Lors d'une manifestation de soutien à l'Ukraine, Paris. Photo Christophe Petit Tesson/EPA
Pour le poète et traducteur André Markowicz, l'offensive militaire de Poutine en Ukraine vise, sous des prétextes fallacieux, à "recréer l’URSS, et empêcher toute possibilité de développement séparé pour les pays de la sphère d'influence de l’URSS". "En re-parcourant l'histoire russe, poursuit André Markowicz, jamais, vraiment jamais, depuis le Moyen-Age, je n’ai vu le pays à la culture duquel, je puis le dire, j’ai consacré ma vie, réduit à un tel état de honte;" (Texte issu de la page Facebook d'André Markowicz)
Poutine a bien lancé une invasion de l'Ukraine tout entière, dans un but très clair : il s’agit, selon ses termes, de « démilitariser », et de « dénazifier » ce pays dont, la veille, dans une allocution d’une violence rare de 56 minutes, il avait dit qu’il n'était pas un pays et qu’il n'avait pas à vouloir en être un. — Pour ce deuxième terme, « dénazifier », faisons-lui un sort tout de suite, parce que j’en ai parlé souvent. Poutine, je suppose, fait allusion aux « lois mémorielles » qui depuis, je crois, 2015, affirment qu’il est un délit de dire que les nationalistes ukrainiens ont été des collaborateurs des nazis (ce qu’ils ont été massivement, chasseurs de Juifs, massacreurs de masse). Mes lecteurs se souviennent peut-être de ce que je pense de ces lois — scélérates. Mais disons-le immédiatement : s’il existe en Ukraine, comme ailleurs, des nostalgiques du fascisme, ils ne forment pas plus de 5% des électeurs (et encore), et dire que la société ukrainienne dans son ensemble est une société qu’il faut « dénazifier » est criminel. — Non, les fascistes ukrainiens ne servent même pas à justifier l'agression poutinienne. Poutine cherche autre chose.
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"C’est cela, surtout, qui est radicalement inacceptable pour Poutine. La démocratie"
Il s'agit bien d’un effacement du pays. Oui, d'effacer l'Ukraine, purement et simplement. Poutine explique que le but de son intervention est « d'amener devant la justice » les responsables de ce qu’il appelle « le génocide » auquel auraient été soumis les habitants de « républiques » du Donbass et de Lougansk. De « génocide », évidemment, il n’y en a jamais eu la première trace, mais que veut-il ?
D’abord, il veut, d’une façon ou d’une autre, recréer l’URSS, et empêcher toute possibilité de développement séparé pour les pays de la sphère d'influence de l’URSS. — La Biélorussie est déjà, dans les faits, partie intégrante de la Russie. — L'Ukraine résistait, en essayant, contre vents et marées, dans des difficultés sans nom, de développer un état démocratique. C’est cela, surtout, qui est radicalement inacceptable pour Poutine. La démocratie. — Il ne faut pas oublier qu’en même temps la Russie a signé un traité d'alliance avec l'Azerbaïdjan d'Aliev (autre dictateur fasciste s’il en est) — contre, objectivement, l’Arménie, dont il a d'ores et déjà puni (le mot est de Poutine à propos du désir de l'Ukraine d'entrer dans l'OTAN) les tentatives démocratiques en laissant Aliev s'adonner au nettoyage ethnique que l’on connaît. Il est, très vite, intervenu au Kazakhstan quand, dans des circonstances certes très troubles, Nazarbaïev a été destitué... mais, là, il est reparti quatre jours plus tard, et pas parce le nouveau président kazakh lui a demandé de regagner ses pénates. Non, parce qu’il n'avait pas réalisé que le Kazakhstan, en fait, depuis les vingt dernières années, était passé d’une sphère à l'autre : il avait été russe au XXeme siècle, il est devenu chinois. Et c’est la Chine qui a, en un coup de téléphone, visiblement, mis fin à l'intervention militaire.
La Chine laisse le champ libre à Poutine en Europe, et donc, en Ukraine. Poutine expliquait dans sa longue intervention qui a précédé la guerre qu’une fois que l'Ukraine serait démilitarisée, les procès pourraient commencer ; il expliquait que l’État russe avait les listes de tous les responsables des « agressions », du « génocide », bref, qu’il s'agirait d’une chasse à l'homme après laquelle il ne resterait plus en Ukraine aucune élite un tant soit peu indépendante, et, réellement, j'entendais dans ses mots, et dans le ton de sa voix, dans sa hargne — j'allais dire dans sa haine — le ton des communiqués de l'URSS en septembre 39 contre le gouvernement polonais.
Vladimir Poutine. Photo Alexei Druzhinin/AP/SIPA
"Imaginez, pour les Russes, faire la guerre à Gogol ou à Boulgakov, à Tchekhov.... C’est ça, la guerre entre les Russes et les Ukrainiens. C’est faire la guerre à Gogol."
Poutine est prêt à la rupture avec le monde. Mais cette rupture, elle est déjà consommée. Il est prêt à la ruine économique. Mais, cette ruine, elle est déjà en marche, depuis au moins l'annexion de la Crimée, sans aucune guerre, simplement par l'inertie de la corruption endémique qui détruit le pays de l'intérieur. Oui, la vie des gens deviendra de plus en plus difficile. Et le pouvoir, isolé, politiquement, économiquement, ne pourra que se retourner contre sa propre population, et, oui, mon impression est que, dorénavant, en Russie même, on va commencer à chasser les « défaitistes », les « pro-nazis » (entendez les gens qui se sont élevés contre la guerre — et, sur les réseaux sociaux, il y en a des dizaines de milliers), et ce dont j’ai peur, en plus de l'horreur qui attend les gens en Ukraine, c’est ce qui va arriver aux gens en Russie — parce que, naturellement, personne ne veut la guerre en Russie, je veux dire, parmi les gens. Et qui plus est, avec l'Ukraine : imaginez, pour les Russes, faire la guerre à Gogol ou à Boulgakov, à Tchekhov.... C’est ça, la guerre entre les Russes et les Ukrainiens. C’est faire la guerre à Gogol... La guerre, là, en ce moment, elle se passe aussi sur le territoire de ce qui avait été la Cerisaie.... C’est ça aussi, cette guerre. C’est inimaginable. Oui, Tchekhov, il aurait été quoi, aujourd’hui ?
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"Poutine est la honte de la Russie, il est la ruine de la Russie"
Poutine, vieillissant, visiblement malade, rageur, aux abois, ne va pas disparaître comme ça. Il lui faut toujours plus de terreur, toujours plus de pillage.
Je l'écoutais parler de sa lutte contre la corruption du régime ukrainien.... et je me disais ça : en re-parcourant l'histoire russe, jamais, vraiment jamais, depuis le Moyen-Age, je n’ai vu le pays à la culture duquel, je puis le dire, j’ai consacré ma vie, réduit à un tel état de honte. Un chef mafieux, divisant son royaume entre des seigneurs de la guerre, soumis lui-même à l'Empereur de Chine... Parce que, je le redis une fois encore : les seuls partenaires qui vont rester à la Russie, c’est la Chine et ses satellites, et, ses ressources naturelles, la Russie les vend à la Chine en-dessous du prix coûtant (j’ai parlé de ça dans une de mes chroniques précédentes). Poutine est la honte de la Russie, il est la ruine de la Russie.
Nous, l’Occident, que pouvons-nous faire ? Envoyer des contingents de l'ONU ? Mais où ? Sur quelles lignes de front ? Pour graver dans le marbre les agressions territoriales déjà accomplies ? — je ne pense pas. Mais les armes économiques, qui sont longues, et peu visibles, sont les plus efficaces à long terme.
Le long terme, tout est là. Sauf que la vie des gens est courte.
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Et je pose une dernière question : nous, en France, quand prendrons-nous des mesures contre les sociétés françaises qui collaborent avec la dictature poutinienne, comme Yves Rocher, par l'entremise de laquelle Navalny est aujourd’hui en prison — subissant un deuxième procès pour lequel il encourt, cette fois, quinze ans de prison ? Quand dirons-nous publiquement qu’il est criminel, oui, criminel et honteux de faire du commerce avec des criminels ? et quand cesserons-nous notre double langage : appeler aux grands principes démocratiques d’un côté, et, de l’autre, tranquillement, empocher les profits que rapportent leur violation systématique ?
André Markowicz,
24 février 2022
Page Facebook : https://www.facebook.com/andre.markowicz
( "Affaire Navalny : pourquoi Yves Rocher est-il à l'origine de la condamnation de l'opposant russe ?", sur France Inter, 6 février2021)
Traducteur passionné, André Markowicz a notamment traduit pour la collection Babel l'intégralité de l’œuvre romanesque de Dostoïevski (vingt-neuf volumes), mais aussi le théâtre complet de Gogol ou celui de Tchekhov (en collaboration avec Françoise Morvan). Tout son travail tend à faire passer en français quelque chose de la culture russe, et notamment de la période fondamentale du XIXe siècle. Le Soleil d'Alexandre (2011) est son grand œuvre, qui vient éclairer et compléter toutes ses publications et lectures ainsi que la traduction en Babel d'Eugène Onéguine (Babel n° 924) et du recueil Le Convive de pierre et autres scènes dramatiques (Babel n° 85) de Pouchkine, ou encore la pièce de Griboïédov Du malheur d'avoir de l'esprit (Babel n° 784). André Markowicz est lauréat du prix de traduction Nelly Sachs 2012.
(Photo Damien Meyer).
Terrible à lire mais si vrai.