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André Markowicz : Ce dont cette guerre est le miroir



Ukraine : la dernière chronique du poète et traducteur André Markowicz, et un tout récent clip vidéo du groupe rock Okean Elzy et de son chanteur Sviatoslav Vakartchouk, très populaire en Ukraine, pour soutenir les forces ukrainiennes


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Après le blitzgrieg raté contre Kiev, après l’offensive russe dans les provinces de Lougansk et du Donbass, avec beaucoup de destructions mais de maigres gains territoriaux, nous sommes entrés dans une troisième phase de la guerre, dit André Markowicz. Et avec le renfort d’armes occidentales que les Ukrainiens réclamaient depuis longtemps, cette troisième phase pourrait voir l’initiative de la guerre changer de camp. Poète et traducteur, André Markowicz tient sur sa page Facebook, tous les deux jours, un journal entièrement dédié à la guerre en Ukraine. Dès le 25 février, les humanités avaient publié la toute première chronique d’André Markowicz. Il disait, alors, en avance sur bien des commentateurs, que l’objectif de Poutine était « d'effacer l'Ukraine, purement et simplement ». Au vu des cinq mois déjà écoulés d’une guerre que le Kremlin continue à qualifier d’opération militaire spéciale, il n’est pas sûr que la « puissante » armée russe ait les moyens d’une telle ambition. In fine, même si la partie est encore loin d’être gagnée, cette guerre révèle déjà la fragilité d’un empire, dissimulée par le corset de la dictature. Mais cette guerre, dit André Markowicz, vient aussi, en miroir, révéler un certain nombre de fragilités occidentale : la dépendance aux énergies fossiles (et partant, au gaz russe, notamment), mais pas seulement. Si nous pensons, aux humanités, comme André Markowicz, que le désir de démocratie est plus fort que tout, nous savons aussi qu’il ne sert à rien de se gorger de mots creux, que la démocratie est un chantier permanent, toujours incomplet, souvent insatisfaisant, qui appelle la vigilance et la critique. C’est l’une des raisons d’être d’un média « alter-actif » comme les humanités, en toute fragilité, encore naissant, mais soucieux de toujours améliorer le désir qui le porte.


A l’invitation conjointe des humanités et du festival La Nuit des Ours, André Markowicz sera présent à Vallorcine (Haute Savoie), le 11 août (https://www.helloasso.com/associations/la-nuit-des-ours/evenements/la-nuits-des-ours-2022) Le lendemain, 12 août à 18 h, il est invité à Banon (Alpes de Haute-Provence) par la librairie Le Bleuet, dans le cadre du festival littéraire « L’Europe guerre et paix », pour une rencontre-débat avec le romancier ukrainien Andreï Kourkov (https://www.lebleuet.fr/)

Qu’on se le dise !


Jean-Marc Adolphe


"Le miroir", par André Markowicz

On compte les mois. Nous avons passé le cinquième. Mais nous sommes entrés dans la troisième phase de la guerre.

La première, ç’a été le blitzkrieg contre Kiev, qui s’est soldé par un désastre russe. La deuxième, ç’a été celle de l’offensive dans les provinces de Lougansk et du Donbass — et là, les Russes ont pris des villes, très lentement, ils ont avancé, au prix de pertes qui s’accumulaient. Avec la même tactique qu’au début : le ravage total des territoires qu’ils « libéraient » et des exactions innombrables contre les populations civiles. Le but n’était pas seulement la terreur, pour tuer dans l’œuf toute possibilité de résistance, physique ou morale. Il fallait chasser les gens, et l’essentiel a été le flot de réfugiés — je crois qu’il y a eu, à un moment, plus d’un quart de toute la population de l’Ukraine qui a été déplacée, c’est-à-dire plus de dix millions de personnes (un enfant sur deux, à travers toute l'Ukraine). Il s’agissait de faire, si je puis dire, place nette. Parce que la guerre de la Russie est une guerre de conquête territoriale. Sauf, que, là, dans cette deuxième phase de la guerre, les Ukrainiens ont répondu à la ruine par l’usure, par le temps gagné. Il s’agissait de résister, le plus longtemps possible, en infligeant de plus de pertes possibles — en matériels et en hommes (ce qu’on appelle, en ukrainien, en « forces vives »), et force est d’admettre que cette deuxième phase d’avancée, aujourd’hui, s’est pratiquement arrêtée. Pas arrêtée totalement, parce que l’offensive continue au moment où j’écris. — Mais le bilan est catastrophique, si je parle de la Russie (et, à l’évidence, je ne parle pas des pertes ukrainiennes, militaires et, surtout, civiles). Pour la Russie, nous en sommes à quelque chose comme 40.000 morts, ce qui signifie, mathématiquement, le double, sinon le triple, de blessés (et je ne parle pas des « disparus » ou des prisonniers).


"Nous sommes entrés dans la troisième phase, qui est celle qui verra l’initiative de la guerre changer de camp."

Dans le même temps, la qualité des armements russes diminuait, à cause de l’impossibilité où ils sont de renouveler leurs stocks (du moins d’une façon significative) — même si, des stocks, ils en ont des quantités astronomiques, datant, pour l’essentiel, de l’URSS.

Nous sommes entrés dans la troisième phase, qui est celle qui verra l’initiative de la guerre changer de camp. Et, quoique je n’arrive toujours pas à le comprendre réellement, nous y sommes entrés à cause de la fourniture des canons à longue portée — que les Ukrainiens demandaient à corps et à cris depuis le début de la guerre. Une dizaine de HIMARS (peut-être, aujourd’hui, une vingtaine) aura suffi. L’Ukraine cible aujourd’hui les dépôts de munitions situés loin du front, elle cible les voies de communcation, et la Russie perd progressivement, mais assez vite, toute possibilité de se renforcer, et toute possibilité de manœuvre. Là, avec la destruction des ponts qui traversent le Dniepr, c’est toute la partie gauche du Dniepr qui se retrouve isolée, avec les troupes russes qui y sont.


Le pont Antoniovsky, sur le Dniepr, après son bombardement le 27 juillet par l'armée ukrainienne.


Je ne pense pas que les Ukrainiens vont, maintenant, lancer une grande offensive contre ce groupement. Mais je me dis que le destin de ce groupement sera un signe pour tout le déroulement ultérieur de la guerre. — Les Russes ne peuvent plus être ravitaillés depuis la rive droite (occupée). Ni en munitions, ni en nourriture. Ils peuvent encore emprunter le pont, à pied, en laissant tout leur matériel (parce que même un camion ne passe plus sur le pont). Ou bien ils peuvent se rendre, hommes. Ou bien ils peuvent avoir reçu l’ordre de résister jusqu’au dernier, à l’image de ces « chaudrons », de ces « régions forteresses » (ou comment ça s’appelait ?) que les Allemands laissaient dans leur retraite, pour fixer autour d’eux le maximum de troupes soviétiques. Cet ordre de résister jusqu’au dernier, visiblement, ils l’ont reçu. La question est de savoir s’ils vont y obéir. La seule tactique de l’armée ukrainienne sera donc, là encore, de les user. Attendre, bombarder, et attendre encore. — Si les soldats, réellement, résistent jusqu’au dernier (comme en miroir de ce qui s’était passé à Marioupol), alors, ça signifie ce que le régime de Poutine est encore très solide. Objectivement, je crois qu’il l’est.


"La Russie s’est révélée pour ce qu’elle a toujours été : non pas un pays uni, mais un pays colonial, qui s’est agrandi par la conquête et l’annexion. Et un miroir aussi de sa fragilité"

Militairement, la Russie ne peut pas gagner cette guerre. — Je dis « militairement », — parce que nous savons que « militairement », c’est loin d’être l’essentiel, même là.

Des équipements détruits de l'armée russe, exposés à Kryvyi Rih. Parmi eux figurent les chars T-64 et T-72, le véhicule de mobilité d'infanterie Tigr, le véhicule blindé de transport de troupes BTR-80, le véhicule blindé de transport de troupes polyvalent MT-LB et le véhicule articulé à chenilles polyvalent Vityaz DT-30P.


Mais réellement, comme je l’écrivais dès le mois de mars, quel miroir que cette guerre.

Le miroir de la Russie. — De la nature de son régime, de son idéologie, impérialiste et raciste. De sa corruption, radicale, totale — qui se retourne contre lui, évidemment (là, le dernier épisode a été celui de la DCA contre les HIMARS : sur le papier, la Russie a de quoi les intercepter, sauf qu’en réalité elle n’a rien, parce que le système d’interception, très complexe, du fait que les HIMARS ne lancent pas des missiles mais des obus, a été détourné, simplement « mangé » par les entreprises qui ont reçu la commande du ministère de la Défense). Un miroir de la misère de sa population en dehors de quelques grandes villes : plus de 80% des morts russes répertoriés ne sont pas « russes », mais appartiennent à d’autres nationalités, qui vivent dans la misère et pour lesquelles l’armée est, le plus souvent, le seul moyen non pas d’en sortir, mais de gagner au moins quelque chose. La Russie s’est révélée pour ce qu’elle a toujours été : non pas un pays uni, mais un pays colonial, qui s’est agrandi par la conquête et l’annexion. Et un miroir aussi de sa fragilité : imaginer que 20 canons puissent faire basculer la guerre... Comprendre à quel point les armements de l’OTAN ont toujours été supérieurs aux armements russes. Et à quel point la situation de la Russie face à ses voisins est, elle aussi, fragile : le fait que le Kazakhstan se détache aussi vite ; le fait que la Chine n’aide que très très superficiellement, — que la Russie n’a pour allié officiel que l’Iran.

Mais le miroir, aussi, de l’Occident. Parce que la Russie a aussi des alliés officieux. Et il y en a au sein même de l’Union européenne. Elle aurait pu compter sur tous les régimes d’extrême-droite, mais, bon, la Pologne, historiquement, est vaccinée. Orban est un allié véritable de Poutine. L’autre allié, aussi terrible que ce soit à dire, est l’Allemagne, qui freine toute livraison d’armement et ne respecte pas ses engagements vis-à-vis de la Pologne et de la Grèce, qui ont livré, elles, leurs armes aux Ukrainiens parce que l’Allemagne avait promis de compenser ces armes. Ce n’est toujours pas le cas. — Le tout s’explique, évidemment, par la dépendance aux énergies fossiles.


"Miroir, enfin, à l’intérieur de chaque société occidentale, des fractures sociales et intellectuelles qui les traversent et ne font que s'approfondir"

Miroir de notre fragilité, toujours croissante, — de la fragilité du monde occidental. Parce que, bien entendu que l’engagement américain aux côtés de l’Ukraine n’est pas désintéressé. Mais c’est Poutine lui-même qui a remis les USA faiblissants au centre de la vie de la planète, comme c’est Poutine qui a, je crois définitivement, forgé la nation ukrainienne — contre lui. Miroir, enfin, à l’intérieur de chaque société occidentale, des fractures sociales et intellectuelles qui les traversent et ne font que s'approfondir : Poutine, en Occident, a des soutiens, qui ne sont pas seulement à l’extrême-droite, mais aussi — et en nombre comparable — dans une partie de la gauche, anti-américaine, anti-israélienne, et, étrangement, mais c’est frappant, antivax, parce que radicalement « anti-système » (comme si le régime de Poutine n’était pas un « système », pour ne pas dire l’expression toute crue du système en tant que tel, le système en lui-même, sans aucun contre-pouvoir).

Ces fractures-là sont anciennes. Je n’ai pas cessé d’en parler dans mes chroniques depuis 2013. Comme je n’ai pas cessé de parler de la nature fasciste et raciste du régime de Poutine. Comme je n’ai pas cessé, en général, de dénoncer tous les nationalismes, y compris — oui, depuis des années — le nationalisme ukrainien. Parce que cette guerre est un miroir du nationalisme : voilà le résultat final de tout discours identitaire, où que ce soit dans le monde. C’est juste une question d’échelle, mais tous les nationalismes, tous les communautarismes, portent la guerre.


Mais le miroir montre aussi autre chose : la force, j’allais dire médiocre, grise, banale, de la démocratie, c’est-à-dire de la prise en compte de la vie toute simple des gens. La force de ce désir, et sa nécessité. Juste vivre dans un pays banal, où on peut faire des choses banales, avec plein de problèmes politiques, plein de problèmes sociaux, plein d’insatisfactions de toutes sortes — et des élections qui ne soient pas truquées. Et des prisons qui ne soient pas pleines de gens qui n’ont rien à y faire, — parce qu’ils ont écrit quelque chose ou dit quelque chose à quelqu’un qui a dit quelque chose à quelqu'un. Ce désir-là, il est universel. Et, vous savez quoi ? malgré tous les malgrés, il est plus fort que tout.


André Markowicz, 29 juillet 2022


Traducteur passionné, André Markowicz a notamment traduit pour la collection Babel l'intégralité de l’œuvre romanesque de Dostoïevski (vingt-neuf volumes), mais aussi le théâtre complet de Gogol ou celui de Tchekhov (en collaboration avec Françoise Morvan). Tout son travail tend à faire passer en français quelque chose de la culture russe, et notamment de la période fondamentale du XIXe siècle. Le Soleil d'Alexandre (2011) est son grand œuvre, qui vient éclairer et compléter toutes ses publications et lectures ainsi que la traduction en Babel d'Eugène Onéguine (Babel n° 924) et du recueil Le Convive de pierre et autres scènes dramatiques (Babel n° 85) de Pouchkine, ou encore la pièce de Griboïédov Du malheur d'avoir de l'esprit (Babel n° 784). André Markowicz est lauréat du prix de traduction Nelly Sachs 2012.

Il est cofondateur des éditions Mesures : http://mesures-editions.fr/


En tête d’article : "Ukraine. The face of war". Illustration Kateryna Zhotva


Okean Elzy / Sviatoslav Vakartchouk : vers la victoire


Okean Elzy (en ukrainien : Океан Ельзи, en français « L'Océan d'Elsa ») est un groupe de rock ukrainien fondé en 1994 à Lviv dans l'ouest du pays. Sa figure phare, Sviatoslav Vakartchouk, est un des artistes rock les plus populaires de son pays. Alors que de certains artistes ukrainiens préfèrent chanter en russe pour toucher un plus large public, il a toujours mis un point d'honneur à s'exprimer en ukrainien, ce qui n'a pas empêché un succès important en Russie et en Biélorussie. Il avoue d'ailleurs avoir pour but de « faire mieux connaître l'Ukraine dans le monde entier » et en avoir assez que son pays ne soit connu qu'à travers la catastrophe de Tchernobyl ou quelques idoles du sport. Musicalement, ses influences proviennent du rock occidental : il a grandi en écoutant les Beatles, les Rolling Stones, Pink Floyd, Queen ou Led Zeppelin. Il puise également ses influences dans le jazz ou la musique traditionnelle ukrainienne.

Le groupe a pris part activement à la révolution orange de fin 2004. Il s'est produit publiquement plusieurs jours de suite place Maïdan à Kiev. Son charismatique chanteur, Sviatoslav Vakartchouk, a déclaré à cette occasion qu'il s'agissait « du moment le plus important de l'histoire de l'Ukraine ».

L'essentiel des chansons du groupe tournent autour de thèmes sentimentaux (Янанебібув, jétaisdansleciel ; Квітка, fleur ; Віддам, [je te] rendrai), mais quelques compositions, surtout parmi les plus récentes, expriment des positions politiques encore assez simples dans la mouvance de la révolution orange (Вставай, debout ; Веселі, брате, часи настали, Frère, l'heureuse heure est venue).


La vidéo ci-dessous, publiée sur YouTube le 27 juillet, principalement constituée de séquences documentaires sur le Donbass, est basée sur l'idée du réalisateur Oleg Tomin. Elle exprime la simultanéité de deux temps : la vie dans le village et les combats sur les fronts de la guerre pour la liberté et l'indépendance de l'Ukraine. « Il ne s'agit pas de deux mondes parallèles, mais de notre réalité commune qui est la même pour tous. (…) Anxiété, douleur, nuits blanches dans l'attente d'un petit message "tout va bien pour nous", "je suis normal", "vivant" ou simplement "+". Et puis la haine pour l'ennemi, qui se transforme en détermination, en courage et en foi pour la libération de chaque mètre carré de son pays. »

A l’initiative conjointe de Kyivstar, de la Fondation "Return to Life" et d'Okean Elz, l’enregistrement et la diffusion de cette vidéo visent à collecter des fonds pour payer les fournitures médicales destinées aux soldats ukrainiens : http://kv.st/oe



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