Combattantes des YPG et du PKK tenant un portrait d’Abdullah Öcalan. Photo Kurdishstruggle sur Flickr, 10 octobre 2015.
Après l'effondrement du régime Assad en Syrie, auquel la Turquie n'a pas peu contribué, Recep Tayyip Erdogan repositionne ses pions dans la région, quitte à bousculer Poutine et amorcer un rapprochement avec Israël. Mais dans cette évolution encore impensable il y a quelques mois, quel sort pour les Kurdes, en Syrie comme en Turquie ? Par Michel Strulovici
La chute du tyran en Syrie provoque des "ajustements" et des évolutions notables dans les relations entre États de la région et au sein de leurs sociétés. L'opération de blitzkrieg contre Bachar al Assad, menée avec le soutien des stratèges d'Erdogan, permet au président turc d'accélérer sa politique de réveil de l'empire ottoman. Nous savons qu'il mène depuis longtemps dans les régions anciennement ottomanes, tout particulièrement dans les États de l'ex-URSS en Asie centrale et au Caucase des opérations de séduction pour le moins appuyées. (Rappelons que cette région est riche en réserves et exploitations de pétrole).
Pour accomplir son vœu le plus cher, Erdogan s'appuie sur une appartenance commune, celle de l'islam sunnite de tradition hannafite (la plus ancienne des quatre écoles religieuses sunnites). Celle-ci est majoritaire dans un très large espace géographique : Turquie, Balkans, Levant, Égypte, la partie ouest de l'Irak, Baloutchistan, Ciscaucasie, Tatarstan, Asie centrale, Afghanistan, sous-continent indien et Xinjiang.
Le dictateur turc avance pas à pas vers la construction de cette vaste zone d'influence. Elle s'est déjà donné un outil pour l'accomplir, l'organisation des États turciques (c'est-à-dire de langue turque, voir ICI). La liste de ses membres en est impressionnante. En font partie l'Azerbaidjan, la Kirghizie, le Kazakhstan, l'Ouzbekistan, le Turkmenistan et la Hongrie, devenue État observateur en 2018.
Dans le magazine Mondafrique du 16 décembre 2024, le journaliste Ian Hamel, de retour d'Asie centrale, témoigne de la sur-activité de la Turquie dans cette région. Ainsi, pour ne prendre que l'exemple kirghize, l'université de la capitale a été financée par la Turquie, à la fin des années 1990. « Et depuis, plusieurs centaines d’élèves kirghizes reçoivent chaque année des bourses pour partir étudier dans les écoles et les universités de Turquie ». De même en 2018, Erdogan a fait construire et inauguré dans la capitale, Bichkek, sa plus grande mosquée.
La mosquée centrale de Bichkek, appelée la mosquée d’Imam Sarakhsi, au Kirghizistan, a été construite en 6 ans par la Turquie
sur une superficie de 3,5 hectares. Considérée comme la plus grande mosquée de l’Asie Centrale, elle peut contenir
jusqu’à 28 000 fidèles et a été construite suivant l’architecture ottomane.
Rendant compte des succès engrangés dans cette région par la Turquie d'Erdogan, Ian Hamel note : « Durant notre périple de deux semaines dans cette vaste région, nous pouvons témoigner que la culture turque rencontre presque partout un vif succès ». Confirmant ce qu’écrit le chercheur Bayram Balci, ancien directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale à Tachkent : « Les chaînes de télévision, les soap opera turcs, la musique, sont très appréciés dans toute la région Lorsque nous demandons aux téléspectateurs plongés devant leurs petits écrans s’ils comprennent parfaitement les programmes diffusés par les chaînes turques, invariablement, ils nous répondent "à 50 %" ».
Et, ceci expliquant cela, si Ilham Aliyev, le président dictateur d'Azebaidjan, se permet de demander des excuses (assorties d'indemnisations) à Poutine à la suite de l'avion abattu par un missile russe le 28 décembre, c'est qu'en coulisse, le soutien de la Turquie le lui permet.
Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine à Ankara en septembre 2019 lors d'un sommet sur la Syrie. Photo Alexey Nikolsky.
Mais Erdogan compte profiter de son succès en Syrie pour planter ses drapeaux sur de nouvelles tours. Faisant d'une pierre deux coups, il essaie de repousser les Kurdes qui gèrent la province syrienne du Rojava loin de ses frontières. Et, si possible de maitriser pour son compte les champs de pétrole de la région aujourd'hui sous contrôle kurde.
Au même moment, Erdogan tente une opération de division du monde kurde. Alors qu'il mène en Turquie la répression contre les populations kurdes et leurs organisations politiques et culturelles, il vient de prendre tout le monde à contre-pied en permettant à une délégation du parti turc pro-kurde, DEM, de rencontrer en prison leur leader Abdullah Öcalan, ce 29 décembre. Ces visites sont rarissimes pour celui qui, emprisonné depuis 25 ans sur l’île d’İmralı, en mer de Marmara, est devenu l'un des plus vieux prisonniers politiques au monde. Le message d'Öcalan à l'issue de cette réunion est inédit : « Renforcer la fraternité turco-kurde est non seulement une responsabilité historique mais aussi une urgence pour tous les peuples. »
Serions-nous en présence d'une évolution notable vers moins de répression pour le peuple kurde de Turquie qui vit en état de siège depuis des années ?
De même, la stratégie d'Erdogan dans ses relations aujourd'hui plus que tendues avec Israël, semblent amorcer un tournant significatif. Sous le titre « Erdogan propose une collaboration militaire avec Israël en Syrie », le site Jforum.fr révèle, ce 29 décembre, que « le président turc Recep Tayyip Erdogan a avancé une proposition audacieuse visant à coordonner les opérations militaires israéliennes en Syrie avec celles de l’armée turque. Cette initiative, rapportée par la Douzième chaîne israélienne, reflète les ambitions croissantes d’Ankara dans un contexte où le paysage syrien est en pleine recomposition.(...) Traditionnellement, la coordination entre Israël et la Russie était essentielle pour éviter les affrontements entre leurs forces respectives sur le territoire syrien. Erdogan semble maintenant chercher à remplacer Moscou en proposant un mécanisme de collaboration similaire entre Tsahal et l’armée turque. Selon la chaîne israélienne, cette proposition a été transmise par des canaux de renseignement, mais Israël n’a pas encore donné de réponse officielle. »
L'alliance des BRICS qui "unit" notamment la Russie et la Turquie, pourra-t-elle résister à ces avancées multiples d'Istanbul dans la région qui la met en confrontation directe avec Moscou, qui sort considérablement affaibli de la chute du régime d'al-Assad en Syrie ? Vladimir Poutine aurait sans doute été inspiré de se souvenir de cet avertissement de Jean Jacques Rousseau dans ses Confessions : « Le faux ami n'aime que son propre intérêt et si la cupidité le lui conseille, il devient ingrat et parjure. »
Michel Strulovici
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