.
Le mont Jinting appartenant aux monts Huangshan, se trouve dans la périphérie de la ville de Xuancheng, dans la province de l’Anhui.
Le poème de Li Bai a donné lieu à plusieurs traductions. Ci-dessous, celles de François Cheng, d'André Markowicz, et de Jean-Marie G. Le Clézio.
Contemplant le mont Ching-t’ing
Les oiseaux s’envolent, disparaissent.
Un dernier nuage, oisif, se dissipe.
à se contempler l’un l’autre,
il ne reste que le mont Révérence
traduction François Cheng – Entre source et nuage
Assis seul devant le mont respect
Une volée d’oiseaux a disparu.
Indolent dans le ciel – un seul nuage.
Nous regardant tous deux sans nous lasser
Tant qu’il ne reste plus que la montagne.
traduction André Markowicz – Ombres de Chine
Assis devant le mont Jingting
Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut
Un nuage solitaire s’éloigne dans une grande nonchalence
Seuls, nous restons face à face, le Mont Jingting et moi
Sans nous lasser jamais l’un de l’autre
traduction JMG Le Clezio / Dong Qiang, Le flot de la poésie continuera de couler
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