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A quoi rêve le "Rêve géorgien ?", par Alexander Atasuntsev

Dernière mise à jour : 12 mai


Face à face policiers-manifestants, le 6 mai 2024 à Tbilissi. Photo Dima Zverev

 

GÉORGIE. Au début de l'année, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, était considéré comme le principal favori pour les élections législatives qui se tiendront dans le pays en octobre. Sur la vague des succès économiques (dus à une heureuse coïncidence plutôt qu'à des actions délibérées du parti) et en prévision du championnat d'Europe de football, où la Géorgie fera sa première apparition, ainsi que des élections au Parlement européen, où les alliés potentiels du parti peuvent réussir, le "Rêve géorgien" a décidé de réintroduire le scandaleux projet de loi sur les "agents étrangers" au parlement. Dans un article pour Carnegie Politika (publication en ligne qui présente des analyses et des points de vue de grande qualité sur la Russie, l'Ukraine et l'espace eurasien), le journaliste indépendant Alexander Atasuntsev explique pourquoi il est si important pour le parti au pouvoir de prendre sa revanche sur l'opposition qui a empêché l'adoption du projet de loi l'année dernière - et quels sont les risques auxquels il sera confronté en raison de son désir de consolider son propre pouvoir.

 

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Depuis plusieurs semaines, des manifestations font rage à Tbilissi, car les autorités tentent à nouveau de faire passer une loi scandaleuse sur les agents étrangers - la loi sur la "transparence de l'influence étrangère". Malgré les protestations croissantes, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, n'a pas l'intention de reculer et est déterminé à faire passer la loi. Ils sont convaincus qu'ils ne risquent rien : leurs partisans ne se détourneront pas d'eux de toute façon, l'opposition ne sera pas en mesure de surmonter la fragmentation et l'Union européenne ne durcira pas sa politique à l'égard de la Géorgie. En revanche, les autorités pourront se venger de leur tentative ratée de faire passer une loi l'année dernière et affaiblir l'opposition. Cependant, le problème est qu'un tel scénario favorable pour le Rêve géorgien dépend de trop de "si". La politique du parti, qui brigue un quatrième mandat consécutif, devient irrationnelle et risque de tout perdre.

 

Au début de l'année 2024, "le Rêve géorgien" apparaissait comme le favori des prochaines élections d'automne. En décembre, il pouvait compter sur 36 % des voix. Les associations d'opposition les plus proches avaient environ 21 %. La popularité du parti était soutenue à la fois par l'essor économique du pays et par les réalisations en matière de politique étrangère - à la fin de 2023, la Géorgie sera officiellement reconnue comme pays candidat à l'adhésion à l'UE. Tout cela semble avoir donné tellement de confiance au "Rêve" qu'il a décidé de ne pas manquer un bon moment et de renforcer encore son pouvoir en faisant adopter la loi sur les agents étrangers.

 

Le parti au pouvoir considère que le contexte interne est favorable à cette démarche. La situation électorale en Géorgie n'a pas changé depuis de nombreuses années : la société est fortement polarisée. Le gouvernement bénéficie d'une cote de popularité d'environ 30 à 40 %, tandis que l'opposition fragmentée jouit d'une popularité bien moindre. Cela a suffi au Rêve géorgien pour remporter les élections à chaque fois, et aujourd'hui la logique du parti est que l'adoption de la loi n'aliénera pas ses partisans. Mais les opposants - les partis d'opposition et les ONG financées par l'Occident - risquent d'avoir la vie dure. Le patron du "Rêve géorgien" considère que le moment est opportun pour d'autres raisons. Tout d'abord, les élections ne sont pas assez rapprochées - elles n'auront lieu qu'en octobre. D'ici là, l'indignation aura eu le temps de s'apaiser. Deuxièmement, en juin, le Championnat d'Europe de football, où l'équipe nationale géorgienne s'est qualifiée pour la première fois de son histoire, contribuera à couvrir l'effet désagréable de l'adoption de la loi.

 

Le "Rêve Géorgien" ne se sent pas non plus menacé de l'extérieur. Bruxelles n'a plus de temps à perdre avec Tbilissi et il est peu probable que quelqu'un retire à la Géorgie son statut de pays candidat à l'UE. En outre, l'Europe est en pleine préparation des élections européennes de juin. Et "le Rêve géorgien" attend des résultats favorables de ces élections, car les autorités géorgiennes n'ont plus d'alliés dans la convocation actuelle. Tbilissi s'est d'ailleurs battu avec le dernier, le Parti socialiste européen, l'année dernière, en raison des déclarations homophobes de son Premier ministre. (…)

 

Les motivations personnelles sont également perceptibles dans la tentative de faire passer la loi sur les agents étrangers. Le "Rêve géorgien" est un parti vindicatif. Il a déjà tenté de faire passer cette loi au printemps 2023. En raison des protestations de masse, elle a dû être retirée à la fin. Mais une différence importante entre la situation de l'année dernière et celle d'aujourd'hui est que l'UE n'avait pas encore décidé d'accorder à la Géorgie le statut de pays candidat. Elle ne l'a reçu qu'en décembre 2023.

L'oligarque Bidzina Ivanichvili, fondateur et président du "Rêve géorgien". Photo DR

 

Aujourd'hui, le projet de loi a été réintroduit sans rien changer à son essence. Cela suggère que le fiasco de l'année dernière a rendu le parti au pouvoir vulnérable et qu'il a décidé de se venger de son humiliation. Une autre différence dans la situation actuelle est que le fondateur du Rêve géorgien, l'oligarque Bidzina Ivanichvili, est revenu en politique. Il est ouvertement en faveur de la loi, affirmant que l'année dernière, elle n'a pu être adoptée que parce que l'opposition a trompé le public et qu'elle menaçait la stabilité politique du pays. Aujourd'hui, M. Ivanishvili est convaincu que les opposants au "Rêve" ne réussiront pas et que l'adoption de la loi aidera la Géorgie à défendre sa souveraineté et empêchera le "parti de la guerre globale" (comme il qualifie l’Occident) d'entraîner le pays dans un conflit avec la Russie.

 

Le nouveau Premier ministre Irakli Kobakhidze joue également un rôle important dans l'épopée de l'adoption de la loi. Sa nomination à la tête du gouvernement au début de l'année 2024 est la première chose qu'Ivanishvili a faite après son retour de l'ombre. Kobakhidze est probablement l'homme politique le plus scandaleux de Géorgie. Mais aussi très ambitieux - avant et après sa nomination au poste de premier ministre, il reste l'un des porte-parole les plus odieux du parti au pouvoir. Si Ivanichvili envisage de renforcer le pouvoir du "Rêve géorgien", Kobakhidze est exactement le type de politicien-soldat dont il a besoin.

 

Au cours de sa carrière politique, Kobakhidze a accusé l'Ukraine de vouloir entraîner la Géorgie dans une guerre avec la Russie, s'est opposé à la "propagande LGBT" et n'a jamais été étranger aux coups bas dans la lutte contre les opposants. Lors de la rébellion en Russie du groupe Wagner, Kobakhidze a accusé l'opposition géorgienne de vouloir, "si Prigojine réussit, entrer avec des chars non seulement en Abkhazie et à Tskhinvali, mais aussi de prendre Sotchi".

 

Et bien sûr, l'année dernière, alors qu'il occupait le poste de président du Rêve géorgien, il a soutenu avec zèle la loi sur les agents étrangers. Maintenant qu'il a été nommé Premier ministre, Kobakhidze est déterminé à montrer qu'il a la confiance en soi nécessaire pour aller jusqu'au bout. A tel point qu'il a refusé une invitation à se rendre à Washington parce que les Américains exigeaient la suspension de l'examen de la nouvelle loi comme condition du voyage. 

 

Des enjeux de plus en plus importants

 

Ces dernières années ont été extrêmement fructueuses pour le "Rêve géorgien", même si, par endroits, elles ont ressemblé à des montagnes russes. Les années Covid, qui avaient sensiblement entamé la popularité du parti au pouvoir, ont été remplacées par la guerre en Ukraine, qui a permis au "Rêve" d'atteindre de nouveaux sommets en matière d'équilibre de la politique étrangère. Les autorités géorgiennes ont pu à la fois obtenir le statut de pays candidat à l'UE et améliorer les relations avec la Russie, qui a reconnu la Géorgie comme un pays non hostile. En outre, l'économie a été stimulée par les millions apportés par les Russes qui se sont installés en Géorgie. Cependant, un examen plus approfondi des actions du "Rêve géorgien"révèle que tous ses succès récents ont été davantage le résultat de tournants favorables dans l'environnement extérieur que le fruit de décisions stratégiques mûrement réfléchies. Les deux tentatives d'adoption de la loi sur les agents étrangers en sont des exemples frappants. 

Photo Dima Zverev


Le premier échec a montré que le "Rêve" peut commettre des erreurs grossières. Et il est fort possible que cette fois-ci, ses calculs échouent également. Les manifestants sont déjà plus nombreux que l'année dernière et les protestations elles-mêmes sont plus vives. Le nombre de personnes hospitalisées et détenues en témoigne. La base de soutien des opposants à la loi s'élargit. Même certains membres du clergé géorgien s'y opposent. Les manifestants sont accueillis par la présidente du pays, Salomé Zourabichvili. Les rassemblements vont se poursuivre et s'amplifier, mais leur apogée est encore à venir - lorsque le "Rêve" adoptera officiellement la loi.

 

Les opposants et les partisans du gouvernement sont unanimes sur un point : le désir de faire partie de l'UE. La résistance farouche de Bruxelles à la nouvelle loi pourrait donc causer de sérieux problèmes au "Rêve géorgien". L'UE a déjà déclaré que la nouvelle loi était inacceptable et qu'elle deviendrait un obstacle à l'intégration européenne de la Géorgie. Le 1er mai, le directeur général de la Commission européenne pour l'élargissement, Hert Jan Koopman, s'est spécialement rendu à Tbilissi. La réaction de l'UE pourrait devenir encore plus dure, car le parti "Rêve géorgien" lui-même montre que s'il n'est pas soumis à des pressions, il se détourne rapidement de la voie démocratique. L'année dernière, le parti a retiré la loi sous la pression de Bruxelles, mais dès que la Géorgie a reçu le statut de pays candidat, elle a été réintroduite au parlement sans modification.

 

Il est difficile de croire la version officielle des autorités géorgiennes selon laquelle l'objectif de la loi est d'accroître la transparence de la vie publique. Toutes les initiatives de ce type dans l'espace post-soviétique n'ont fait qu'aggraver la situation des droits et des libertés. C'était le cas en Russie, et une situation similaire est maintenant observée au Kirghizstan, autrefois considéré comme un État démocratique. Mais une différence importante entre ces pays et la Géorgie est que sa Constitution stipule l'obligation de se rapprocher de l'Union européenne.

 

Par conséquent, "le Rêve géorgien", qui était jusqu'à récemment promis à une nouvelle victoire électorale, risque maintenant de répéter l'erreur de l'année dernière et de chèrement la payer. De plus, cette fois-ci, les enjeux sont plus importants, ce qui signifie que l'issue pourrait être plus dramatique. Le "Rêve géorgien" est confronté à un choix difficile. Révoquer à nouveau la loi, c'est subir une humiliation encore plus grande qu'il y a un an. Ne pas l'abroger, c'est risquer l'avenir européen du pays, et avec lui son propre pouvoir.

 

Alexander Atasuntsev,

pour Carnegie Politika

traduction pour les humanités : Dominique Vernis


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