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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Ushio Amagatsu, elfe des lenteurs. En hommage (01)

Dernière mise à jour : 21 juin




Ushio Amagatsu dans Unetsu ("Des œufs debout par curiosité"), créé au Théâtre de la Ville, Paris, en avril 1986. Photo Yoshihiko Ueda


MÉMOIRES DE DANSE / UNE HISTOIRE DU BUTÔ "Le corps, enveloppé dans les forces de la Terre, abrite un esprit", disait-il. Mort au Japon à 74 ans, le chorégraphe du groupe Sankai Juku était l'égal d'une Pina Bausch, d'un Merce Cunningham, d'un Tadeusz Kantor, d'un Bob Wilson (encore vivant). Pour lui rendre hommage (à suivre), les humanités exhument de précieuses pièces d'archive, dont certains documents inédits.


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A l’annonce de la disparition de Ushio Amagatsu, à 74 ans, le 24 mars à Yugawara, au bord de la baie de Sagami, les hommages qui, en France, ont sitôt fleuri sur les réseaux sociaux suffiraient à eux seuls à attester de l'empreinte laissée par les spectacles de Sankai Juku, la compagnie fondée en en 1975 par Ushio Amagatsu. Témoignages de spectateurs, mais aussi d'artistes, comme François Chat, l’un des pionniers de la danse-jonglage en France, qui parle d’Amagatsu comme d’un « maître qui a inspiré [son] travail » : « Je garde profondément ancré en moi son énergie scénique et la confiance qu'il a su me transmettre par son attention amicale, le respect qu'il inspire autant qu'il transmet. Où qu'il soit, son dialogue avec la gravité ne fait que se poursuivre. »


« Son écoute et son enseignement m'ont bouleversé lors de ses stages à la Défense en 1981 et 1983 », dit encore Santiago Sempere qui parle d’« un avant et un après. Une autre vie pour moi, qui m'a ouvert le corps, le monde et l'esprit (…) : évanouis, l'espace et la durée, comme une porte d'entrée qui, une fois passé le seuil, on s'aperçoit que nous n'avons toujours été qu'éternité. » Et Daniel Larrieu, enfin, qui se souvient du spectacle Kosa, vu la saison passée à la Maison des Arts du Léman : « extraordinaire lenteur et audace. J'ose dire beauté. »


En témoigne, pour qui n’a jamais vu Sankai Juku, cet extrait vidéo de Tobari ("Comme si dans un flux inépuisable") en 2007 :



Au Japon, dans les sphères du Butô, Ushio Amagatsu était pourtant souvent dénigré en raison même de cette "beauté", jugée trop esthétisante, trop éloignée du soufre radical de la "danse des ténèbres". Peu avant sa mort, Tatsumi Hijikata, fondateur de cette "danse archaïque d'avant-garde", avait eu cette formule cinglante : « Contre ceux qui nous accusent par une nouvelle forme de Butô, je me contente de tirer la langue sous la pluie ». Nul besoin de citer nommément Sankai Juku : tout le monde avait compris…


« Quitte à heurter les puristes de l’ankoku-butô radical et marginal », écrivais-je en 1999 dans la revue Ballett International, « Amagatsu a été l’un des premiers à se débarrasser de la farine avant-gardiste qui enveloppe les corps du butô, et à trouver l’équilibre avec les formes contemporaines du spectacle occidental qui rapproche Sankai Juku, pourquoi pas, du travail d’un Peter Brook, ou de celui de Bob Wilson. »

« Le butô appartient à la vie et à la mort. C’est l’affirmation de la distance entre un être humain et l’inconnu. » (Ushio Amagatsu)

On aurait évidemment tort d’assigner le Butô à une seule forme ou technique, quand les spectacles de Tatsumi Hijikata ont eux-mêmes évolué au fil du temps. Aussi saugrenu cela puisse-t-il paraître, il m’arrive parfois de comparer le butô à l’art du clown : à chacun, danseur, de trouver son butô comme on trouve son clown.


« Le butô appartient à la vie et à la mort », disait Amagatsu. « C’est l’affirmation de la distance entre un être humain et l’inconnu. Il représente aussi l’effort de l’homme pour franchir cette distance entre lui-même et le monde matériel. »


Parmi ceux qui n’ont jamais tenu rigueur à Ushio Amagatsu de la voie qu’il a empruntée, il y a celui qui se qualifie de « compagnon de combat ». Maro Akaji, 81 ans, est avec Min Tanaka, 79 ans, et Akira Kasai, 81 ans, quasiment inconnu en France, l'un des derniers grands survivants des premiers âges du Butô. Dans un vibrant hommage, Maro Akaji écrit :


« Mon compagnon de combat Amagatsu a fini par épuiser ses forces pour tomber dans un sommeil éternel.

Réveille-toi ! J’ai ainsi interpellé Amagatsu dans son cercueil, mais il s’est contenté de sourire tranquillement, comme dans son premier chef-d’œuvre, Kinkan Shonen (Graine de kumquat).

Il est en train de danser le butô.


Avec Sankai Juku, sous sa direction, il a surmonté diverses épreuves, et tel un cheval ailé s’élevant dans le ciel, il a voyagé et dansé le butô dans le monde entier.

On dit qu’à la fin, il a vécu ses derniers moments endormi dans sa baignoire, comme s’il voulait guérir ses ailes brièvement blessées.

Ah, ça aussi, c’est du butô !

Comme son nom l’indique*, Amagatsu a donné tout entier sa vie et sa mort en sacrifice au butô. »


Maro Akaji


* [Amagatsu signifie littéralement « enfant céleste » et désigne les poupées-talismans employées pour exorciser les enfants sous l’époque de Heian.]


Sur cette genèse du butô au Japon, au sein du groupe Darirakudakan (Le Vaisseau du Grand Chameau) créé au début des années 1970, il suffit de relire Théo Lésoualc'h, qui en fut le témoin direct : "Les danses du Dairakudakan qui avaient pris naissance sous l’influence du pop'art, ont fini par retrouver, bien plus que tout ce qu’on désigne comme "théâtre de recherches", une identité qui est profondément japonaise, dans la violence de son érotisme intériorisé, qui refuse et le texte et l’anecdote, mais sourd en quelque sorte d’un climat à la limite du supportable. Et bien que faisant feu de tous les apports accessibles, véritable patchwork ou jaillissent dans un "trip" d’acide, Bellmer et le tango argentin, la voix métallique d’Hitler et les cœurs fous de Carmina Burana, dans ces danses de grimaces lentes et de gestes en contractions continuelles, ressurgissent à une dimension vécue, les rouleaux les plus horribles des scènes d’enfer du Xe siècle japonais. (...) Moines rouges aux crânes rasés, muscles plâtrés de maquillage blanc qui tombe par croûtes. / Naissance en sur place. / Yeux virés au blanc. (...) Les danses du Dairakudakan, dans le panorama actuel du Japon mercantile sont une exploration de cet enfer humain, nié, qui mutile l’homme de ses facultés de vivre le mystère de la "petite mort". Démons de la terre et démons de la chair". (A lire ICI)


Gérard Coste et monsieur Michelet, sans qui Sankai Juku serait peut-être resté inconnu en France


C’est à un diplomate français que l’on doit la première diffusion du butô hors du Japon, en France. Un diplomate comme on n’en fait plus, sans doute. Également peintre et écrivain, Gérard Coste est né à Marseille en 1939 dans une famille de pharmaciens. Diplômé de l'ENA en 1968, il devient ensuite secrétaire d’ambassade au Mexique, puis en Indonésie et enfin, en 1973, au Japon. Là, il rencontre et se lie d’amitié avec le grand peintre Toshimitsu Imaï, l'un de ceux qui a introduit l'art contemporain au Japon (lire ICI). En 1978, Gérard Coste est promu conseiller culturel de l’ambassade de France au Japon, et il s’intéresse tout particulièrement aux bouillonnantes avant-gardes qui secouent alors le pays du Soleil levant. Il est ami avec Silvia Monfort et la convainc aisément d’inviter à Paris en 1978 dans son théâtre, le carré Silvia Monfort, plusieurs artistes de butô, dont Carlotta Ikeda et Ko Murobushi avec Dernier Eden. Parmi les spectateurs : Henri Michaux, André Pieyre de Mandiargues, Michel Guy, Patrick Bensard...


Sankai Juku n’est pas encore du voyage, mais c’est là que tout commence. En 1979, Gérard Coste réussit à faire venir au Japon plusieurs programmateurs français. Parmi eux, Jean Kalman, futur éclairagiste de renom, qui est alors dépêché par le festival de Nancy. L’année suivante, en 1980, Kazuo Ohno, Akira Kasaï et Min Tanaka (en duo avec le percussionniste Milford Graves) sont invités au festival de Nancy. On y verra cette même année-là, parmi beaucoup d'autres, le catalan Albert Vidal, une compagnie inuite, Le Tukat Teatret (présenté comme "théâtre eskimo groënlandais"), une troupe du Surinam, et pour la première fois en France… Café Müller, de Pina Bausch. Mais à nouveau, Sankai Juku n'est pas du voyage : à Tokyo, Jean Kalman a malencontreusement raté le spectacle présenté aux programmateurs français.


Alors, Gérard Coste se démène. Il invite Amagatsu à venir le voir à l’ambassade, et appelle en direct Sylvia Monfort à Paris. Contrat aussitôt conclu : Sankai Juku est invité tout un mois, en mai 1980, au carré Silvia Monfort. Mais Amagatsu n’a pas renoncé au festival de Nancy. Il y débarque sans crier, gare. Les danseurs qui l'accompagnent font irruption lors d’une conférence de presse, en cassant des œufs sur leurs crânes nus et en proférant des borborygmes. C’est qu’il faut attirer l’attention. Car Lew Bogdan, qui dirige alors le festival de Nancy, a bien voulu inclure dans la programmation du festival ces Japonais de dernière minute. Mais le programme est déjà imprimé, et Sankai Juku n'y figure pas. Et puis, à Nancy, tous les lieux possibles et imaginables sont déjà occupés par le festival. Il faudra toute l’ingéniosité du directeur des services techniques de la ville de Nancy, un certain Monsieur Michelet, qui réquisitionne un bâtiment situé à l’extérieur de la ville, le débarrasse fissa des engins qui y sont entreposés pour faire place net à ces étranges danseurs japonais. Le bouche-à-oreille fera le reste, ce sera sale comble. Le bouche-à-oreille et aussi la presse. Dans Le Monde du 30 mai 1980, Colette Godard écrit :


"Les cinq danseurs du groupe ont rasé leur crâne, leur peau poudrée de blanc évoque les douceurs froides de l'opaline, leurs ongles sont peints en rose. Ils racontent les rêves du petit garçon, sa plongée au cœur d'un monde pré-humain. En ce temps-là vivaient des poissons qui étaient à la fois mâles et femelles, ils se sont séparés en deux, se sont cherchés, se sont joints, ont enfanté.

            

Les cinq hommes, presque nus, se déhanchent, leurs pagnes de tissu rugueux glissent et les dévoilent. Leurs faces sont cachées par des formes ravagées en papier. On dirait que leurs têtes ont été arrachées. On dirait des fleurs carnivores qui se seraient elles-mêmes dévorées. Ils vibrent d'une énergie intense qui retient les élans de leurs muscles, leurs mouvements sont doux et lents. Ils ont à présent des visages de poupée, ils jouent les mouvements précieux des artifices de séduction, ils jouent les jeux de l'accouplement, du repos et de la guerre. Un nain-oiseau, sans bras ni ailes, creusé par un sourire sans joie, bascule dans de la poussière jaune. L'enfant, pendu par les pieds à une banderole rouge, tourne très blanc dans une lumière de haut fond...

                 

Deux heures d'un récit sans paroles qui mêle la grâce noble de danses rituelles, le maniérisme canaille du music-hall, la violence d'un érotisme qui va au-delà de la sexualité, les grondements des percussions, les fioritures de musiques occidentales frelatées, et le silence. Le poids, le cri du silence jailli des bouches ouvertes, triangles noirs trouant les peaux blanches. Deux heures à en perdre le souffle, voyage extraordinaire."


Pour Sankai Juku, l'écho ainsi rencontré en France fut décisif. « Dans le Japon, des années 1970, les lieux où de jeunes artistes pouvaient danser n’étaient pas très nombreux », témoignait Amagatsu. « Il était évident que, si continuons ainsi, nous atteindrions vite nos limites. Paris, Nancy, Paris : la première tournée à l’étranger de Sankai Juku arrivait à son terme. Pourtant, nous avions dans l’idée d’essayer de rester en Europe, au moins une année entière. Nous pensions que si nous retournions immédiatement au Japon, tout ce qui était alors en si bonne voie éclaterait comme une bulle. Alors, à l’occasion de la conférence de presse qui se déroulait à l’issue du festival de Nancy, je fis une sorte de pari. Je décidai d’exposer très franchement notre idée en public : "Nous ne souhaitons pas rentrer au Japon. Dans la mesure du possible, nous voudrions rester en Europe une année entière". (...) De nombreux établissements et organisations tentèrent l’impossible et prirent des mesures exceptionnelles pour nous accueillir. À titre d’exemple, le festival d’Avignon, le festival Sigma de Bordeaux, qui se déroulait en automne, ou encore des organisateurs italiens ou suisse prirent contact avec nous. Normalement, la programmation des spectacles se détermine au moins un an à l’avance. Décider au printemps, une programmation qui concerne l’été de la même année est habituellement inenvisageable. Cette période fut vraiment une succession d’évènements incroyables qui nous permirent effectivement de passer une année entière en Europe, conformément à notre souhait. La caravane de Sankai Juku poursuivit donc son chemin dans quinze villes au total. »


Par la suite, dès 1982, le Théâtre de la Ville, sous la direction éclairée de Gérard Violette et avec l'appui de son conseiller artistique Thomas Erdos, a non seulement accueilli mais aussi coproduit toutes les créations d'Ushio Amagatsu avec Sankai Juku. On parle d'une époque où le Théâtre de la Ville publiait un Journal, avec des textes qui avaient une certaine valeur. L'actuel directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota, a pris la décision de stopper ces publications. Pire, il a en outre décidé de liquider toute cette archive, qui a disparu du site internet du théâtre. Sur Ushio Amagatsu, comme sur bien d'autres artistes, il est ainsi devenu impossible d'avoir accès aux textes qui ont accompagné l'oeuvre.


J'avais écrit quelques-uns de ces textes engloutis. Avant une suite à venir à cet hommage, dans quelques jours, je me contenterai pour l'heure de reproduire ici un texte écrit en 2003 sur Kagemi ("Au-delà des miroirs et métaphores").



Kagemi ("Au-delà des miroirs et métaphores"), une pièce créée en 2000, reprise en 2003 au Théâtre de la Ville à Paris.

Photo Jacques Denarnaud

 

Genèse extatique 

 

« Je veux penser que la danse commence dans le processus qui précède la naissance, et même plus avant, dans la répétition d’une évolution qui prit des centaines de millions d’années », écrit Ushio Amagatsu : « Se lever, se tenir debout, bouger : aucun mouvement ne se fait sans impliquer la gravité, sans engager un échange avec elle. A plus fort raison en va-t-il ainsi de la danse, qui est donc dialogue avec la gravité » (1). Tous les spectacles de Sankai Juku peuvent être vus comme autant de rituels contemporains venant célébrer le cycle du vivant, en sa patiente et infinie renaissance. Issu du mouvement Butô, cette "danse des ténèbres" née dans le Japon des années 1960 où allait sourdre la révolte de la chair, Ushio Amagatsu s’est progressivement éloigné de cette fièvre radicale et protestataire pour faire émerger un art plus cosmogonique : offrandes, psaumes d’humanité, quête d’un équilibre entre les mystères de l’univers et la métaphysique d’une présence au monde. « Le corps, enveloppé dans les forces de la Terre, abrite un esprit » : entre corps et conscience, dans les vertigineuses dimensions de l’espace et du temps, Amagatsu calligraphie de fascinants tableaux mouvants en « perpétuelles oscillations »


De même que la statuaire orientale a effacé la présence physique du Bouddha pour ne laisser transparaître que sa spiritualité, la danse n’a ici rien à voir avec l’expression, elle ne cherche à concrétiser aucun ego, elle est pure expérience de l’infinie métamorphose du vivant. A une question sur le pourquoi des crânes rasés et des maquillages blancs qui scellent l’esthétique cérémonielle de ses spectacles, Ushio Amagatsu répondit qu’il s’agissait « d’effacer l’individualité, de révéler une personnalité plus profonde qu’on ne voit pas dans la vie » et de « mettre en œuvre des émotions enfouies surgies d’autres vies ». Peut-être faut-il alors déserter la surface de fascination que suscitent ces silhouettes spectrales et se laisser simplement imprégner de leur silence et de leur lenteur, regarder avec la peau et pas seulement avec les yeux, éprouver secrètement la dimension érotique de cette osmose du masculin et du féminin, du terrestre et de l’immatériel, du visible et de l’inavoué. Paysage de corps, et pas seulement : masses à la fois charnelles et vaporeuses, essences impalpables qui travaillent à la fabrique des sens, hébètement des formes qu’aucune conscience ne peut raisonnablement contenir. 

 

Kagemi, dernier opus en date, raffine à l’extrême cette spirituelle sensualité, « par-delà les métaphores du miroir », en sept séquences somptueusement distillées dans une alternance d’ombre et de lumière, de folie et de sérénité. Cette immense poème visuel se répand en nappes ondoyantes, s’irise en reflets mordorés, avant de se dissoudre dans une lumière et une blancheur éblouissantes. Des elfes malicieux et délicats, surgis d’une forêt de fleurs de lotus, peuplent cette genèse extatique. Appartiennent-ils au règne humain où sont-ils de ces êtres légendaires qui rôdent dans les zones marécageuses ? Fantômes et lutins, ils sont au miroir du monde ces ombres incertaines qui hantent l’opacité de nos jours, et qui se lèvent dans l’inextricable forêt de nos rêves.  


Ushio Amagatsu affectionne les images flottantes. Pour lui, la scène est semblable au cours du fleuve, cette « eau dense et massive qui s’écoule ». Au Théâtre de la Ville, le chorégraphe est à son aise. A proximité, la Seine, et un pont qui l’enjambe : « le théâtre est bien comme ce pont, ce lieu qui vous place face au fleuve. Il met à la portée du regard le flux sans cesse changeant de l’Espace et du Temps ». En même temps que la reprise de Kagemi, Sankai Juku dévoilera à Paris le cours d’une nouvelle création, rivière qui prend sa source au Japon, où le Kojiki (Recueil des faits anciens) raconte « qu’au début du monde, avant même que le Japon ne fût né, les kami (dieux) ont surgi d’une pousse de roseau… La matière originelle s’était durcie, mais ni l’énergie ni la forme n’étaient encore apparues. Il n‘y avait pas de noms, pas d’actions (…) Ensuite, quand le pays, jeune, flottait, ressemblait à de l’huile, et qu’il dérivait comme une méduse, le nom du dieu qui s’est formé de toutes les choses qui se gonflaient comme le bourgeon du roseau, c’est Usami-ashi-kabi-kijoki-no-kami. Ce kami incarne la vitalité du roseau. C’est de lui que sont issues toutes choses ». Tout l’art d’Ushio Amagatsu n’est-il pas de perpétuer l’essence vitale de cette pousse de roseau ? 


(Jean-Marc Adolphe, 2003)

 

(1). Ushio Amagatsu, Dialogue avec la gravité, éditions Actes Sud, collection « le souffle de l’esprit ». 

 

Ushio Amagatsu était un elfe, conformément à la définition qu'en donne le Centre National de Ressources Lexicales et Textuelles : "esprit de taille infime mais d'une puissance redoutable, symbolisant les forces de l'air, du feu, tantôt vivant dans l'air et bienfaisants, tantôt vivant au centre de la terre et malveillants".


Un jour que je conversais avec Pina Bausch, et que je la questionnais sur Ushio Amagatsu (qu'elle a rencontré en 1980 au festival de Nancy, et qu'elle a a invité en 1998 à Wuppertal avec le spectacle Shijima), elle eut cette réponse surprenante : "Nous sommes frères de rythmes". Tout de suite, je n'ai pas compris. Maintenant que Pina Bausch et Ushio Amagatsu se sont absentés, je peux comprendre, avec Henri Maldiney :


« Ici se pose une question décisive où se jouent les rapports contra­dictoires de l'art et du Sentir. La sensation est une certitude qui éprouve sa vérité sans mettre en doute la réalité du monde avec lequel, en elle, nous communiquons. Or nous ne posons quelque chose comme réel qu'après avoir envisagé et résolu, dans un sens positif, la possibilité qu'il ne soit pas. C'est le chemin sceptique du doute, de la critique, de l'effectuation des évidences qui peuvent confirmer ou décevoir la certitude première. C'est le passage de la certitude à la vérité.


La certitude sensible ignore la mise en doute. La relation Moi-Monde ne passe pas par l'épreuve de la possibilité du Non. Les éléments fondateurs du rythme ne sont pas au sens propre posés. Ils sont — sans qu'entre en compte la possibilité de ne pas être. «Il y a». «C'est». Ce oui ne réfute aucun non. Mais justement ils sont posés dans le rythme. Le rythme est le milieu dans lequel leur être est affranchi de la possibilité du non-être, et de l'être-autrement. Le rythme, parce qu'il est une forme de la présence, un existentiel, est par lui-même garant de réalité. En lui réel et possible coïncident. Par lui l'art n'est pas — comme on dit — un imaginaire. »


(Henri Maldiney, "L’esthétique des rythmes", 1967, in Regard, parole, espace, éditions du Cerf, 2012).


... Hommage à suivre sur les humanités, dans le prochain Journal du dimanche (7 avril) avec un portfolio accompagné de poèmes inédits


Jean-Marc Adolphe



Ushio Amagatsu dans Tobari (2008). Photo DR



DANS L'ARCHIVE... DOCUMENTS RARES OU INÉDITS


Sankai Juku au festival de Nancy, en 1980. Sept photos inédites


Photos Jean-Marie Steinlein



Photos Tadeusz Rolke

Tadeusz Rolke, né le 24 mai 1929 à Varsovie (il a aujourd'hui 95 ans) a été un précurseur de la photographie de reportage polonaise.

Il a commencé à travailler dans les années 1950. Emprisonné pendant la période stalinienne, il a étudié l'histoire de l'art à l'université catholique de Lublin. Dans la photographie de reportage, il a essayé de refléter la réalité polonaise et de créer une photographie "interventionniste". Il s'est notamment intéressé aux conditions de vie des tsiganes dans les villes proches de Varsovie.

Il a également documenté la vie artistique de la capitale polonaise. À partir de 1970, il s'exile en Allemagne.

Ses travaux sont publiés dans "Stern", "Die Zeit", "Der Spiegel" et "Art". De nouveau en Pologne dans les années 1980,

il est l'auteur d'expositions photographiques, dont : "Le monde est un théâtre", "Violence, sexe, nostalgie".

Il a présidé le jury du concours de photographie de la presse polonaise en 1999.

Il a enseigné à la faculté de journalisme de l'université de Varsovie et à l'école de photographie Dr Marian Schmidt de Varsovie.

Il est cofondateur de la maison d'édition "edition.fotoTAPETA", basée à Varsovie et à Berlin.


Sankai Juku à la télévision, en trois séquences commentées



(Textes rédigés en 2012 pour l'Institut national de l'audiovisuel, destinés à accompagner la mise en ligne d'une série "En scènes : le spectacle vivant en vidéo)




Légende : En 1980, le Butô japonais reste largement méconnu. Pour attirer le chaland, les danseurs de la compagnie Sankai Juku d'Ushio Amagatsu, qui présentent un spectacle au Forum des Halles, à Paris, se suspendent le long de la façade. Reportage de Pascal Corrard pour France 3, diffusé le 22 mai 1980.


Commentaire : « Troupe de Butô grinçante et grimaçante ». La banderole, accrochée en 1980 aux flancs de béton du Forum des Halles à Paris, renseigne sur les débuts de la compagnie japonaise Sankai Juku (dont le nom signifie "Atelier de la montagne et de la mer") en Europe. La danse butô est encore peu connue, même si la même année au festival de Nancy, Sankai Juku a fait une première apparition remarquée avec le spectacle Kinkan Shonen. La consécration ne viendra qu'en 1981, au Festival d'Avignon, avec Bakki, puis au Théâtre de la Ville, à partir de 1982, année où est présenté Jomon Sho. Pour l'heure, en 1980, il faut encore séduire et intriguer le chaland. Cette année-là, Sankai Juku présente Shoriba au Forum des Halles. Les performances dans l'espace public, au cours desquelles les danseurs de Sankai Juku, suspendus par les pieds, descendent lentement les façades des bâtiments, sont alors l'équivalent des parades publicitaires des troupes de cirque itinérantes. La lenteur des mouvements, les corps nus et entièrement poudrés de blanc, sont la marque de fabrique du Butô.


Une fois acquise la notoriété, Sankai Juku a continué à pratiquer ces happenings en extérieur, plébiscités par les festivals. Au cours de l'une de ces performances, le 10 septembre 1985 survint à Seattle un accident tragique. L'une des cordes lâcha, provoquant la chute et la mort de l'un des danseurs de Sankai Juku, Yoshiyki Takada, alors âgé de 31 ans. Ushio Amagatsu décida alors de poursuivre l'aventure de Sankai Juku, mais mit un terme définitif à ces spectaculaires suspensions, dont le Butô n'avait, au demeurant, plus besoin pour répandre son inquiétante étrangeté.




Légende : Présenté pour la première fois à Paris au Forum des Halles, en 1980, Kinkan Shonen est le spectacle qui va lancer la réputation internationale de la compagnie Sankai Juku. Son chorégraphe, Ushio Amagatsu, y met en tableaux le rêve d'un enfant sur les origines de la vie. Reportage diffusé sur FR3 le 5 octobre 1980.


Commentaire : Filmé en 1980 au Forum des Halles, à Paris, Kinkan Shonen (Graine de kumquat), créé en 1978 à Tokyo, est l'un des tout premiers spectacles de Sankai Juku. Ushio Amagatsu a passé son enfance au bord de la mer. Ce spectacle évoquait pour lui « le rêve d'un jeune garçon sur les origines de la vie, de la mort. Cet enfant, droit debout au bord de la plage, laisse son regard plonger dans l'océan pour y fusionner avec les poissons, stade primitif de l'humanité. » Se découpant sur un fond de scène composé d'un véritable tableau réalisé avec des poissons séchés, les danseurs, crânes rasés, visages et corps poudrés et blanchis, se meuvent avec la lenteur qui caractérise le Butô. C'est dans ce spectacle que figure l'une des scènes d'anthologie de Sankai Juku, entre Amagatsu et un paon, qualifié de « vanité de la nature ».


Nécessairement concis, voire succinct, le commentaire télévisé (surtout lorsqu'il s'agit d'une démarche artistique complexe) peut avoir quelque chose de réducteur aux yeux du critique, spécialiste de tel ou tel domaine de création. Plus de trente après ce reportage sur la compagnie japonaise Sankai Juku au Forum des Halles à Paris, on reste quelque peu interloqué face à la présentation qui en est faite, évoquant « un prodigieux rituel archaïque, érotique et guerrier, inspiré des arts martiaux » ! Seule explication plausible : en 1980, l'information manque encore sur le Butô, cette danse d'avant-garde inventée au Japon par Tatsumi Hijikata à partir de la toute fin des années 50. Les premiers spectacles de Butô à avoir été présentés à Paris l'ont été en 1978 (Dernier Eden, de Carlotta Ikeda et Ko Murobushi, au Nouveau Carré Silvia Monfort) et en 1979 (Yōko Ashikawa, Saga Kobayashi et Min Tanaka au Festival d'Automne à Paris). Cette même année 1980, Kazuo Ohno fait sensation au festival de Nancy avec son Hommage à la Argentina, mais on parle encore de "modern'dance japonaise".


Oublions donc le commentaire ; les images parlent d'elles-mêmes. L'esthétique grotesque et inquiétante de certains spectacles de Butô n'est pas étrangère à la fascination que va susciter sa réception en France : Jean Baudrillard parlera plus tard d'un « théâtre de la convulsion, de la répulsion » (in Scènes n° 1, revue de l'Espace Kiron, Paris, mars 1985) que notre imaginaire occidental accolera un peu vite à l'horreur d'Hiroshima et de Nagasaki. Les images fortes, troublantes, du groupe Sankai Juku, n'auront pas été pour rien dans cette confusion.



Légende : Présenté à la Maison de la Culture d'Amiens en février 2002, Hibiki signifie « lointaine résonance ». Pour le chorégraphe de Sankai Juku, cette "résonance" n'est pas tant celle des affres de Nagasaki et Hiroshima que l'origine même du vivant sur Terre. Reportage FR3 Picardie, diffusé le 1er février 2002.


Commentaire : Après Hiroshima et Nagasaki, « comment survivre, le corps irradié, recouvert de cendres ? Ni hommes, ni femmes, condamnés à l'errance, les danseurs du Butô tentent de calmer les esprits du vieux Japon, les kami, esprits de l'air, de la terre, de l'eau, du sang ». Faut-il s'étonner de ce que, plus de vingt ans après la découverte du Butô en France, le commentaire d'un journaliste de télévision soit si approximatif ? En 2002, la compagnie Sankai Juku est pourtant invitée pour la troisième fois sur la scène de la Maison de la Culture d'Amiens. Mais visiblement, France 3 Picardie doit encore convaincre son public, interview d'une jeune spectatrice à la clé, qu'un tel spectacle, « rare et contemporain » n'en est pas moins « paradoxalement accessible ». C'est donc nimbé d'un certain exotisme diffus que la compagnie Sankai Juku part à la conquête de la Picardie !


Hibiki (Lointaine résonance), présenté cette année-là à Amiens, plonge le spectateur dans un environnement matriciel, créé par la fusion du geste, de la lumière et des sons, qui cherche à faire affleurer en lui la mémoire originelle. «J'ai travaillé sur l'eau et le sable, sur la relation entre ces deux éléments fondateurs de l'origine de l'univers », expliquait le chorégraphe, Ushio Amagatsu. « Je pense que le fœtus dans la matrice revit l'origine du temps. Le bruit de la circulation du sang dans le ventre de la mère ressemble au mouvement des vagues. C'est la première résonance qui nous parvienne. Nous en gardons la mémoire.»


Amagatsu a définitivement tourné le dos à la charge grotesque et radicale qui caractérisait les premières performances de la "danse des ténèbres" inventée au Japon par Tatsumi Hijikata dans la tourmente contestataire des années 60. Le journaliste de France 3 Picardie parle d'"apaisement" pour qualifier le suprême raffinement esthétique que cultive Hibiki. Pour autant, le chorégraphe de Sankai Juku n'a renoncé à tous les fondamentaux du Butô. Cette quête des origines (qu'y avait-il avant la naissance ?) est en effet constitutive de son rapport à la culture, et pas seulement à la danse.


Au Japon, le fameux Kojiki  (Recueil des faits anciens) raconte ainsi « qu'au début du monde, avant même que le Japon ne fût né, les kami ont surgi d'une pousse de roseau.... La matière originelle s'était durcie, mais ni l'énergie ni la forme n'étaient encore apparues. Il n'y avait pas de noms, pas d'actions [...] Ensuite, quand le pays, jeune, flottait, ressemblant à de l'huile, et qu'il dérivait comme une méduse, le nom du dieu qui s'est formé de toutes les choses qui se gonflaient comme le bourgeon du roseau, c'est Usami-ashi-kabi-kikoji-no-kami. Ce kami incarne la vitalité du roseau. C'est de lui que sont issues toutes choses ». Le Butô n'aurait-il pas pour pacte secret de retrouver l'essence subtile de ce roseau ? Pour autant, la démarche d'Amagatsu n'est ni refermée sur sa propre culture, ni passéiste : de la culture primitive, il retient surtout « le dialogue entre soi et l'objet ». « Dans le cas des peintures rupestres, par exemple, je veux sonder cet élan spontané de la création, de la mémoire (pas question d'amener l'animal au fond de la grotte pour le représenter d'après nature !). Après cet acte de peindre, le geste se transforme, se colore d'animisme ou de rituel, mais l'acte lui-même existait avant cela : l'appel poétique préexiste, le symbolisme s'ensuit, ainsi que la société constituée et l'apparition des premiers professionnels de l'animisme et du culte religieux. Plus que d'imiter platement certains éléments primitifs, c'est ce passage de l'avant à l'après qui m'intéresse. Mais bien sûr, quand je suis sur scène, je ne pense pas ; je danse, et le symbolisme qui m'apparaît alors ne peut être que contemporain ».


Quatre textes inédits de Ushio Amagatsu

Quatre textes de Ushio Amagatsu, pour quatre spectacles parmi les plus emblématiques de Sankai Juku : Kinkan shonen ("Graine de Cumquat"), Tokyo, juin 1978 ; Jomon sho ("Hommage à la préhistoire"), Théâtre de la Ville, Paris, avril 1982 ; Unetsu ("Des oeufs debout par curiosité"), Théâtre de la Ville, Paris, avril 1986 ; Shijima ("Les ténèbres se taisent dans l'espace"), Théâtre de la Ville, Paris, octobre 1988.






"Le Butô, entre deux mondes"

(entretien inédit avec Ushio Amagatsu, 1er juillet 1991)


Jean-Marc Adolphe : Les spectacles de Sankai Juku, aujourd’hui, appartiennent-ils toujours, selon vous, au Butô ?


Ushio Amagatsu : Je pense que oui. J’ai débuté sous l’influence de Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno. Ce sont eux qui m’ont motivé pour commencer à danser le but.


J-M. A : Avant même de rencontrer Hijikata et Ohno, beaucoup de danseurs de butô (dont vous-même), parlent parfois de l’émotion qu’ils ressentaient, enfants, lors des fêtes du bon-odori : ce sont des fêtes villageoises, notamment, animée par les "kamabushi", ces moines errants qui descendent une fois l'an des montagnes où ils vivent solitaires.


Ushio Amagatsu : C’est peut-être difficile à comprendre… Personnellement, je suis né au bord de la mer, et ma première rencontre avec la danse vient de cette mémoire-là. Le bord de la mer divise la mer et la terre : cela m’a inspiré une réflexion sur ce qui se passe à l’intérieur de soi, d’une part ; et d’autre part, la distance avec les existences lointaine. Quelles sont les correspondances entre ces deux pôles ? Comment se manifeste l’aller et retour entre ces deux mondes ?


J-M. A : Il y a toujours, dans le butô, cette bipolarité. Ce que vous venez de dire à propos de la mer et de la terre, de soi et du lointain, pourrait aussi bien s’appliquer à ces deux pôles que sont la vie et la mort.


Ushio Amagatsu : Je pense toujours que chaque chose à deux aspects. On pense à la naissance en regardant un œuf, mais la naissance d’une vie est aussi une destruction du point de vue de l’œuf !


J-M. A : Une autre opposition pourrait être profane / sacré. Dans votre spectacle Shijima, j’avais cru déceler certaines images "christiques". Vous m’aviez alors répondu que c’était fort possible ; mais qu’au-delà de telle ou telle image, il y a un fonds commun entre toutes les religions, toutes les pensées, toutes les cultures. C’est ce fonds commun qui vous intéresse.


Ushio Amagatsu : Une culture est une culture, parce qu’elle est différente des autres cultures. Mais à la racine de chaque culture, dans ce que l’on peut ressentir de plus profond en regardant quelque chose, il y a des éléments communs, au-delà des différences culturelles. Ainsi, à propos de l’œuf, il existe partout dans le monde, des mythes et des légendes similaires, qui se sont cristallisées à une époque où les informations ne couraient pas aussi rapidement qu’aujourd’hui. Je crois qu’il y a ainsi des éléments universels, au-delà de telle ou telle culture.


J-M. A :  Il n’empêche que le butô a pris racine au Japon, au sein d’une culture spécifique. En tant qu’occidentaux, nous ne sommes guère habitué à ce rapport au rythme, à la lenteur, au silence, que l’on trouve dans le butô.


Ushio Amagatsu : La culture japonaise a des facilités pour accepter cette lenteur. Par exemple : au Japon, on utilise beaucoup la notion de "MA" qui désigne l’espace entre deux éléments. Lorsqu’une cloche sonne deux fois, on entend le son de la cloche. Mais au Japon, on dit que l’on entend le silence entre les deux sons. En ce sens, il existe au Japon une façon de comprendre et de saisir les choses matériellement, et une autre façon de comprendre qui n’a rien de matériel. Mais ce thème a fort à voir avec ce qu’en Europe on appelle "la conscience".


Ushio Amagatsu, "Amalgame"

(boucou boucou djara djara... dans la salle d'attente des ténèbres)


Pour les pilleurs sauvages qui courent dans le désert et qui, tous les jours, mangent des échalotes, il est très facile de se débarrasser de la gangue de la vanité.


Comme la limaille de fer s’agglutine sous l’effet d’un aimant, et moyennant la possibilité de visualiser le champ magnétique, loin de s’efforcer de construire la civilisation, préférant la destruction à la construction, le présent au futur dans le futur avenir, ils filent à toutes jambes dans leur présent.

 

Ce sont comme des renvoyés de la « Grande Terre de la Mort », qui jettent la mort à tous les êtres qui leur font obstacle et ne laissent absolument rien sur leur passage. En courant à toute vitesse, ils se vêtent, se décorent, s’accrochent des lambeaux, suspendent à leur taille tous leurs vols, et se gonflent de n’importe quoi, boucou boucou djara djara… Ils distribuent l’anéantissement.

 

Sur eux, à qui la nudité va très bien, ces ornements inhabituels se détériorent, se déchirent, s’usent et tombent. Leurs biens ne s’accumulent jamais, c’est le royaume du délabrement et de la paralysie. Ce cycle d’extorsion et de destruction reprend encore plus vite.

 

Pour leur part, ceux qui sont allés à leur perte, sèchent, recommencent leur mort et sont fossilisés ; il arrive qu’ils soient ressuscités lors de fouilles ou qu’ils soient enterrés encore plus profondément par une tempête de sable, se refusant à être découvert dans les haillons usés et tombés en route, certains, avec le temps, imprégnés d’eau et baignés de lumière, se transfigurent pour éclore en un motif, décoratif, mural.

 

Simplement, ce sang qui les a éclaboussés ou celui de leur propre corps retient les lambeaux de tissus qui ont failli tomber et ils les ont ramenés dans leur pays, en même temps que les artisans qui sont des artistes sains.

 

Ce domaine repeint et élargi par cette course totalement ridicule est de dimensions inouïes. Puis ces fesses mises à vif par le frottement sur les signes du cheval, se couvrent de croûtes qui durcissent quand le cavalier met pied-à-terre, et, à l’inverse, le repos est habillé de croûtes. Sans que le sable ne s’élève de nouveau en tourbillon, il retombe à vitesse très lente.

 

Un silence, comme caché dans un monstre fossile.

 

On les aperçoit s’échapper en courant entre les pattes des chevaux et ils forment un chemin qui semble trouer le ciel, d’autres laissent des traces de limaces sur le sol revenu à son état naturel. Ce sont des voyageurs et des explorateurs venus d’une terre civilisée. Pourtant, décomposer l’acte de soi-même en chaque instant solide, pendant que les gardiens du désert, pilleurs parfaitement sauvages, le fond s’écrouler, les livre encore une fois aux tourbillons de sable jaune. Le désert est la matrice qui leur permet de se perpétuer.

 

Les ovaires gigantesque faits de cadavres, de sable, de lumière et d’un peu d’eau sont piétinés, détruits, mènent à la mort et des voiles, la virginité éternelle.

 

Cette course effrénée ne serait-elle pas l’amalgame entre le temps et l’espace dans la salle d’attente des ténèbres, dont la lumière que représente le corps ne s’éteint ni le jour ni la nuit.

 

Ushio Amagatsu


(Texte édité in Guy Delahaye, Sankai Juku, Actes sud, 2003, ICI)


VIDEO. Ushio Amagatsu à l'atelier. Au fil du regard



Légende : Démonstration du travail préparatoire au Butô, forme d'expression chorégraphique japonaise avec Ushio Amagatsu, chorégraphe de Sankai Juku et deux danseurs. Loin des techniques occidentales de danse, la face devient ici un masque à métamorphoses. (Reportage pour Antenne 2, réalisateur François Marie Ribadeau, diffusé le 17 octobre 1982).


Commentaire : Un document rare, au meilleur de ce que peut offrir la télévision. Sans une once de commentaire, un pur moment d'intensité visuelle, qui introduit de surcroît le spectateur dans l'antre secret du chorégraphe, là où se façonne l'essence du geste. A l'écran, sous la douce dictée d'Ushio Amagatsu, deux danseurs de la compagnie Sankai Juku. Deux danseurs, deux visages. La danse est affaire de fils tendus dans l'espace. Ici, le fil tire le regard vers le bas, jusqu'à le faire tomber sur le sol, rebondir et remonter, puis gagner le ciel, yeux révulsés. D'autres fils traversent le visage, la mâchoire, la bouche, créent un sourire-rictus qui fait de la face un masque à métamorphoses. A ce travail du visage, Tatsumi Hijikata, fondateur du Butô, la danse des ténèbres, donnait le nom de "hitogata", qui désigne habituellement au Japon de petites figurines en papier que l'on plie pour conjurer les dieux et éloigner les soucis.


(...) Dans cinquante ou trois cents ans, lorsque le Butô, en tant que forme artistique, aura disparu, les historiens de l'art pourront certes consulter toutes sortes de publications numérisées, et des captations de spectacles. Mais mieux que de long discours savants, ces 112 secondes filmées en 1982, arrachées à l'oubli, permettront de largement comprendre quelles furent les arcanes du Butô.


Pour aller plus loin :


Quelques livres :

  • Guy Delahaye, Sankai Juku (photographies), Actes Sud, octobre 2003.

  • Ushio Amagatsu, Dialogue avec la gravité, Actes Sud, novembre 2000.

  • Ushio Amagatsu, Des rivages d'enfance au bûto de Sankai Juku, Actes Sud, mai 2013.


Un film :


A lire, sur les humanités : Mémoires de danse / une histoire du Butô : "Tatsumi Hikata et la révolte de la chair" (ICI) ; "Cette garce de lumière" (ICI) ; "Aube et crépuscule réunis" (ICI) ; "Le vent me tenait lieu de kimono" (ICI) ; "Un Japon des marges, dans la lignée de Jean Genet" (ICI) ; "Bulles de Japon" (ICI).

Et aussi : "Théo Lésoualc'h, Érotique du Japon et autres incandescences" (ICI) ; "Des rizières du théâtre japonais au soufre du Butô" (ICI)


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merci Jean-Marc; c'est un travail remarquable sur un art que je n'ai jamais vu; le mutilé (l'ignorant) va commencer à remplacer son membre fantôme (à visionner et lire les liens); je vais partager aussi Jean-Claude Grosse

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