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Isabelle Favre

Être-humains-sur-terre : la pensée vive du géographe Augustin Berque.

Dernière mise à jour : 22 juin


EN COMPAGNIE D'AUGUSTIN BERQUE, géographe autant que philosophe et poète sur les bords. Au fil des prochaines semaines, les humanités offrent un voyage-vagabondage, hors des sentiers battus, dans le gai savoir d’une pensée éclaireuse. On ne saurait moins attendre d’un journal-lucioles qui évite de prendre des vessies pour des lanternes.


Directeur d’études en retraite à l’École des hautes études en sciences sociales, membre de l’Académie européenne, premier Occidental à recevoir en 2009 le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie, récipiendaire en 2018 du prix Cosmos international, institué pour promouvoir la recherche d’un rapport plus harmonieux entre l’humanité et la nature, le géographe Augustin Berque peut être considéré comme l’un des intellectuels majeurs de notre temps. Le mot « intellectuel » ferait-il peur ? Disons alors « érudit », tant son gai savoir relie de surprenantes contrées.


« Intellectuel » ou « érudit », cela ne change rien à l’affaire : le nom d’Augustin Berque est quasiment inconnu du grand public. Il faut dire que notre géographe a un défaut : il n’est guère adepte de la religion du buzz, et ne fait pas partie de ces quelques têtes de gondole qui ont leur mot à dire sur tout et n’importe quoi, et passent le plus clair de leur temps à aguicher les médias, lesquels semblent adorer prendre des vessies pour des lanternes. Au rayon « actualités » d’un célèbre moteur de recherche, le nom d’Augustin Berque n’apparaît guère. Quelques occurrences par ci par là. Dernière en date : 15 juillet 2020, un entretien mis en ligne par Libération, mais issu du blog Géographies en mouvement, et non de la rédaction. Entretien ainsi introduit : Augustin Berque pense qu'«en ce temps où s'impose la recouvrance de nos liens avec la Terre, c'est donc, concrètement, par la terre que nous devons commencer: par l'agriculture, qui a cessé d'être une culture – un élevage, une élévation – de la terre/de la Terre pour devenir une industrie déterrestrante et mortifère, qui décompose les sols par ses intrants chimiques et les écrase par sa machinerie lourde, assassine les écosystèmes par ses biocides, torture les animaux, décime la paysannerie non seulement parce qu'elle la ruine, la chasse de la terre ou la pousse au suicide, mais aussi l'empoisonne avec ces mêmes biocides, et pour finir, cerise par-dessus le marché, intoxique tous les consommateurs. » Sujet oh combien d’actualité ! On ne serait cependant réduire la pensée d’Augustin Berque à la seule réhabilitation d’une agriculture vertueuse.


"Un paysage matriciel"


Reprenons depuis le début. Né au Maroc en 1942, il est le fils du grand anthropologue et orientaliste Jacques Berque, et de Lucie Lissac, artiste peintre. Augustin Berque passe l’essentiel de son enfance dans le Haut-Atlas marocain, qui fut pour lui un « paysage matriciel ». Mais c’est à Paris qu’il poursuit des études de géographie, de chinois et de japonais à l’École des langues orientales. En 1969, il part à l’aventure au Japon où il restera sept ans, jusqu’en 1977, non sans garder ensuite de solides liens avec le Pays du Soleil-Levant : il fut ainsi directeur de la Maison franco-japonaise, à Tokyo, de 1984 à 1988, ou encore délégué au Centre de recherches internationales sur la culture japonaise (Nichibunken, Kyôto) en 1993-1994 et en 2005-2006. Pour qui veut comprendre en profondeur la pensée et la société japonaise, les ouvrages d’Augustin Berque sont incontournables. Citons, parmi d’autres, Le Sauvage et l'artifice, les Japonais devant la nature, paru aux éditions Gallimard en 1986.


Cette expérience japonaise et cette prime enfance marocaine, où les sensations se nourrissent du langage qui les exprime, auront sans doute façonné chez Augustin Berque une pratique atypique de la géographie, qui s’affranchit de ses frontières disciplinaires pour venir taquiner la philosophie, voire engendrer une poétique. Pour baliser son chemin de recherche, Augustin Berque a en effet forgé des mots ignorés du dictionnaire. Des mots, ou des concepts ?


Le plus simple à entendre : « médiance », traduction enrichie du concept japonais fûdosei, dû au philosophe Tetsuro Watsuji (1889-1960). Augustin Berque précise : « Watsuji définit ce concept comme « le moment structurel de l’existence humaine ». Cela signifie que notre existence est comme le couplage dynamique – le moment – de deux « moitiés », l’individu et son milieu, et que la réalité concrète d’un être humain résulte de ce couplage. Or, puisque notre milieu est ainsi ontologiquement la « moitié » de ce que nous sommes, il ne peut être un pur objet ; il est trajectif. C’est pourquoi, au concept watsujien de fûdosei (médiance), j’ai ajouté celui de trajection, processus d’où résulte la médiance de l’existence humaine dans son milieu concret. » (Lire ICI).


En d’autres termes -et l’on ne manquera pas de saisir la portée politique d’une telle affirmation, à l’heure où les préoccupations écologiques deviennent « l’affaire du siècle »-, l’environnement ne nous « environne » pas, car alors, cela reviendrait à placer l’être humain au centre d’un univers qu’il pourrait façonner à sa guise. C’est précisément ce que l’Occident conquérant fait depuis des siècles, et on voit le résultat ! Pour changer de paradigme, et de logiciel, il suffit de considérer humblement que nous faisons partie d’un milieu, ni plus, ni moins; un milieu qui nous contient, et que nous contenons (sans l’assujettir).


La mésologie, expérience sensible du lieu.


De cette porosité entre « géographie » et « société », Augustin Berque a façonné une science nouvelle, qualifiée là encore par un néologisme : la mésologie. « L’expérience sensible du lieu, du point de vue de la mésologie, n’est autre que la réalité », explique-t-il. « La réalité est faite de choses au sein d’une ternarité, et non d’objets dans la binarité du dualisme sujet-objet. Cela vaut pour toute réalité humaine ou du monde vivant. (…) L’en-soi de l’objet nous est nécessairement « voilé » par la relation qui doit s’établir pour que l’objet existe concrètement pour nous. À cet égard, la tradition métaphysique de l’Occident, depuis Parménide, Platon et jusqu’à l’aboutissement du dualisme cartésien, a mis l’accent sur l’en-soi de l’être – ce qui au XVIIe siècle est devenu par abstraction d’une part le sujet moderne, de l’autre l’objet moderne–, plutôt que sur la relation qui fait concrètement exister les choses en fonction de notre propre existence. La pensée dite orientale, particulièrement dans le bouddhisme, a au contraire mis l’accent sur cette relation. C’est dans cette tradition que se sont historiquement développées la compréhension et la pratique que les Japonais ont de la réalité et de la vie, sans distinction nette entre l’humain et le non-humain. »

À mille lieurs du bouddhisme et de la pensée orientale, on pourrait rapprocher cette dynamique du vivant de ce que l’écrivain antillais Édouard Glissant nomme Poétique de la relation. Pour Glissant, le paysage-Relation n’est pas simplement un pan de la nature qui stimule le mouvement entre les hommes et leurs espaces, mais une dynamique transférentielle qui appelle, plus que le mouvement, l’implication et le contact entre la res extensa et la res cogitans, entre l’espace du sensible et la sphère de l’intelligible. La Relation s’avère être une interrelation, voire une corrélation. Le paysage est un « personnage » actif de l’Histoire : un élément participatif et non simplement passif.


Voilà qui nous conduit à un autre néologisme forgé par Augustin Berque : écoumène, titre d’un livre-phare paru en 2009 aux éditions Belin, sous-titré Introduction à l´étude des milieux humains. L’écoumène désigne la relation existentielle des hommes à leurs lieux, à rebours d’une une approche objectiviste du monde : « Si l´œuvre humaine a un rôle dans le poème du monde, un rôle nécessaire, elle perd tout sens lorsqu´elle prétend s´en dégager. » Comme l’écrit Emmanuel Fabre : « Au terme d´une réflexion s´étendant sur près de trente ans, Augustin Berque livre un essai fort stimulant. Son ambition est de retrouver l´unité de l´être et du monde, sacrifiée par la géographie devenue science de l´organisation de l´espace mais aussi par la philosophie occidentale qui privilégie l´être en lui-même, en dehors de sa relation au milieu. Guidé par ses compétences d´orientaliste et par la phénoménologie herméneutique, l´auteur propose ainsi de " béer dans l´ombre, entre géographie et philosophie un vide immense ", afin de " renaturer la culture et reculturer la nature ". »


Au fond, un seul leitmotiv anime la pensée et les écrits d’Augustin Berque : comment être-humains-sur-terre ? On conviendra que la question se pare aujourd’hui d’une actualité brûlante, à l’heure où l’avenir conquérant de l’espèce humaine, sur cette planète qui lui a offert l’hospitalité, n’est plus aussi assuré qu’il pouvait paraître.

Pour faire place aux lignes conductrices que dessinent sa pensée, les humanités ont décidé de passer UN MOIS AVEC AUGUSTIN BERQUE.


A suivre, un entretien aussi exclusif que joyeux, puis tout au long du mois de juillet, textes et entretiens. Il y sera question de médiance, d’écoumène et de mésologie : en d’autres termes, d’étymologies et de paysages, d’agroécologie et d’éthique de l’habitation, de confins et de milieux, du cours de la nature et de recouvrance, du territoire comme bien commun, d’insectes nippons et du temps du papier, et de plein d’autres choses susceptibles d’éveiller notre émouvance face au monde.



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