Par Isabelle Favre, géographe.
Ethnologue, ardent défenseur de l’enquête de terrain qui implique personnellement le chercheur, Martin de la Soudière est l’auteur de nombreuses publications scientifiques et de livres destinés à un plus large public. Ses travaux portent sur le monde rural des moyennes montagnes du Sud du Massif central. Son intérêt pour les phénomènes météorologiques, singulièrement pour le « mauvais temps », exprime aussi la priorité qu’il donne aux expériences sensibles, sensorielles même, pour rendre compte de ses observations.
On retrouve cette attention dans son dernier livre, paru en octobre 2019. Il s’agit d’Arpenter le paysage pour, chemin faisant, mener l’enquête auprès de « ‘spécialistes’ des paysages » (p. 19) et observer comment ils ont inscrit leurs pratiques dans leur corps, leur mémoire, leur imaginaire. Parmi ces professionnels figurent des écrivains dont l’auteur entrecroise les textes avec d’autres récits et les commente largement, en s’attachant à trois points de vue particuliers, parfois mêlés : ceux de Poètes, géographes et montagnards qui donnent au livre son sous-titre. Le matériau de cette enquête mêlant projet littéraire et sciences sociales témoigne d’un désir d’interdisciplinarité (p.18), même si l’auteur est seul à rassembler ici les expériences vécues avec des citations dont il fait un usage fécond. Il semble jongler avec ses notes de lecture et ses nombreux cahiers de lieux, de terrain, de rail (…), sans jamais avoir « tenu de cahier de paysages ! » précise-t-il (p. 20).
« Comment entre-t-on en paysage ? »
Martin de la Soudière présente les attendus du livre dans un chapitre introductif, intitulé Entrer en paysage. Avec cette expression, il entend désigner la question-clé qui motive cet ouvrage : « comment entre-t-on en paysage ? » (p.9) : formulation étonnante, voire déroutante, qui traduit bien sans doute la difficulté à faire le tour de ce qui est à la fois un « dehors » (p.7) et l’intériorité d’une expérience, tant objective que subjective, avec ses « effets immédiats sur le corps, sur les sens, sur la vue » (p. 9).
Certains chapitres détaillent les pratiques de « spécialistes ». Elles font la part belle à la géographie : celle des Géographes en herbe (que fut Martin de la Soudière – voir pages 49, 146-147) et celle des Géographes « de plein vent », comme l’étaient ces « savants qui se lançaient dans des explorations, en particulier sur les mers, par opposition aux scientifiques en chambre » (p. 199). Un autre chapitre décrit comment les peintres de paysage sont sortis eux aussi de leur atelier pour des raisons techniques et esthétiques : il montre également l’usage actuel que les paysagistes-concepteurs font du dessin et des croquis pour l’élaboration de leurs projets.
Ces chapitres alternent avec ceux qui invitent, dans leur titre et leurs développements, six auteurs. La plupart sont bien connus et déjà amplement cité par ailleurs. Ce n’est pas le cas de Jean-Loup Trassard (photographe et « écrivain de l’agriculture ») qui nous entraîne dans le bocage de Mayenne. Avec Julien Gracq, l’auteur complète son hommage à la géographie, sur grand chemin et petites routes. Nous suivons Philippe Jaccottet dans les collines de la Drôme. André Dhôtel, écrivain un peu oublié, nous conduit pour mieux nous perdre dans la forêt ardennaise. Nous flânons dans les confins avec Pierre Sansot, avant d’être surpris par le paysage sans lieu ni maître de Fernando Pessoa.
L’auteur tisse étroitement ces citations à d’autres récits et à ses expériences personnelles. Les Pyrénées (terrain d’escalade des montagnards dont il saisit avec acuité « le corps à corps », leur « attention au grain de la roche » – p.18), le rattachent à son enfance. Ces souvenirs soulignent le caractère autoréflexif du livre, parsemé d’illustrations en noir et blanc tirées d’archives personnelles qui témoignent ici comme ailleurs de l’implication personnelle de l’auteur.
Une géographie de l’impalpable.
Son implication apparaît clairement dans une expérience beaucoup plus récente qui constitue une « entrée en paysage », pour lui personnellement et dans son rôle d’enseignant auprès de futurs paysagistes à l’École Nationale de Paysage de Versailles. Lors d’un voyage sur le terrain, il a organisé une rencontre à leur intention : il relate le caractère fondateur pour leur pratique future de ce moment passé, assis « sur d’énormes blocs de granit », avec une femme vivant du tourisme sur le mont Lozère. Ils sont entrés en paysage avec cette « personne qui l’habite ou l’entretient [lui conférant] l’épaisseur et la présence de sa vie » (p. 248).
Laissant au lecteur le plaisir de découvrir le foisonnement d’approches sensibles qui les précède, on s’attardera un instant sur les cinquante dernières pages du livre. Il y est d’abord question des paysages qu’on pourrait Voir sans avoir vu : ce serait le cas pour Jean Giono qui n’allait pas observer de près les paysages provençaux qu’il décrit pourtant avec une âpreté si « authentique ». Gilles Lapouge (bien connu des amateurs de radio) fait naître des paysages avec une géographie de l’impalpable. Paysages improbables qu’évoque aussi le chapitre suivant sur Pessoa, offrant une lecture décalée de ce que peut être un paysage, qu’il faudrait « voir sans préjugé » (p.362). Dans ces pages, Martin de la Soudière nous engage à être plus accueillants à la nouveauté, à la surprise du dehors […], disponibles à ce qu’on pourrait appeler l’altérité […]. Sans cesse nous comparons. […] En somme […], nous promenons une clef – des clefs, plus exactement – de lecture des paysages, toutes faites, prêtes à l’emploi. (p.346)
La lecture de ce livre est en elle-même un bon exercice pour se laisser ainsi surprendre, pour adapter sans cesse nos chaînes d’arpenteur à chacun de nos paysages. Parfois son auteur se fait poète, et tout particulièrement avec un petit texte impromptu sur un de ses sujets de prédilection : la neige (p. 344). Ailleurs chercheur en sciences sociales, il associe le paysage à un commun dont, par définition, les « usages s’avèrent partagés » (p. 373). Le mot « paysage », nommant à l’origine une construction picturale, désigne désormais une réalité plurielle associée à des cultures paysagères multiples. Elles imprègnent nos manières d’habiter les lieux où nous vivons. Elles sont aussi animées par une autre dimension développée dans le livre et que nous n’avons pu détailler dans ces lignes : celle du mouvement qui souligne la dimension temporelle, changeante, vivante, du paysage.
Recension de : Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019, 384 pages.
Pour avoir un aperçu du livre : ICI
A ECOUTER
"Dire la beauté du monde", Enregistrement sonore avec Claudie HUNZINGER et Martin DE LA SOUDIÈRE, Salon du livre de Chaumont, vidéo mise en ligne le 26 décembre 2019.
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