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Photo du rédacteurAndré Markowicz

André Markowicz : Izioum, et après...



Poète, traducteur, éditeur (éditions Mesures), André Markowicz tient sur Facebook, depuis le 24 février, tous les deux jours, un journal presque exclusivement consacré à la guerre en Ukraine. Dès le lendemain de l'invasion russe, le 25 février, les humanités avaient repris la première de ces chroniques, "Effacer l'Ukraine, purement et simplement". De façon assez incompréhensible, André Markowicz est aujourd'hui scandaleusement censuré par Facebook. Les employés de Monsieur Zuckerberg ont en effet purement et simplement effacé de la Toile l'une des dernières chroniques d'André Markowicz, en date du 17 septembre, avec un avertissement sur un possible blocage total de sa page Facebook. Les humanités publient aujourd'hui ce texte censuré, et se tiennent prêt à prendre le relais en cas de futures atteintes à la liberté d'expression.


Le début


Là aussi, donc, à Izioum, la terreur, les fosses communes. Je l’ai dit et redit, ce sera pareil, avec des degrés de différence, partout. Les gens commencent à parler : après six mois d’occupation, c’est comme s’ils ressortaient à la lumière. Il n’y avait aucune information de rien, à part celle des Russes (ils ne savaient absolument rien du cours de la guerre, juste rien du tout), il n’y avait pas d’électricité — et la terreur, aléatoire, constante. Les portes, dit une femme, devaient rester ouvertes. Les Russes pouvaient entrer, et prendre, tout simplement. Prendre n’importe quoi, ce qui leur plaisait — des biens de consommation, bien sûr (et là encore, on est saisi d’accablement de voir qu’au moment même de leur fuite, les soudards essayaient encore d’emporter des frigos et des télés), mais, tout autant, des femmes. Parce que les femmes aussi, visiblement, étaient des biens de consommation. D’après ce que je comprends, de ça, on n’en parle encore pas trop, mais il y a eu beaucoup, oui, beaucoup de viols. Quant aux tortures, elles étaient systématiques. J’en ai déjà parlé dans mes chroniques précédentes. Une arrestation, pour n’importe quoi, vous exposait à ça, aux coups, à l’électricité, sans autre raison que, voilà, on pouvait, et qu’on faisait.

Et cela n’était pas le fait de débordements d’une soldatesque mal contrôlée. Il faut le rappeler encore et encore, il s’agit là de l’application d’une doctrine, d’une politique expliquée, dès le début du mois de mars, par TimoféÏ Serguéïtsev, dans un texte dont il devra répondre devant le tribunal du monde (Lire ICI) comme Streicher à Nuremberg. Punir les Ukrainiens de ne pas comprendre qu’ils sont des Russes et les maintenir, pendant une génération, dans les ruines, pour qu’ils comprennent qu’il vaut mieux qu’ils comprennent, et pour laisser, en une génération, se développer une âme d’esclave dans les gens, parce qu’il ne faut surtout pas leur laisser la moindre possibilité de faire quoi que ce soit par eux-mêmes. Même la nourriture doit être donnée par leurs maîtres (sans parler de l’éducation). Et c’est exactement, très concrètement, et pleinement, ce qui se passait à Izioum. Les gens ne pouvaient vivre que de l’aide alimentaire.

Cette aide, très rare, était distribuée d’une façon incompréhensible. Disons, incompréhensible pour les gens. À telle femme, on donne quelques conserves de viande, à telle autre, non. Sans explication. Et puis, il y avait les gens qui, cette aide, l’acceptaient alors que, pour une raison ou une autre, ils pouvaient ne pas l’accepter (ils avaient un jardin, par exemple) d’autres qui l’acceptaient parce qu’ils ne pouvaient pas ne pas l’accepter (où tu trouves à manger quand tu es en appartement ?). Et d’autres encore qui parvenaient à ne pas l’accepter du tout. Et, visiblement, il y avait des trafics de toutes sortes. Et il y avait, naturellement, parmi les habitants, des gens qui étaient mieux vus que d’autres, il y a eu, à l’évidence, des gens qui ont profité de cette horreur, des gens qui ont dénoncé leurs voisins, bref, nous n’en sommes qu’au début des tragédies personnelles. Nous ne sommes qu’au début des traumatismes.


"C’est tellement plus long de reconstruire les gens. — Les gens, les reconstruire, ça prend des décennies"

Une femme expliquait que, les pires, ce n’étaient pas les Russes, mais les milices de Lougansk et de Donetsk, parce que, dans les faits, c’étaient eux qui restaient là (l’armée russe en tant que telle était moins nombreuse à Izioum que ces milices). C’est eux, disait-elle, qui avaient édicté la règle des portes ouvertes — les gens n’avaient pas le droit de fermer leur porte à clé, ils devaient laisser les barrières toujours ouvertes (et, de fait, j’avais vu ça, en mars, les Russes arrivaient quelque part et enlevaient simplement toutes les portes — ils laissaient les gens là, parfois, mais il n’y avait plus de portes). Ils passaient quand ils voulaient, ils prenaient. — Mais ces gens-là, réellement, ce sont leurs voisins. Izioum appartient à la province de Kharkov, mais celles de Lougansk et de Donetsk sont à côté. Ce sont les mêmes gens qui sont là. Et ceux qui pillaient Izioum (et tous les villages alentour, dont on ne parle pas, mais où ce devait être encore pire), en gros, ils habitent à, quoi, vingt-trente kilomètres....

Et maintenant, voilà. L’armée ukrainienne est là, elle a libéré les habitants — on commence à enquêter sur les collaborateurs (et, évidemment, ça n’ira pas sans règlements de comptes comme il y en a eu chez nous en juillet-août 44). Mais nous sommes entrés dans l’automne, il va faire de plus en plus froid, — surtout la nuit. Les premières gelées peuvent commencer dans deux semaines. Et les gens, ils vont faire quoi ? 80% du parc immobilier de la ville est détruit, totalement. Le passé de la ville (une ville très ancienne) est quasiment détruit. Que va-t-il se passer pendant l’hiver ? — Le gouvernement ukrainien avait demandé aux habitants de quitter toutes les zones occupées, quitte à se réfugier en Russie, et ce n’était pas seulement en prévision des combats — lesquels combats, on comprend bien, sont loin d’être finis). Que faire, pour les gens ? Comment pourront-ils vivre ?

Ils vivront dans les ruines, pendant des années encore. — Le temps de reconstruire... « Ici, dit un journaliste que je suis systématiquement, Denis Kazanskiy (il le dit dans sa langue maternelle, le russe — même si, bien sûr, il parle aussi ukrainien), il y avait un centre commercial, il n’y a plus rien ; ici, il y avait la gare routière. Le bâtiment est resté debout, mais tout est détruit à l’intérieur, et les murs peuvent s’effondrer n’importe quand... »


Mais c’est tellement plus long de reconstruire les gens. — Les gens, les reconstruire, ça prend des décennies. En fait, c’est impossible. Plutôt, les reconstruire, c’est arriver, après, oui, des décennies, à les faire vivre avec la mort en eux. À arriver à faire que la mort soit, d’une façon ou d’une autre, une présence moins envahissante. Parce que les morts vont revenir. Je veux dire, d’abord leurs corps, et puis leurs noms. Et leurs vies massacrées par les fascistes poutiniens. Et la douleur, et la haine, et la rancœur, et le ressentiment régneront pendant au moins encore une génération, ou plutôt deux — exactement comme chez nous, après 44. Ceux parmi vous qui ont connu des résistants savent de quoi je parle. Cette haine, inexpugnable, qui est née de la guerre. Ici, celle de Poutine. Celle où les Russes, dont les aïeux ont pris Berlin, sont devenus des nazis.

Oui, nous n’en sommes qu’au début.


André Markowicz, 17 septembre 2022.


Illustration en tête d'article : Jenya Polosina (instagram : @polosunya)

Jenny Polosina est une illustratrice ukrainienne, qui vit et travaille à Kiev. Interview (en anglais) à lire ICI


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