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A force de couver, ça déborde

Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Le Printemps berbère. Photographie issue du dossier de presse de l'Association de Culture Berbère.


Berbères et kabyles célèbrent ce 20 avril "Tafsut Imaziɣen", le Printemps berbère, en souvenir d'un soulèvement populaire, il y a 45 ans, qui fit vaciller le régime algérien, même s'il fallu trente-six années, et un autre printemps, "noir", pour obtenir la reconnaissance officielle de la langue tamazight. Dans le Golfe du Mexique, les dauphins ne célèbrent rien du tout : ils continuent de mourir, 15 ans après l'explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon. Paul Celan n'était ni berbère, ni dauphin, mais traducteur et poète, ce qui lui donne, ici, tous les droits, particulièrement pour le 55e anniversaire de sa disparition.


 Ephémérides


Longtemps cela couve. Et puis un jour, ça déborde. Il y a 45 ans, le 20 avril 1980, ce qui mit le feu aux poudres, à Alger et en Kabylie, fut l'annulation, décidée par le wali de Tizi Ouzou, d'une conférence sur la poésie kabyle ancienne, que devait donner à l’université de Tizi-Ouzou le grand écrivain et enseignant Mouloud Mammeri.

Mouloud Mammeri


Auteur de plusieurs romans majeurs (La Colline oubliée, Le Sommeil du juste, etc.) qui explorent la société kabyle et les mutations de l’Algérie coloniale et postcoloniale. Mouloud Mammeri a joué un rôle central dans la défense et la valorisation de la langue et de la culture berbères. Il a ainsi recueilli et publié des textes de la tradition orale, comme les poèmes de Si Mohand en 1969. En 1982, il avait fondé à Paris le Centre d’études et de recherches amazighes (CERAM) et la revue Awal ("La parole"), tout en animant des séminaires sur la langue et la littérature amazighes à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)… Il est mort le 26 février 1989 dans un accident de voiture près de Aïn Defla, alors qu’il revenait d’un colloque sur l’amazighité à Oujda, au Maroc. Son enterrement à Taourirt, dans sa région natale, a réuni plus de 200.000 personnes.

 

En 1980, même si des signes avant-coureurs avaient précédé l’éruption, c’est donc l’annulation de l’une de ses conférences qui a déclenché le « Printemps berbère » ("Tafsut Imaziɣen"), dans le contexte d’une politique d’arabisation menée par l’État algérien après l’indépendance, marginalisant la langue et la culture berbères (amazighes), notamment en Kabylie, région à forte identité berbère. Le 20 avril 1980, la police intervient brutalement pour évacuer le campus universitaire de Tizi-Ouzou, faisant de nombreux blessés et arrestations massives (plus de 450 blessés et des centaines d’interpellations). Une grève générale paralyse la région, et la contestation se poursuit malgré la répression.


Le 17 avril, le président Chadli Bendjedid avait tenu un discours affirmant l’identité exclusivement « arabe, musulmane, algérienne » du pays, rejetant toute reconnaissance officielle de la dimension berbère et assimilant la démocratie à l’anarchie. Mais malgré la répression qui a suivi les manifestations du 20 avril, sous la pression de la mobilisation populaire, le gouvernement algérien a fini par relâcher les personnes arrêtées, lever l’état d’urgence et promettre un soutien à la culture berbère. Même si beaucoup de ces "promesses" sont restées lettre morte, le Printemps berbère a brisé le tabou de la question amazighe en Algérie, ouvrant la voie à d’autres mouvements pour la reconnaissance des droits culturels et linguistiques, et aura contribué à l’officialisation de la langue tamazight (reconnue langue nationale et officielle en 2016).

 

Le "Tafsut Imaziɣen"  est célébré chaque année, le 20 avril, et depuis 2001, s’est greffée la commémoration d’un autre printemps, le Printemps noir ou "Tafsut taferkant", qui, en avril 2001 se solda par 126 morts, dont le jeune Massinissa Guermah, première victime des forces dites de l’ordre, qui n’hésitèrent pas à tirer à balle réelles sur des manifestants pacifiques (lire sur Le Matin d’Alger, le témoignage de Saïd Salhi, publié le 19 avril 2025. ICI).

 

Le général d’armée Saïd Chanegriha lors de la cérémonie d’installation du général Sid Ahmed Bourommana

à la tête du commandement de la Gendarmerie nationale, à Alger, le 20 avril 2025.

 

Le président Abdelmadjid Tebboune (réélu en septembre 2024 avec 84,3 % des voix), affiche une posture de soutien à la langue et à la culture amazighes, en rappelant ses propres origines amazighes. Pour Le Matin d’Alger, ce ne sont que « bavardages et postures creuses (…) d’un chef d’État plus préoccupé par les controverses de la politique française que par le destin de son propre peuple ». Le général d’armée Saïd Chanegriha, "ministre délégué auprès du ministre de la Défense nationale, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire", vient de procéder, ce 20 avril, à l’installation du général Sid Ahmed Bourommana à la tête du commandement de la Gendarmerie nationale. A cette occasion, il s’est fendu d’un petit discours : « nous continuerons, aux côtés de tous les hommes patriotes, à œuvrer inlassablement dans le sens de la préservation de la notoriété de l’Algérie et de la grandeur de son peuple, à travers le renforcement de nos capacités militaires et moyens dissuasifs, de manière à combattre rigoureusement tous ceux qui songent à porter atteinte à la souveraineté, à la Sécurité nationale et aux potentialités économiques de l’Algérie ». Ambiance, ambiance...

 

A Paris, l’Association de Culture Berbère (37 bis rue des Maronites, Paris 20e) organise tout le mois d’avril, un « Printemps des Libertés » placé sous le signe de la laïcité : « Le Printemps des libertés est né d’une idée : mettre au cœur des commémorations des Printemps berbères les luttes et les résistances des peuples qui ne demandent que le droit de vivre libres et heureux. » Mercredi 23 avril, à 19 h, on pourra ainsi suivre une rencontre avec l’écrivain et professeur de langue berbère Karim Kherbouche, auteur d’un livre-hommage à Lounès Matoub paru en 2024 : « Depuis son assassinat, il incarne l’âme collective d’un peuple. (…) Aucun prophète ne nous a autant touchés que lui, car Matoub n’a jamais prêché au nom d’un Dieu, mais au nom de la justice, de la liberté et de la vérité. Là où les prophètes ont souvent amené la soumission, lui a offert la révolte. »




Dans le Golfe du Mexique, marée noire


Longtemps cela couve. Et puis un jour, ça déborde (bis). Il y a un quinze ans, le 20 avril 2010, dans le Golfe du Mexique (que nous continuerons à appeler ainsi et non "terrain de golf de Donald Trump"), Deepwater Horizon pétait un câble. Un câble, ou plutôt un coffrage en ciment. Deepwater Horizon, c’était le nom d’une plateforme pétrolière offshore, appartenant à la société suisse Transocean et louée par BP, le géant britannique des hydrocarbures.

Après son explosion, le puits a laissé s’échapper du pétrole brut sans contrôle : entre 700.000 et 860.000 m³ de pétrole (soit jusqu’à 4,9 millions de barils) se sont déversés dans la mer jusqu’à la fermeture définitive du puits, cinq mois plus tard, en septembre 2010, provoquant l’une des pires marées noires de l’histoire.


Accumulation de pétrole au-dessus de la tête de puits Deepwater Horizon, le 6 mai 2010. Photo Daniel Beltrá.


Vingt-cinq ans plus tard, les dommages de la catastrophe (sous évalués) sont toujours perceptibles : écosystèmes marins toujours perturbés (La biodiversité globale demeure bien inférieure à son niveau d’avant 2010, et certains biologistes estiment qu’une récupération totale pourrait ne jamais avoir lieu) ; faune et populations animales en déclin (les populations de dauphins ont chuté jusqu’à 43 % dans certaines zones, tandis que celles de cachalots ont diminué de 31 %, et de nombreuses espèces patrimoniales, notamment des tortues de mer en danger, des oiseaux aquatiques et des mammifères marins, restent menacées par la pollution résiduelle) ; dégradation persistante des côtes et des marais (le pétrole a tué des plantes cruciales pour la cohésion du sol, entraînant une érosion accélérée et une instabilité de la ligne de rivage, phénomène accentué par l’utilisation de produits chimiques utilisés pour disperser le pétrole après l’accident) ; impacts économiques et sociaux (plus de 25.000 emplois et 2,3 milliards de dollars de revenus ont été perdus dans les années qui ont suivi la catastrophe).


Enfin, la zone touchée par la marée noire est bien plus vaste qu’estimé initialement, et la pollution des fonds marins pourrait perdurer sur plusieurs générations, selon les experts. Certains scientifiques affirment même que le golfe du Mexique ne retrouvera peut-être jamais complètement son état écologique d’avant l’accident.


Lee Zeldin, fervent défenseur de l'industrie pétrolière, gazière et charbonnière, nommé par Trump à la tête de l’Agence de protection

de l’environnement pour démanteler les quelques règlementations encore en vigueur. Photo Justin Lane/EPA-EFE


Pour tant de "bienfaits environnementaux", BP a été condamnée à verser 65 milliards de dollars en frais judiciaires, dédommagements et nettoyage. Et le gouvernement américain a ensuite adopté quelques mesures pour améliorer la sécurité des forages en mer. Ces premières mesures, pourtant guère contraignantes, ont été levées par Donald Trump lors de son premier mandat, avec l’appui de Scott Angelle, un ancien lobbyiste de l’industrie pétrolière qu’il avait nommé… à la tête du Bureau de la Sécurité et du Respect de l’Environnement. Et cela ne risque guère de s’arranger aujourd’hui avec l’actuel responsable de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), Lee Zeldin, fervent défenseur de l'industrie pétrolière, gazière et charbonnière, chargé de démanteler une majeure partie des réglementations environnementales, au nom du "Drill, baby, drill".


 Un visage par jour


Taos Amrouche

Pour célébrer le Printemps berbère : Taos Amrouche.


Née à Tunis le 4 mars 1913 dans une famille kabyle chrétienne originaire d’Ighil Ali en Kabylie (Algérie), Taos Amrouche est la fille de Marguerite-Fadhma Aït Mansour Amrouche et la sœur de l’écrivain Jean Amrouche. Elle grandit dans un environnement imprégné de culture orale kabyle et reçoit une double formation, berbère et française, obtenant son brevet supérieur à Tunis avant de poursuivre des études à Paris et à Madrid.

Avec Jacinthe noire en 1947, un roman intimiste qui explore l’exil, la solitude et le sentiment d’être « à part », Taos Amrouche devient la première romancière algérienne de langue française. Parallèlement à son activité d’écrivaine, Taos Amrouche est une grande interprète de chants traditionnels kabyles, qu’elle commence à collecter dès 1936. Elle enregistre plusieurs disques (dont Chants berbères de Kabylie, Grand Prix de l’Académie du disque en 1967). En 1966, elle participe à la fondation de l’Académie berbère de Paris. « Ce que je voulais, c’était surtout que le peuple auquel j’appartiens redécouvre ses sources et connaisse sa propre richesse », disait-elle. Son travail de collecte et de transmission a été déterminant pour la sauvegarde du répertoire kabyle, notamment à une époque où il risquait de disparaître. Malgré sa reconnaissance internationale, elle n’a pas toujours été honorée dans son pays d’origine ; par exemple, elle ne fut pas invitée au Festival culturel panafricain d’Alger en 1969, mais s’y rendit tout de même pour chanter devant les étudiants...


  • A noter : sur France Culture, série musicale "Les divas kabyles".

    Elles chantent la liberté des montagnes kabyles autant qu'elles chroniquent cette société, évoquent la lutte pour l’indépendance et parfois l’amertume de la condition féminine. Ce sont les divas Taos Amrouche, Chérifa, Noura ou Malika Domrane. La grande majorité des Français ne connaît ni leur timbre ni leur langue, mais une riche communauté les écoute. Portrait non exhaustif des divas kabyles sur plusieurs générations, à l'approche du 20 avril, qui commémore notamment le soulèvement du Printemps berbère de 1980. Un moment important pour la lutte et la reconnaissance d’une identité, d’une langue, d’une culture kabyle qui demande son droit à l'autodétermination.

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-serie-musicale/les-divas-kabyles-7188330

 Poème du jour


Paul Celan, Fugue de mort


Il n'était pas berbère, mais il est mort voici tout juste cinquante-cinq ans, le 20 avril 1970. La région de sa naissance a appartenu successivement à l’Empire austro-hongrois, à la Roumanie, à l’Union soviétique, puis à l’Ukraine : né le 23 novembre 1920 à Cernăuți, alors en Roumanie (aujourd'hui Chernivtsi, Ukraine), dans une famille juive germanophone, Paul Celan a survécu à un camp de travail forcé en Moldavie, alors que ses parents seront déportés et assassinés dans les camps nazis. Après la guerre, Celan s'installe à Bucarest où il travaille comme éditeur et traducteur, puis quitte la Roumanie pour Vienne en 1947 et enfin Paris en 1948, où il s’établit définitivement. Il devient citoyen français en 1955, enseigne à l’École normale supérieure, tout en poursuivant une carrière de traducteur et de poète. Profondément marqué par les traumatismes de la Shoah, il met fin à ses jours à Paris en avril 1970, probablement en se jetant dans la Seine depuis le pont Mirabeau. Il est inhumé au cimetière parisien de Thiais.


Paul Celan. Photo DR


Paul Celan s’inscrit en faux contre la célèbre affirmation d’Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et élabore ce qu’il appelait une « contre-langue » : une langue poétique radicalement renouvelée, marquée par la fracture, la densité, l’invention lexicale, et le refus des conventions. Cette langue vise à témoigner de l’indicible de l’expérience concentrationnaire et à se libérer du poids de l’Histoire. Son poème le plus célèbre, Todesfuge ("Fugue de mort"), évoque le sort des Juifs dans les camps d’extermination et a marqué des générations de lecteurs et d’artistes, dont le peintre Anselm Kiefer.


Fugue de mort


Lait noir du petit jour nous le buvons le soir

nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit

nous buvons et buvons

nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise

Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit

qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete

il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle pour appeler ses chiens

il siffle pour rappeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre

il nous ordonne jouez maintenant qu’on y danse


Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit

nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit

qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete

Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise

Il crie creusez plus profond la terre vous les uns et les autres chantez et jouez

il saisit le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus

creusez plus profond les bêches vous les uns et les autres jouez encore qu’on y danse


Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit

nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete

tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents


Il crie jouez la mort plus doucement la mort est un maître d’Allemagne

il crie plus sombre les accents des violons et vous montez comme fumée dans les airs

et vous avez une tombe dans les nuages on y couche à son aise

Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit

nous te buvons midi la mort est un maître d’Allemagne

nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons

la mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus

il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision

un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete

il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs

il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne


tes cheveux d’or Margarete

tes cheveux de cendre Sulamith


Bucarest, 1945.

(Traduction Olivier Favier)

 

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