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Bullshit, post-vérité et "médias sociaux" : avons-nous encore besoin de journalisme ?

Photo du rédacteur: Didier EpelbaumDidier Epelbaum

Dernière mise à jour : 8 févr.


Illustration extraite de Maurice Voutey, "La presse clandestine sous l'occupation hitlérienne (1940-1944)",

Centre national de documentation pédagogique.


Journaliste et historien (auteur, entre autres, de Des hommes ordinaires ? Les bourreaux génocidaires), Didier Epelbaum livre une réflexion magistrale sur les ressorts de l'information face aux "dépôts d'histoire" qui "ouvrent les profondeurs du temps". Les mânes de Thucydide et de Marc Bloch (entre autres) pourraient-elles conjurer les bullshiteurs qui prolifèrent au royaume de Trumpland ?


« Ce n’est pas mauvais pour ta carrière ? » L’homme qui m’a posé cette question avec commisération était un journaliste d’un média concurrent et il allait devenir mon patron. Il faisait allusion à ma thèse d’histoire ; il y avait pour lui quelque chose de rédhibitoire à ce qu’un "grand reporteur" traîne ses guêtres dans les archives et les bibliothèques. Il a pu constater par lui-même qu’il avait tort : mes diplômes et mes recherches ne m’ont pas empêché d’accéder, entre autres, à la fonction de rédacteur-en-chef.


J’aurais pu lui rappeler qu’il y a 25 siècles, un certain Thucydide (né en Grèce vers 470 av. J.-C. et considéré comme "le premier historien moderne" (1), relatait la guerre du Péloponnèse alors même qu'elle se déroulait : il parcourait la Grèce et interviewait des combattants des deux camps, Athéniens et Spartiates. Son crédo était l'impartialité, la recherche de la vérité. Il recueillait documents et témoignages avec méticulosité, comparaissait ses sources pour vérifier les faits, étudier les causes, indépendamment des mythes ou des rumeurs. Journaliste ? Historien ? Le journaliste n’est-il pas « l’historien de l’instant » (Albert Camus), qui écrit « la première ébauche grossière de l'histoire » (Philip Graham) (2) ?


J’ai parfois flairé un mépris diffus du journaliste chez certains historiens (superficiel, inculte, approximatif, les clichés, les raccourcis abusifs…), mais je n’ai jamais ressenti la moindre contradiction entre ma présence sur une scène de guerre et les heures passée aux archives de la Gendarmerie nationale du Fort de Vincennes ou à la BNF. Bien au contraire. J’ai vraiment apprécié le temps suspendu, le silence besogneux des salles de lecture seulement troublé par les murmures courtois d’historiens passionnés et patients, occasionnels et professionnels. Ces dépôts d’histoire m’ont ouvert les profondeurs du temps qui me manquait cruellement quand j’avais le nez collé à un événement évoluant à la vitesse du son et de l’image, avec comme seul horizon la prochaine édition.


De l’emploi du temps


Après cinq ans de recherches historiques, j’ai dû annoncer à ma directrice de thèse que ma rédaction finale était à peine entamée et que je ne serai certainement pas prêt dans le délai imparti : « Pas de problème, nous vous attendrons. Prenez six mois de plus », me répondit-elle avec un grand sourire. Pouvoir prendre son temps... Voici une première différence fondamentale entre le journaliste et l’historien, plus encore que le volume (520 pages contre un ou plusieurs feuillets (3) ) : le temps de travail. Le journaliste a sa sacro-sainte "deadline", le couperet de la diffusion ou de l’impression. Distance temporelle nulle. L’historien, lui, publiera lorsqu’il aura l’impression d’avoir à peu près fait le tour de la question et d’avoir construit un édifice plus ou moins solide.


Le journaliste est plongé dans l’événement et côtoie les hommes qui le vivent, l’historien tente de faire une science avec les "traces" d’événements qui ne sont plus là. Le journaliste décrit "ce qui arrive". Il rend compte de ce qu’il a sous les yeux et tente de l’expliquer, de montrer les causes dans l’urgence, au milieu du chaos, en contact direct avec les témoins, il traite une matière inachevée, en mouvement. L'historien travaille sur les archives inertes, il bénéficie du temps de recherche et de réflexion dont le journaliste est privé. Le travail du journaliste est volatile, il s’évapore vite, chassé par la nouveauté ; le travail de l’historien est plus consistant, plus résistant à l’épreuve du temps.

La force de l’historien, c’est de pouvoir appréhender les faits dans leur profondeur, découvrir ses articulations du temps

Mais le rapport au temps des deux professions est moins antinomique qu’il n’y paraît, autrement plus complexe. Quand je relis Les Comitadjis (4), certaines pages d’Albert Londres font histoire. Marc Bloch définissait son livre L’étrange défaite, écrit en 1940, comme un témoignage. « Sans se pencher sur le présent, disait ce médiéviste, il est impossible de comprendre le passé » (5), la défaite de 1940 lui a fait comprendre certains aspects de la Première Guerre mondiale. Ailleurs, il ajoutait : « L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l’action même » (6). Cet homme qui a enseigné et écrit l’histoire pendant 35 ans, qui a fondé la revue Annales (avec Lucien Febvre), à l’origine de l’une des écoles historiques du XXe siècle, ne faisait pas de l’histoire que pour l’histoire, il croyait que l’historien a pour premier devoir de s’intéresser « à la vie ». Homme d’action, résistant, il fut fusillé par la Gestapo en 1944. Oui, c’est leur sujet, journalistes et historiens décrivent la vie, l’humanité, ils donnent la parole aux femmes et aux hommes du passé et du présent, ils sortent de l’oubli les grands, femmes et hommes.


La force de l’historien, c’est de pouvoir appréhender les faits dans leur profondeur, découvrir ses articulations du temps. Fernand Braudel considérait que les événements retentissants ne pouvaient se comprendre que dans « les grands courants sous-jacents » et que cela impliquait d’embrasser de « larges périodes de temps », de l’ordre du millénaire. Les événements ne sont souvent que des instants, des manifestations de « larges destins » et ne s’expliquent que par eux. Le défi est de saisir l’histoire sous-jacente quasi insoupçonnable des témoins sous les changements spectaculaires.


L'historien se rapproche du journaliste quand il creuse les causes d’événements pas encore révolus (ce « passé qui ne passe pas » (7) étudié au bien nommé "Institut d’Histoire du Temps Présent" (IHTP CNRS), exposé conjointement par un historien, Henri Rousso, et un journaliste, Eric Conan. Sur des événements importants et inscrits dans la durée contemporaine comme le procès Papon par exemple, la présence explicative, la mise en perspective de l’historien est indispensable à ceux qui n’ont pas vécu les temps de la chose jugée (il peut se heurter aux réticences de certains médias, télévision pour ne pas la nommer, qui peut avoir du mal à digérer la complexité et aucune solution pour la restituer).  Inconvénient commun : l'historien du temps présent, comme le journaliste, travaille sous le contrôle de témoins. Archives et analyse distanciée face au ressenti du vécu... Le contact peut faire des étincelles.


Méthode et éthique


Les deux métiers sont tenus à un contrat de vérité. L’historien doit être « à la poursuite du mensonge et de l’erreur » (8) (Bloch) , le journaliste s’engage (par ses chartes déontologiques) à donner une information exacte, conforme à la réalité, impartiale, qui implique la vérification et le sérieux des sources. L'historien porte un « jugement d'importance » (Braudel), le journaliste hiérarchise l’information. Tous deux doivent traiter avec prudence les informations incertaines, refuser de tenir pour avérées des affirmations personnelles ou fondées sur la rumeur publique, non confirmées par des sources vérifiées et concordantes. Tous exigent rigueur et précision de la langue, bannissent l’approximation, l’un et l’autre partagent la tension entre l’exigence de neutralité, "d’objectivité", et leur subjectivité propre.

Le journalisme et l’histoire sont des matières vivantes, en perpétuelle transformation

Oui, mais… Pour s’acharner sur un sujet pendant des années, pour revenir souvent bredouille des archives et continuer, il faut une sacrée motivation. Il y a des temps forts mais beaucoup de temps morts, la curiosité et l’endurance ne suffisent pas La première phrase de l’œuvre monument de Braudel est : « J’ai passionnément aimé la Méditerranée… » (9). Oui, il faut de la passion. Ou bien c’est une affaire de proximité, l’identité de l’auteur est concernée et là se pose le problème de "l’objectivité". Marc Bloch avait une exigence (plus qu’une solution) : l’historien doit dire qui il est.  Question d’honnêteté : « Tout livre d’histoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre […] qui s’intitulerait à peu près : "Comment puis-je savoir ce que je vais dire ?" » Il consacra deux pages à son CV dans L’étrange défaite.


Le journalisme et l’histoire sont des matières vivantes, en perpétuelle transformation. Ils pratiquent (en théorie mais trop rarement) la recherche de la vérité par rectifications, correction, amélioration. Deux exemples importants me reviennent à l’esprit. Jean Lacouture, l’un de nos journalistes-historiens les plus prolifiques, fut l’un des rares à reconnaitre ses erreurs de jugement sur le Cambodge : « J'ai péché par ignorance et par naïveté. Je n'avais aucun moyen de contrôler mes informations. J'avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme, sans que j'aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J'avoue que j'ai manqué de pénétration politique » (10).


L’historien américain Christopher Browning a analysé un bataillon de policiers allemands qui avait activement participé à la Shoah pour conclure qu’il s’agissait d’hommes « ordinaires » et que n’importe qui placé dans les mêmes circonstances se serait comporté de la même manière, thèse que j’ai contestée (11). Huit ans plus tard, Browning analysa les archives d’un autre bataillon allemand. Conclusion : « Contrairement au 101ème bataillon de réserve de la police sur lequel je me suis penché il y a quelques années, il ne s’agissait […] pas d’Allemands ‘’ordinaires’’ recrutés au hasard, mais d’un groupe bien entraîné de jeunes hommes qui avaient eux-mêmes choisi de faire carrière dans la police d’un État policier. » (12)


Presse et histoire


« À chaque époque, une certaine représentation du monde et des choses, une mentalité collective dominante anime, pénètre la masse entière de la société. […] Les réactions d’une société aux événements de l’heure, aux pressions qu’ils exercent sur elle, obéissent moins à la logique, ou même à l’intérêt égoïste, qu’à ce commandement informulé, informulable souvent et qui jaillit de l’inconscient collectif. » (Fernand Braudel, Grammaire des civilisations).


La presse peut nous en dire beaucoup sur cette mentalité collective qu’évoquait Braudel.  Les journaux expriment ce que les gens savaient et pensaient, ce qu’ils ignoraient, ils nous aident à saisir les motifs des décisions et des erreurs de jugement. Les médias peuvent donc constituer eux-mêmes des sources intéressantes pour l’historien.


Un exemple extrême est le procès des responsables ottomans du génocide des Arméniens jugés par une cour martiale spéciale en 1919 à Constantinople. Les procès-verbaux, les pièces originales ont disparu ou sont inaccessibles. La seule source des débats est le Journal Officiel ottoman (Takvim-i Vekayi) de diffusion réduite mais reproduit dans la presse turque et arménienne puis répercuté par la presse occidentale, qui reflète évidemment les préoccupations du pouvoir de l’époque. Dans ce domaine d’analyse, le journaliste/historien a un petit plus qui est de connaitre d’expérience le fonctionnement complexe des rédactions, les conditions de production de l’information et ses imperfections.


Le 30 octobre 1978, dans "L'Express", une interview de Darquier de Pellepoix,

ex-commissaire aux questions juives du gouvernement de Vichy.


Les médias peuvent révéler a posteriori une facette de la désinformation : les silences, l’ignorance, l’occultation. La guerre était finie depuis moins de vingt ans quand Bertrand Blier tourna Hitler ? Connais pas !, ce fameux documentaire « horriblement déprimant » selon le critique du Monde (13), interdit aux moins de 18 ans et présenté à Cannes hors compétition. Longtemps, je me suis demandé pourquoi la Shoah, considérée aujourd’hui comme un épisode majeur de l’histoire du 20ème siècle, n’a commencé à devenir un événement important en France qu’autour de 1978, date de la publication du Mémorial de la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld. Il y eut aussi l’interview de Darquier de Pellepoix (ex-commissaire aux questions juives du gouvernement de Vichy) dans L’Express : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux » (14). Cette outrance a débloqué la parole de nombreux survivants et l’écoute de leur témoignage (Ils ont parlé à la Libération mais on n’avait pas très envie de les écouter). Au lycée, je m’en souviens parfaitement, les manuels d’histoire passaient la Shoah sous silence. A la fin de la Deuxième guerre mondiale, le philosophe/journaliste Jean-Paul Sartre accusa : « Va t-on parler des Juifs ? Va-t-on saluer le retour parmi nous de ces rescapés, va-t-on donner une pensée à ceux qui sont morts dans les chambres à gaz de Lublin ? Pas un mot. Pas une ligne dans les quotidiens ». (15)

Comment la presse de la Libération a-t-elle traité les faits en tant qu’actualité, entre la première libération d’un camp d’extermination, le procès de Nuremberg, et la publication du bilan de six millions de personnes juives assassinées par les nazis ?

Le journaliste/historien que j’étais devenu voulut en avoir le cœur net. Une question me taraudait depuis des années : comment la presse de la Libération (et donc surtout de la Résistance), comment les confrères ont-ils traité les faits en tant qu’actualité, entre la première libération d’un camp d’extermination (Majdanek, juillet 1944), le procès de Nuremberg (octobre 1945), et la publication du bilan de six millions de personnes juives assassinées par les nazis ?


J’ai fouillé et j’ai trouvé que si Sartre n’avait pas raison littéralement, il mettait le doigt sur une triste réalité. (16)


Dans les semaines qui ont suivi la Libération de Paris, les principaux quotidiens semblaient bien résolus à faire la lumière et à expliquer la déportation sous tous ses aspects. Les déportés étaient évoqués par plus de la moitié des journaux, en particulier les Juifs, explicitement « les plus impitoyablement traqués » et qui avaient subi les souffrances « les plus terribles ». La responsabilité de la France de Vichy, « honte ineffaçable », n’était pas éludée. Puis il y a eu un brusque coup de frein début octobre 1944, un manque soudain de mise en évidence de l’information. Les éléments étaient épars, en pointillé, à bas bruit, sans cohérence. Sans taire totalement, la presse ne faisait aucun effort pour donner une vue d’ensemble au lecteur, les informations sur Auschwitz et Birkenau étaient très en retard sur les États-Unis, le rapport Vrba/Wetzler (Les "Protocoles d’Auschwitz", publiés en novembre 1944, qui décrivaient les crématoires et les chambres à gaz) totalement occulté alors qu’il faisait les manchettes des quotidiens américains.


Pour avoir une bonne lisibilité de l’événement, il fallait être le lecteur global que je fus, examiner tous les journaux à la loupe, tirer des lignes entre des bribes d’articles ou de phrases noyées dans la masse. « Pas un mot » était excessif mais le murmure médiatique sur l’extermination des Juifs était si faible qu’on comprend l’indignation de Sartre.


Il m’a fallu pas loin de quatre-vingt pages pour en exposer les causes possibles en recoupant les journaux avec les archives de l’époque. Entre autres : la censure et la rétention d’information de la part des pouvoirs publics, le silence du général de Gaulle, Vichy « nul et non avenu »,  une certaine volonté de prendre le contre-pied de Pétain : « Il ne s’agit pas à notre tour de faire du racisme en mettant à part les crimes contre les Juifs » (17), la reconstruction de l’unité nationale. Jean Roire (à l’époque rédacteur en chef à Ce Soir au côté d’Aragon) m’a dit que si la France était si peu empressée de parler de la déportation, c’était en raison du freinage de personnes « influencées par Vichy ». Les juges qui avaient prêté serment de fidélité à Pétain se mirent au diapason dans l’indifférence générale et relaxèrent des collaborateurs à tour de bras.


Et cette confession de Combat : « Nous ne pouvons rien pour vous [les déportés]. Nous voudrions seulement, dans notre lâcheté, pouvoir ne pas vous voir. » (18)


Et ces résistants qui se montraient « assez rogues » à l’égard des Juifs, comme m’a dit l’ancien ministre Philippe Dechartre (19), « Nous, nous nous sommes battus. Eux… ».


Et ces notables Juifs à qui on conseilla de ne pas témoigner au procès de Pétain « pour qu’on ne dise pas qu’il a été condamné par les Juifs ».


Rien dans l’ambiance de l’époque ne poussait à la connaissance de la réalité des camps d’extermination. Personne n’encourageait la reconnaissance des abominations que les Juifs avaient subi à une échelle jusqu’alors inconnue. Un voile épais sur le rôle de la police française. Il a fallu plus de trente ans pour que les "mentalités" changent, cinquante ans pour que Jacques Chirac reconnaisse que « Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, secondée par l'État français. »


Combien de temps faudra-t-il pour que soient analysées les causes du quasi silence médiatique sur le dernier rapport Oxfam qui décrit l’accroissement phénoménal de la richesse des milliardaires, évoqué ICI par Michel Strulovici ? 


Bullshit et « post-vérité »


Depuis quelques bonnes années, nous vivons dans l’ère de la "post-vérité", ce nouveau monde médiatique où les dilettantes et les influenceurs font plus d’audience que les journalistes, les historiens et les experts, où les faits ont moins d'importance que les appels à l'émotion et aux convictions.


Ne pas confondre "post-vérité" et mensonge ("bidonnage", en jargon journalistique). Rien à voir avec les machines sophistiquées de communication des gouvernements, des partis politiques, des entreprises, qui nous mentent et nous manipulent sans vergogne pour gagner ou conserver du pouvoir. Ici, on est dans le baratin caractérisé, le "bullshit" (crotte de taureau) mis à la mode par le philosophe américain Harry G. Frankfurt. Le menteur est un charlatan qui fabrique délibérément de fausses informations, le producteur de "bullshit" est indifférent à la vérité. Ce qui est important, c’est la position qu’il défend. Il n’y a pas que la vérité et le mensonge, il y a une autre espèce qui n’est pas tout à fait la vérité. Ou pas du tout.


C’est une pathologie sociale qui nous touche tous, citoyens, électeurs, démocrates de tous pays, de tous continents. Elle concerne notre avenir et celui de nos enfants et petits-enfants. Les conséquences sur le discours public, le monde des affaires, la littérature, l’université, la guerre, sont immenses. Car en plus, à force de répéter leur "bullshit", « les gens en arrivent à croire des choses dont ils savent qu’elles sont fausses », constate amèrement la philosophe Myriam Revault d'Allonnes. (20)


Le "bullshit" (je révère la langue française, mais là, coup de chapeau à l’anglo-américain !), terme polysémique qui se contracte en BS, offre des déclinaisons plus larges que les traductions françaises de "connerie", "foutaise" ou "sornette".  Le producteur de BS, le "bullshiteur" ne ment pas, ne se trompe pas. Simplement, il se fout de la vérité. Il choisit ses mots, il sculpte des phrases en fonction de son sentiment et de son but, de ses croyances. Le fameux "fake news" (parfois traduit par "infox"), est si cool en anglo-américain, super moderne et riche : "fake" c’est "faux" mais aussi "truqué" (on utilise l’expression au pluriel y compris pour une seule fausse information). Une variante redoutable est le "Post-Truth Denial", le déni post-vérité d’un fait avéré, prouvé, qui ne vous convient pas, immortalisé par le fameux "Truth is not Truth", la vérité n’est pas la vérité, de l’ancien maire de New York et avocat de Trump, Rudy Guiliani (21). Il s’agit du déni, du démenti post-vérité de la vérité, dont on abuse à outrance quand la vérité ne nous convient pas, du "fait alternatif" de la Maison Blanche version Trump.

La vérité est devenue optionnelle ou subjective

Le New York Times a décrété que nous vivions à l'âge de la "truthiness", un mot-valise composé par l’humoriste américain Stephen Colbert à partir du mot "truth" (vérité) et du suffixe "-ness" (la qualité d’une chose). On peut le traduire par « véritude » ou « véritence ». La vérité est devenue optionnelle ou subjective ; vous savez, ou vous croyez savoir qu’une proposition est vraie ; vous pensez avec vos tripes, vous sentez que quelque chose est vrai, ou devrait l’être, ça vous plait, c’est votre vérité et en tant que telle elle vaut toutes les autres. Mieux que les autres. Puisque c’est la vôtre. Vous livrez de la foutaise sans tenir compte des faits ou du raisonnement logique.


Le "bullshiteur" ne se contente pas d’altérer la vérité des temps qui courent, il s’en prend à l’histoire qu’il réécrit selon ses besoins. Un certain député américain républicain démissionnaire (accusations de pédophilie et de viol) du nom de Matt Gaetz (Floride) affirme que certains émeutiers du 6 janvier 2020 à Washington étaient en fait des "terroristes Antifa" infiltrés. Selon  le New York Times, ce "bullshit" a été répété en ligne plus de 400.000 fois dans les 24 heures qui ont suivi l’attaque du Capitole. « Cette réécriture est devenue peu à peu le récit quasi officiel propagé par le camp trumpiste ». (22) La réécriture de l’histoire est souvent le fait des perdants et des vaincus qui transforment leurs défaites en victoires sur des paysages ravagés. La réécriture de l’histoire ne date pas d’hier, les régimes totalitaires n’ont pratiqué à satiété, le négationnisme de la Shoah est né dès le lendemain de la 2ème guerre mondiale avec Maurice Bardèche. Mais quelque chose a profondément changé nos sociétés. « Un mensonge répété mille fois devient une vérité »… Cette assertion parfois attribuée au Führer, parfois à son ministre de la propagande Goebbels, n’est pas authentifiée mais souvent vérifiée. Aujourd’hui le "bullshit" est beaucoup plus fort que le mensonge à la Goebbels, il a la capacité de s’auto-engraisser non plus à mille duplicatas mais à des millions de répétitions par le partage instantané en clics anonymes. Les réseaux sociaux produisent un nuage cosmique de "sources" anonymes, incontrôlables et invérifiables, multipliées à l’infini, le nombre des reprises leur conférant une crédibilité (Bourdieu parlait déjà de « circulation circulaire de l’information »). La force d’un influenceur n’est pas son amour de la vérité mais son capital de followers.


Dessin de Cost / Cartooning for peace (www.cartooningforpeace.org)


Si on devait définir un lieu du "bullshit", ce serait la Californie pour les moyens (les "médias sociaux" comme on dit outre Atlantique) et plus largement le Trumpland, non défini territorialement mais largement enraciné dans l’Amérique profonde, pour l’idéologie. Le ralliement des patrons des réseaux sociaux Elon Musk et Mark Zuckerberg au Trumpland dessine un nouveau monde terrifiant, offrant une boite de résonance illimitée aux racistes, nazis, extrémistes de tous bord, djihadistes...  Contrairement à ce que prétendent Elon et Mark, la multiplication totalement libre de l’expression, donc du "bullshit", n'élargit pas la liberté, elle l’étouffe.


Il y a une vingtaine d’années, Henri Pigeat (ex-président du Centre de Formation des Journalistes et de l’Agence France Presse) disait que « s'il veut survivre, le journalisme doit revenir à ses sources. Sa raison d'être est de dépasser le divertissement pour réveiller la curiosité, de décaper les apparences pour approcher les réalités, de surmonter la facilité pour faire accéder à la réflexion »(23)


« Le journalisme tel que vous le connaissez est mort ! ». Combien de fois ai-je entendu cette condamnation dans des conférences et colloques professionnels, surtout aux États-Unis qui ont toujours une longueur d’avance. Un organe d’information écrit par une Intelligence artificielle pensera l’actualité pour vous. L'utilité même du journaliste est mise en doute alors que sa crédibilité est au plus bas. Peut-être, mais le journaliste, l’historien, sont évidemment en première ligne dans la résistance pour la vérité, pour redonner du vrai, du sens, de la mémoire. Y a-t-il un lien de cause à effet ? S’il réussit à regagner la confiance, le journaliste pourra être le barrage, le recours ultime contre le "bullshit". C’est sa vocation. La coopération entre les deux métiers a un bel avenir devant elle.


Le Figaro vient de publier une critique virulente du livre de Laurent Joly, Le savoir des victimes (Grasset 2025), signée Paul-François Paoli (24). Joly étudie en profondeur l’histoire de l’écriture de l’histoire des crimes du régime de Vichy depuis la Libération. Quelques phrases du journal m’ont interpelé :

 « En finira-t-on jamais avec Vichy, ses fautes, ses lâchetés, ses crimes ? »

 « A quoi bon raviver [les plaies] dans ce énième livre centré sur l’antisémitisme français… »

« Était-il nécessaire de citer tous les auteurs - publicistes, historiens ou intellectuels -, souvent de bonne foi, qui ont eu tendance à minimiser ou à relativiser les responsabilités de ce régime depuis la Libération ? »

 

« En finir » ? Vraiment ? Cesser toute publication? Décréter que tout a été dit sur le sujet ? Je l’ai dit : l’histoire est une matière vivante, en perpétuelle évolution, son écriture aussi. C’est précisément ce que montre Joly. Il n’y a de recherche de la vérité que par ajout, rectification, amélioration. Sinon, plus d’histoire possible.


« Raviver les plaies ? » Bon, mais quelles plaies précisément ? Ce sentiment de honte dont Henri Calet disait que la France a « gardé le goût » ? Ou bien les plaies des survivants et de leurs descendants ? Dans le cas de ces dernières, il me semble que le travail de vérité a plutôt eu un effet d’apaisement. Plus réconfortant en tout cas que l’écrasante censure.


Désolé, monsieur Paoli, on peut légitimement critiquer tel ou tel point du livre, il a ses faiblesses, mais à l’ère du "bullshit" omniprésent, alors que 46% de Français sondés âgés de 18 à 29 ans prétendent n’avoir jamais entendu parler de la Shoah, ou que le tiers d’entre eux pensent que le nombre de Juifs assassinés a été "exagéré", il faut espérer que les Laurent Joly croissent et se multiplient.


Didier Epelbaum, pour les humanités


(Journaliste et historien franco-israélien, Didier Epelbaum a notamment été chef du service Politique étrangère de France 2. Il fut en outre l'un des fondateurs de l'Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), dont il fut le premier président. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Alois Brunner, La haine irréductible, paru en 1990 aux éditions Calmann-Lévy).


NOTES


(1). Jacqueline de Romilly, traduction de Histoire de la guerre du Péloponnèse, Robert Laffont, 1990.

(2). Ancien président et éditeur du Washington Post.

(3). Réécrite et publiée en livre : Les enfants de papier, Grasset 2002.



(4). Albert Londres, Les Comitadjis, Albin Michel, 1932.



(5). Marc Bloch (préf. Georges Altman), L'étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Éditions "Franc-Tireur", 1946.

(6). Marc Bloch, "Apologie pour l'histoire ou métier d'historien", Cahier des Annales n° 3, Armand Colin, 1949.

(7). Henry Rousso et  Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Gallimard 1996.

(8). Marc Bloch, op. cit.

(9). Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 1949.

(10). Jean Lacouture, Valeurs actuelles, 13-19 novembre 1978, à l’occasion de la publication de son livre, Survive le peuple cambodgien, Seuil, 1978.

(11). Didier Epelbaum, Des hommes ordinaires ? Les bourreaux génocidaires, Stock, 2015.

(12). Christopher R. Browning, Politique nazie, main d'œuvre juive, bourreaux allemands, les Belles Lettres, 2002.

(13). Jean de Baroncelli, Le Monde, 29 juillet 1963. 

(14). L’Express, 30 octobre 1978.

(15). Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Morihion 1946.

(16). Didier Epelbaum, Pas un mot, pas une ligne ?, Stock, 2005.

(17). André Gillois, Les voix de la liberté, vol. V, p. 113-114, 16 juillet 1944. Porte-parole de la France libre sur la BBC en 1943-1944, éditeur, journaliste, romancier, auteur dramatique, cinéaste.

(18). Combat, 30 juillet 1945.

(19). Délégué général des prisonniers de guerre, déportés de la Résistance et déportés du travail auprès du gouvernement provisoire de la République française en 1944.

(22). Timothée Barnaud, L’Express, 6 janvier 2025. (ICI)

(23). Communication d’Henri Pigeat devant l’Académie des sciences morales et politiques, 9 mai 2005. (ICI)

(24). Paul-François Paoli, "Le Savoir des victimes, de Laurent Joly : en finir vraiment avec Vichy?", Le Figaro, 30 janvier 2025.

(25). Sondage international commandé par la "Claims Conference" et réalisé par "Global Strategy Group", auprès d'un échantillon représentatif de 1.000 adultes dans chaque pays entre le 15 novembre 2023 et le 28 novembre 2023. (ICI)

 

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