top of page
Comment russifier les enfants ukrainiens ?, mode d'emploi génocidaire

Comment russifier les enfants ukrainiens ?, mode d'emploi génocidaire

Image issue d'une campagne de propagande du Front populaire panrusse, "Tout pour la victoire". Comment "russifier" des enfants ukrainiens ? Les humanités  ont déjà beaucoup documenté le crime de déportation d’enfants ukrainiens en Russie. Une nouvelle enquête, conduite par deux associations, Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et Russie-Libertés, qui vient de faire l’objet d’une communication à la Cour pénale internationale, montre comment Russie Unie, le parti de Poutine, a été la cheville ouvrière de la planification et de la mise en œuvre d’opérations menées sous couvert de "missions humanitaires". Pour ces enfants déportés en Russie, comme pour ceux qui sont aujourd’hui dans les territoires annexés, la seconde étape est celle de leur "russification" à marche forcée, idéologique et militaire. Là encore, Russie Unie et ses "satellites" sont à la manœuvre. Une entreprise qui vise à éradiquer toute trace d’identité ukrainienne, ce qui confirme son caractère génocidaire. Soutenir les humanités ? Dons et abonnements ICI On ne voit pas trop ce que le Qatar vient faire dans l’histoire, mais c’est à nouveau avec la médiation de cet émirat du Moyen-Orient que Moscou a rendu à l'Ukraine, le 25 septembre dernier, neuf mineurs âgés de 13 à 17 ans, préalablement déportés en Russie. Pour la plupart, ils avaient été raflés dans un orphelinat de la région de Kherson. Maria Lvova-Belova avec Ahmed bin Nasser bin Jassim Al-Thani, ambassadeur du Qatar en Russie, le 25 septembre 2024 à Moscou. Photo DR   Jamais en reste d’une affabulation, Maria Lvova-Belova (commissaire présidentielle russe à l’enfance) a parlé d’un « échange » avec quatre enfants russes qui auraient été "libérés" par l’Ukraine. Et cette "information" a été reprise en France sans sourciller par Le Monde , sur la foi d’une dépêche AFP.   Le commissaire pour les droits de l'homme au Parlement ukrainien, Dmytro Lubinets, a aussitôt démenti : « L'Ukraine n'a pas enlevé ou détenu d'enfants russes sur son territoire, et elle n'empêche pas leur retour en Russie s'ils se trouvent sur son territoire » , mais Lvova-Belova a visiblement réussi sa petite mise en scène. En avril dernier, elle avait déjà évoqué la signature d’un « accord pour échanger 48 enfants déplacés par la guerre : 29 enfants retourneront en Ukraine et 19 en Russie ». L’idée même d’un « échange d’enfants », comme s’il s’agissait de prisonniers de guerre, est en soi particulièrement sordide. Mais Lvova-Belova n’en démord pas. Elle prétend détenir une liste de 18 enfants russes « déplacés par la guerre » qui seraient localisés en Pologne, en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas, et qu’elle entend faire revenir sur la terre natale au titre du « regroupement familial ». Si l’on a bien compris, il s’agit d’enfants qui ont été éloignés par leurs proches au début de la guerre en Ukraine, ou dont les parents se sont séparés. L’expression « déplacés par la guerre » les met dans le même panier que les enfants ukrainiens déportés par les forces d’occupation russe !   Dmytro Lubinets affirme pour sa part que l’Ukraine a transmis, via la médiation qatarie, une liste de 591 mineurs ukrainiens dûment identifiés et localisés en Russie, dont les familles demandent le retour. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la Russie ne manifeste guère d’empressement en la matière. A ce jour, seuls 80 enfants ont ainsi été rendus à leurs familles en Ukraine. Et les 591 noms évoqués par Dmytro Lubinets ne sont qu’une toute petite partie des milliers d’enfants qui ont été "déplacés" en Russie. La plateforme ukrainienne Children of war  recense 19.546 enfants déportés ou déplacés de force. Il s’agit exclusivement de mineurs dont l’identité a pu être établie, ainsi que la date et le lieu de leur disparition. Les autorités russes, de leur côté, font toujours état de 744.000 mineurs qui se trouveraient en Russie, parmi près de 5 millions de "réfugiés" ukrainiens (1,2 million selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés) (1) . Des chiffres qui restent toujours invérifiables… Nouvelle enquête transmise à la Cour pénale internationale Ces déportations d’enfants ont été amplement documentées ici-même (d’avril 2022 à juin dernier, une trentaine de publications), et nous avons relayé les enquêtes d’autres médias internationaux, les rapports de plusieurs ONG et, en France, une communication de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre a été transmise en décembre 2022 au bureau du procureur de la Cour pénale internationale, laquelle a émis, en mars 2023, un mandat d’arrêt international à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova. Quelles que soient les révélations ultérieures des humanités  sur certaines complicités actives dans ce "trafic d’enfants", ainsi que sur certains camps et foyers où ont pu être localisés certains de ces enfants, en Crimée occupée ou en Russie, mais aussi en Tchétchénie ou en Biélorussie, on est encore loin de tout savoir.   En septembre dernier, les avocats parisiens Emmanuel Daoud et Gabriel Sebbah ont à nouveau saisi la Cour pénale internationale sur la base d’une vaste enquête menée par Pour l’Ukraine, pour leur liberté en lien avec une autre association, Russie-Libertés. Il a fallu une année pour éplucher et traduire un millier de pièces issues de médias russes mais aussi de publications sur les réseaux sociaux des principaux acteurs de cette monstruosité. Car loin de s’en cacher, ils revendiquent faits et gestes au nom de motifs "humanitaires". On va y revenir : l’humanitaire est ici, depuis le début, le paravent d’intentions proprement génocidaires. Cette nouvelle communication transmise à la CPI, outre qu’elle désigne nommément une trentaine de potentiels inculpés, dont elle établit précisément le rôle et la responsabilité, met au jour, comme jamais auparavant, la façon dont le cycle de déportations / russification des enfants ukrainiens a été planifié et organisé. Le parti de Poutine, Russie Unie, et quelques-uns de ses satellites comme Jeune garde (mouvement de jeunesse de Russie unie) ou encore le Front populaire panrusse, apparaissent comme les maillons essentiels d’une chaîne autant logistique qu’idéologique. Et cette entreprise se poursuit aujourd’hui dans les régions de Donetsk, de Louhansk, de Kherson et de Zaporijjia annexées par la Fédération de Russie le 20 septembre 2022. Si les déportations ont quasiment cessé dans ce que la Russie considère comme ses « nouvelles régions », tous les moyens sont bons pour russifier à marche forcée les enfants de ces territoires, et y former militairement les futurs soldats de l’expansionnisme grand-russe. Dès le 18 février 2022, six jours avant le début de l'invasion russe, ont lieu les premières "évacuations" de la région de Donetsk. Parmi eux, des enfants d'un internat de Donetsk transférés dans la nuit du 18 au 19 février à Rostov en Russie. Vidéo diffusée sur le site du journal Kommersant . Le fruit d’une propagande incessante   Le 24 février 2022, les chars russes massés à la frontière ukrainienne débutent « l’opération militaire spéciale », selon le vocabulaire du Kremlin.  Mais l’offensive a commencé bien plus tôt, sur le terrain de la désinformation (2) . Un mois plus tôt, Denis Pouchiline, le chef de l’administration de la région occupée de Donetsk, alerte la population locale de l’imminence d’attaques « terroristes »  qui seraient perpétrées par l’Ukraine « avec l’aide de l’OTAN » . Cette propagande « vise vraisemblablement à préparer les régions occupées du Donbass et l’opinion publique russe au transfert imminent des populations du Donbass occupé » , écrivent les auteurs de l’enquête qui vient d’être transmise à la CPI. Ces messages alarmistes se répètent à l’approche du 24 février, et sont renforcés par le déclenchement de sirènes d’alerte, propices à susciter dans la population un climat de panique. Le même Pouchiline et Leonid Pasechnik, son homologue pour la région occupée de Louhansk, appellent les gens « à partir pour le territoire de la Fédération de Russie dès que possible. (…) Un départ temporaire sauvera votre vie et votre santé ainsi que celles de vos proches » . De fait, des transferts de population à grande échelle débutent dès le 18 février. Une « déportation de masse planifiée » , estiment les auteurs de l’enquête, qui mettent au jour la concomitance de moyens "d’accueil" dépêchés par Moscou dans la région de Rostov (en Russie). Six jours avant le début de l’invasion, la presse évoque un « déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes ». Le 19 février, Pouchiline fait état de 191 points d’évacuation. Dès cette époque, les enfants sont une cible prioritaire. Ainsi, comme les humanités  l’ont déjà rapporté, preuves à l’appui, dans la nuit du 18 au 19 février 2022. 400 enfants d’un orphelinat de Donetsk sont évacués par bus et transférés à Rostov (article du 27 février 2023, ICI ). Le 22 février, Anna Kuznetsova, vice-présidente de la Douma dont on aura l’occasion de reparler, indique que 31.000 enfants, la plupart de moins de 14 ans, sont d’ores et déjà arrivés du Donbass en Russie. Le 17 mars 2022, après moins d’un moins de guerre, la même Anna Kuznetsova se vante que « 60.000 enfants ukrainiens sont arrivés en Russie » . Trois semaines plus tard, le 9 avril 2022, le chiffre monte à 118.500 enfants. Anna Kuznetsova a précédé Maria Lvova-Belova comme commissaire présidentielle aux droits de l'enfant. Secrétaire adjointe du Conseil Général de Russie Unie, vice-présidente de la Douma, elle est l'une des principales figures de l'enquête qui vient d'être transmise à la Cour pénale internationale. Photo DR. Avec des scénarios légèrement différents, mais avec la même propagande sur les intentions criminelles des « nationalistes [ukrainiens qui] empoisonnent et torturent leur propre peuple, (…) détruisent des villes paisibles et nous tuent » , ces déplacements de populations seront mis en œuvre, après le début de l’invasion russe, dans les régions de Kharkiv et de Kherson, à Marioupol, et plus tard dans la région de Zaporijjia. A Kherson, en octobre 2022, suite au sabotage du barrage de Nova Kakhova, qu’ils ont eux-mêmes perpétré, les Russes brandissent la « forte probabilité d’inondation d’une partie importante de la région [qui] menace la population civile » , et avertissent d’une attaque imminente de missiles ukrainiens, tout en promettant une allocation de 100.000 roubles (950 €) et une aide au logement pour les personnes qui seraient évacuées en Russie, et des vacances pour les enfants. Car là encore, une "attention" particulière est portée aux enfants. Toutes les stratégies sont bonnes : de véritables razzias dans les orphelinats, comme à Kherson ; des évacuations prétendument humanitaires, à Marioupol, qui dirigent vers des camps de filtration ; ou encore la promesse fallacieuse de "vacances" dans des "centres de loisirs" en Crimée occupée et en Russie, d’où les enfants ne reviendront pas, etc.. Tout cela est désormais connu et largement documenté. Des enfants dans un abri antiaérien lors d'une alerte à Marioupol, en mars 2022. Photo Evgeniy Malolekta / AP Des "missions humanitaires" pour préparer les déportations La nouvelle enquête qui vient d’être transmise au bureau du procureur de la CPI dévoile plus avant les rouages d’un système de déportations qui, par son ampleur et son caractère systémique, fait froid dans le dos. Dans toutes les régions occupées par l’armée russe se sont progressivement installées de prétendues « missions humanitaires » qui, sous couvert d’aide aux populations -en particulier aux enfants-, ont opéré des actions de fichage et de sélection, préalables aux futures déportations. Loin d’être laissées au hasard, la planification et l’organisation de cette monstrueuse logistique sont orchestrées par Russie Unie (le parti de Vladimir Poutine) et son organisation de jeunesse, Jeune Garde, en lien avec les administrations des régions occupées, lesquelles ont contribué à grossir le nombre de "mineurs isolés" par de prétendues "commissions pour les droits des mineurs" qui ont instruit, entre avril et octobre 2022, pas moins de 38.000 dossiers en déchéance de l’autorité parentale au prétexte que les adultes responsables n’assuraient pas un "niveau de vie adéquat" aux enfants. « Ces missions humanitaires sont la cheville ouvrière de la politique d’aide à la déportation et la russification des mineurs ukrainiens que mène Russie unie dans les territoires d’occupation » , indique l’enquête des associations Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et Russie-Libertés, qui mentionne, sources à l’appui, de très nombreuses réunions de planification, visites de camps de filtration et autres « camps de transit », « camps de vacances », « camps de santé », etc. L'une des premières fonctions de ces "missions humanitaires" aura été de repérer puis de constituer, sous toutes sortes de motifs, des « foyers de mineurs isolés » , comme le dit Bertrand Lambolez, de l'association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre. Les membres de Russie Unie et de son organisation de jeunesse, secondés par des supplétifs du Front populaire panrusse, se sont ensuite montrés très actifs en matière de russification des programmes scolaires et d’endoctrinement patriotique et militaire. Le 30 août 2022 sont livrés à Kharkiv 82 tonnes de livres et manuels pédagogiques russes pour les écoles de Kharkiv. « Plusieurs dizaines de tonnes d'exemplaires supplémentaires devraient être livrés dans un futur proche », se vante Artem Turov, député à la Douma, coordinateur pour Russie unie de la région de Kharkiv.  À partir du 1er septembre 2022, le processus éducatif dans la région de Kharkiv est complètement transféré aux normes russes. Dès la fin avril 2022, Andreï Turchak, secrétaire général de Russie Unie, annonce la création d’un « quartier général humanitaire » dans le Donbass, dont la direction est confiée à Anna Kuznetsova. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Cette ambitieuse, que nous avions épinglée dès juin 2022 ( ICI ), qui cumule aujourd’hui les fonctions de vice-présidente de la Douma et de secrétaire générale de Russie Unie, a précédé Maria Lvova-Belova comme commissaire présidentielle aux droits de l’enfant. Originaire de Penza, comme Lvova-Belova, mariée elle aussi à un prêtre orthodoxe, elle ne craint pas de justifier l’enlèvement d’enfants d’un orphelinat de Kherson en expliquant benoitement devant la Douma que ceux-ci étaient sur le point d’être envoyés en Europe dans le cadre d’un trafic d’organes financé par Coca Cola ! Elle ajoutait même, tout aussi sérieusement, que « 7% du budget de l’Ukraine, 2 milliards de dollars, provient du trafic d’organes »  ! ( ICI ) Dès le 25 février 2022, au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, Anna Kuznetsova (à droite sur la photo) visite le centre éducatif Sozvezdiye à Krasnogorsk, une ville située à une vingtaine de kilomètres de Moscou, où ont atterri 28 enfants du Donbass, vraisemblablement déportés de Donetsk le 18 février. Vidéo ICI . Dans le dossier transmis au bureau du procureur de la CPI, Anna Kuznetsova est citée à 147 reprises. Il faut dire qu'elle ne chôme pas. Dès le 25 février, lendemain de l'invasion russe, elle visite près de Moscou un centre où ont atterri 28 enfants transférés de Donetsk. Très vite, elle va mettre en œuvre un programme de « réhabilitation médicale ». Ça sonne bien : toujours le couvert humanitaire. En clair, il s’agit de justifier la déportation d’enfants ukrainiens sur le territoire russe pour y être "soignés". Une monstruosité de plus, encouragée par le Kremlin : le 5 octobre 2022, en même temps qu’il signe les lois d’adhésion à la Fédération de Russe des régions de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson, Vladimir Poutine ordonne un examen médical de masse des enfants des territoires annexés, pour lequel il affecte cinq mois plus tard un budget de 1,5 milliard de roubles (14,2 millions d’euros). 220.000 enfants doivent ainsi faire l’objet d’examens "préventifs". Le principal objectif de ce "dépistage" massif, note l’enquête transmise à la Cour pénale internationale, semble avoir été « de trier enfants "malades" et enfants sains. (…) En effet, de nombreux mineurs placés ou adoptés en Russie de mars à août 2022 se sont avérés être "en mauvaise santé". (…) Beaucoup d’entre eux ont alors été rendus par leur famille adoptive. (…) Le gouvernement russe semble avoir décidé, en octobre 2022, de procéder à un filtrage médical en amont, dans les territoires occupés, de tous les enfants candidats à la déportation. Ainsi, du 1er novembre au 31 décembre 2022, environ 82.000 enfants auraient subi un examen médical "préventif", après quoi seuls les enfants sains ont été déportés, les enfants malades restant dans les orphelinats des zones occupées. » Une russification à marche forcée A Donetsk, Louhansk, dans les régions de Kherson et de Zaporijjia, les mineurs n’ont aujourd’hui, sauf exceptions, plus besoin d’être déportés : aux yeux de Moscou, ils sont désormais en Russie, depuis l’annexion de ces territoires en octobre 2022. Leur sort n’en est pas plus enviable pour autant. Ils sont en effet soumis à une russification à marche forcée. Les instructions de Poutine sont sans ambiguïté : il s’agit « d’intensifier le travail avec les jeunes » des territoires occupés « pour renforcer l'identité civile panrusse » afin de les intégrer « dans la sphère de la politique d'État de la Fédération de Russie » d'ici 2025. Cela passe par l’école, et l’offensive a commencé dès le mois de mars 2022, sitôt après l’invasion. Igor Kastyukevich, coordinateur de Russie Unie pour la région de Kherson, s’était alors illustré par une l’une de ces actions de propagande que le Kremlin affectionne : il avait transmis à la commission de l’éducation de la Douma des manuels scolaires "saisis" dans une école de Kherson, prétendant y avoir trouvé « des signes de propagande du nazisme » . Dans la foulée, les écoles des régions occupées (ainsi que les bibliothèques) ont été purgées de tout ouvrage en ukrainien. Dans les écoles, la purge ne s’est pas arrêtée aux manuels : le 28 juin 2022, le ministre russe de l’Éducation, Sergei Kravtsov, annonce un « grand programme » de « recyclage des enseignants » dans les territoires occupés. Et gare aux récalcitrants. Certains ont été emprisonnés, et dans certains cas, torturés. D’autres ont purement et simplement "disparu", comme Iryna Scherbak, responsable du département de l'éducation à Melitopol, Olga Mykolaeva, professeur de langue ukrainienne dans une école de Berdyansk, Oksana Yakubova et Iryna Dubas, directrices de lycée à Novaya Kakhovka...   Pendant ce temps, des enseignants arrivent de Russie, sous le contrôle de Russie Unie. Leur mission est claire : répandre une éducation patriotique conforme aux "valeurs russes traditionnelles". Des "valeurs" qui nient totalement la possibilité d’une identité ukrainienne. Un reportage de Radio Svoboda rapporte ainsi le témoignage d’une jeune fille à qui, dès la rentrée scolaire à l'automne 2022, l’enseignante assène que « l'Ukraine n'existe pas et n'a jamais existé, que ce sont tous les néo-nazis ukrainiens qui ont inventé cela afin que les enfants deviennent des nazis » . Ceux qui tentent de s’opposer à ce véritable lavage de cerveau font l’objet de mesures coercitives ou punitives. Pas seulement à l’école : Myroslava Kharchenko, juriste à la fondation caritative Save Ukraine, rapporte le cas de deux adolescents (aujourd’hui passés en territoire libre) que les occupants soupçonnaient d'avoir des opinions pro-ukrainiennes. Qualifiés d’extrémistes, ils ont été conduits dans une cave où ils ont été battus toute une nuit.   Une militarisation qui commence dès l'âge de 3 ans   Cours d’instruction militaire dans une école de Sébastopol, en Crimée occupée, le 24 octobre 2019. Photo DR   Aux humanités , nous avons déjà consacré plusieurs articles aux inquiétants programmes d’éducation militaire qui endoctrinent les plus jeunes sur le territoire de la Fédération de Russie. En février 2023 et avril 2023, nous avions signalé que des enfants déportés avaient reçu un entraînement militaire dans des « camps de rééducation » en Tchétchénie et en Crimée ( ICI ) (3) , avant de révéler qu’en Crimée, depuis l’annexion russe, pratiquement toutes les écoles ont créé des unités de la "Yunarmiya", mouvement de jeunesse militarisé, créé par le ministère russe de la Défense ( ICI ).   En toute logique, le même embrigadement a été mis en œuvre dans les territoires récemment occupés par la Russie. De Donetsk à Zaporijjia, de Louhansk à la région de Kherson, ont été ouvertes des « classes de cadets », dès l’âge de 3 ans ! Près d’un million d’enfants seraient concernés... « D'ici 2030, nous savons que le mouvement d'enfants militaro-patriotique russe Yunarmiya tentera d'atteindre le chiffre de 10 à 15 % de l'ensemble de la réserve de mobilisation russe, y compris les enfants ukrainiens » , confie à Radio Svoboda l’avocate ukrainienne Kateryna Rashevska, du Regional Center for Human Rights (RCHR). Lors d’une récente conférence de presse organisée à Paris par les associations "Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre" et "Russie libertés", Vera Yastrebova, avocate et directrice exécutive du Ukrainian Eastern Human Rights Group, a ajouté : « Ces enfants sont soumis à une véritable militarisation sur le territoire russe. Une fois que la Russie aura appris à ces enfants à tuer, une fois qu'ils seront aptes à servir dans l'armée, elle les utilisera pour une nouvelle agression militaire. » Selon le média indépendant Important Stories , dans un article publié ce samedi 4 octobre , la Russie prévoit de recruter au moins 225.000 personnes dans l’armée ces trois prochaines années. Le projet de dépenses du budget fédéral pour 2025-2027 affecte pour cela un budget de 90 milliards de roubles (plus de 857 millions d’euros)…   « Ici, les enfants ont été "ratés" en termes d’éducation. On leur a appris la version américaine de l’histoire, où tout est chamboulé. Nous allons régler ce problème. » Igor Kastyukevitch, membre du Présidium du Conseil Général de Russie Unie.   L’enquête qui vient d’être transmise à la Cour pénale internationale documente la mise en place de dispositifs d’éducation militaro-patriotique dans les territoires occupés, dès leur annexion en octobre 2022. Ces dispositifs et programmes, qui font appel à la "Yunarmiya" mais aussi à une kyrielle de "clubs militaro-patriotiques" et autres mouvements de jeunesse dont certains sont liés à l’Église orthodoxe russe, sont placés en décembre 2022 sous la supervision d’Igor Kastyukevitch, membre du Présidium du Conseil Général de Russie Unie, où il est "responsable jeunesse". Le 8 mai 2023, Igor Kastyukevitch (à gauche sur la photo) annonce fièrement sur son compte Telegram : « Avec l'aide de Russie Unie, un jeu sportif militaire, "Zarnitsa", a été organisé dans la région de Kherson. Les participants à "Zarnitsa" ont participé au montage et au démontage d'une mitrailleuse, à l'entraînement en formation, à la mise en place d'un masque à gaz, à la gymnastique de force, à la course, au lancement d'une grenade, et ont rempli les tâches du quiz historique. (…) Il est très agréable que sur le territoire de la région de Kherson naissent des mouvements patriotiques, que des événements sportifs militaires soient organisés et que les enfants y participent le plus activement. J'ai remis un prix spécial (ma casquette) au plus jeune participant du jeu militaro-patriotique "Zarnitsa". Il a 13 ans. »   Né en 1956, Igor Kastyukevitch a été formé à l’Institut militaire de Saratov de la garde nationale de la fédération de Russie. Nommé en 2017 chef du département des projets de la jeunesse du Front populaire panrusse, il est ensuite élu député à la Douma en 2021 avant d’être propulsé député de la région de Kherson après son annexion, en octobre 2022. A ce titre, avec un groupe de travail rattaché à Russie Unie, il élabore en avril 2023 un programme unifié « de préparation au service militaire et à l’éducation militaro-patriotique », qui doit s’appliquer dès le plus jeune âge. Le 3 mai 2023, il annonce le lancement d’un programme intitulé "Mowgli", conçu pour les enfants âgés de 3 à 7 ans. « L'amour pour la patrie doit être cultivé non pas dès l'école, mais bien plus tôt » , indique-t-il. Et il ajoute : « Ici, les enfants ont été "ratés" en termes d’éducation. On leur a appris la version américaine de l’histoire, où tout est chamboulé. Nous allons régler ce problème. » Dans l’enquête de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre et de Russie-Libertés, le nom d’Igor Kastyukevitch apparaît dans plus de 300 "pièces à conviction". La Cour pénale internationale ne devrait pas avoir trop de mal à l’inculper : dans plusieurs vidéos, on le voit diriger en personne des enlèvements d’enfants dans des orphelinats de Kherson. Début mars 2022, "Jeune Garde de Russie Unie", présidé par Anton Demidov (photo de gauche) ouvre un bureau de représentation dans la "République de Donetsk" (photo de droite). Quelques jours plus tôt, le 20 février 2022, soit 4 jours avant le début de l'invasion russe en Ukraine, Vladimir Poutine prononce un discours à l'ouverture du congrès de l'organisation : "L'organisation publique Jeune Garde de Russie Unie (YGER) s'est révélée être une force efficace au fil des ans, ses membres ne sont pas seulement devenus des volontaires, mais ils luttent également contre le néonazisme"... Des premières déportations d’enfants, avant même le début de l’invasion russe, à leur actuelle "rééducation" patriotique et militaire dans les régions annexées, on retrouve partout la patte du parti Russie Unie, de son organisation de jeunesse, Jeune Garde, et d’autres satellites, comme le Front populaire panrusse (en russe : Общероссийский народный фронт, Obchtcherossiski narodni front), un mouvement mis en place en 2011 par Vladimir Poutine, alors Premier ministre, dans le but de fournir « de nouvelles idées, de nouvelles suggestions et de nouveaux visages »  au parti au pouvoir. Le déploiement méthodique de soi-disant « missions humanitaires » dans les territoires occupés a sans doute été le point d’orgue d’une organisation parfaitement rodée, qui a mobilisé de multiples acteurs. L’enquête qui vient d’être transmise à la Cour pénale internationale montre que, loin d’être laissée au hasard des circonstances, et en complément des opérations militaires, cette vaste opération de « russification » a été minutieusement planifiée et mise en œuvre.   Pour l’avocat Emmanuel Daoud, « tout a été organisé et planifié dans le but évident de "russifier" les enfants ukrainiens afin qu'ils perdent tout lien avec leur pays, leur famille, leur histoire et même leur spiritualité. Cela s'appelle un crime de guerre, un crime contre l'humanité. Lorsque des enfants sont attaqués, on change leur état civil, on organise leur déplacement, puis on les rééduque par des programmes d'endoctrinement... » . Sous couvert de missions humanitaires et autres réhabilitations médicales, l’intention génocidaire est patente, soulignée ad nauseam  par les déclarations des membres de Russie Unie, qui répètent sans cesse que « "l'Ukraine n'existe pas", que les Ukrainiens "font partie de la Russie" et que "la terre ukrainienne est russe". » « Il faut procéder à un nettoyage total. (...) La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. » Timofeï Sergueitsev, avril 2022 L’idéologue Timofeï Sergueitsev, propagandiste de la notion de « dénazification de l’Ukraine » dans une tribune publiée tout début avril 2022 par l’agence RIA Novosti, que nous avions traduite sous le titre "Le Mein Kampf de Poutine" ( ICI ), annonçait on ne peut plus clairement cette intention génocidaire. « Il faut procéder à un nettoyage total » , écrivait-il alors, et ne pas hésiter à éliminer « une partie importante des masses populaires qui sont des nazis passifs » . « La dénazification sera inévitablement une désukrainisation » , précisait-il, en ajoutant que « la dénazification de l'Ukraine est aussi son inévitable déseuropéanisation. (…) Pour atteindre les objectifs de dénazification, il est nécessaire de soutenir la population, de la faire passer en Russie. »  Et concernant les enfants, il disait enfin : « La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. » A l’époque de cette tribune de Sergueitsev, certains ont voulu en minimiser la portée : bien que publiée par une agence russe officielle, c’était là l’œuvre d’un fou, d’un idéologue de second rang qui ne saurait représenter la pensée du Kremlin. Sauf que deux ans et demi plus tard, ce programme génocidaire a commencé à être mis en œuvre dans les régions occupées puis annexées par la Russie, et on retrouve peu ou prou les mêmes éléments de vocabulaire chez les cadres de Russie Unie, le parti de Poutine. Mais il y a une chose à laquelle Sergueitsev n’avait pas pensé : c’est que ce programme génocidaire serait conduit sous l’apparat de missions "humanitaires". Les principaux responsables d'un programme génocidaire Parmi la trentaine de noms épinglés par l’enquête transmise à la Cour pénale internationale, on trouve en bonne place ceux d’Anna Kuznetsova, d’Igor Kastukevich et d’Andreï Turchak, trois figures majeures de Russie Unie déjà citées dans cet article. A leurs côtés, on trouve le gouverneur de la région de Moscou, Andrey Vorobyov ; et tous les coordinateurs Russie Unie des territoires annexés ; Sergueï Kirienko, chef adjoint de l'administration présidentielle russe ; Sergei Akysonov, chef de la Crimée occupée ; Anton Demidov, président de Jeune Garde Russie Unie ; mais aussi Elena Milskaya, présidente d’une fondation caritative, assistante du milliardaire ultranationaliste Kostantin Malofeev à la Fondation Saint Basile le Grand, et… épouse du ministre des situations d'urgence et ancien garde du corps de Poutine, Alexandre Kurenkov, qui a elle-même adopté une fillette qu’elle était allée en personne "sélectionner" à Kherson, etc.   Un jour ou l’autre, cette brochette de criminels, zélés serviteurs d’un régime totalitaire, devraient rejoindre Poutine et Lvova-Belova sur les bancs de la Cour pénale internationale à La Haye. Toutefois, il n’y a pas que la CPI. Avocate auprès du Regional Center for Human Rights, Kateryna Rashevska estime ainsi que « le potentiel du système des Nations unies peut être utilisé. Il s'agit notamment des comités pour l'élimination de la discrimination raciale, et nous disposons déjà de décisions préliminaires de la Cour internationale de justice concernant des violations de la convention pertinente. Nous pouvons essayer de déposer des plaintes individuelles auprès du comité lui-même. Il s'agit également du Comité pour la prévention de la torture. »  Elle évoque aussi la convention sur la prévention du crime de génocide, tout en reconnaissant que « la justice au niveau international ne s'obtient pas en un an ou deux. Malheureusement, il faut parfois même une décennie pour punir tous les criminels ».   En attendant, les tribunaux ukrainiens ne sont pas en reste. En septembre dernier, le procureur général Andriy Kostin a déclaré qu’environ 4.000 crimes commis par les occupants russes contre des enfants avaient été enregistrés en Ukraine, pour la plupart dans les régions de Louhansk, de Donetsk et de Kherson. Actes de torture et violences sexuelles font partie de ces crimes. Il n’est pas toujours aisé d’en retrouver les auteurs, mais par exemple, le tribunal du district de Prymorskyi à Odessa a d’ores et déjà condamné à 11 ans de prison un militaire russe coupable d'avoir violé une femme dans la région de Kherson, sous les yeux de son jeune fils… Les juges ukrainiens n’ont pas bien saisi : il s’agissait sans doute là d’une action "humanitaire" pour contribuer à la "dénazification" de l’Ukraine vantée par Sergueïtsev et méthodiquement mise en œuvre par les grands humanistes de Russie Unie… Jean-Marc Adolphe NOTES (1). Près du tiers de la population ukrainienne a été contrainte de fuir son domicile. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR), pas moins de 6,168 millions de réfugiés ukrainiens   ont été enregistrés à travers l’Europe fin juillet 2024.  571 000 autres Ukrainiens sont exilés hors de l’Europe, portant le total de cette communauté dans le monde à 6,74 millions de personnes.  3,7 millions de personnes   sont déplacées à l’intérieur du pays, selon les Nations Unies. (2). En matière de désinformation et de propagande à partir de fake news, un premier sommet avait été atteint dès le mois de juillet 2014. La chaîne de télévision publique russe Pervy Kanal  et Russia Today avaient diffusé un reportage selon lequel l'armée ukrainienne aurait crucifié un enfant de 3 ans devant sa mère, à Sloviansk, lors de la guerre du Donbass. Le reportage présentait l'interview d'une personne nommée Galina Pychniak, prétendument originaire de l'est de l'Ukraine et réfugiée en Russie. Elle y affirmait avoir vu les forces ukrainiennes rassembler les habitants sur la place Lénine de Sloviansk, puis crucifier un enfant de 3 ans. Russia Today  avait renchéri en affirmant que « des escadrons de la mort exécutent les hommes de moins de 35 ans, crucifient des bébés et forcent leurs mères à regarder » , et l’ultra-nationaliste Alexandre Douguine ajoutait que « à Sloviansk, il y a un génocide de la population civile ».  Galina Pychniak a ultérieurement été identifiée par des médias indépendants comme une figurante travaillant pour la télévision russe. Pour Anna Colin Lebedev, chercheuse à l'EHESS, dans la mesure où la télévision constitue encore la principale source d'information en Russie, « des reportages de ce type ont semé l’effroi et durablement affecté les esprits. » (3). Une étude de l’ONG Centre for Civic Education “Almenda”, citée dans le rapport transmis à la CPI, révèle que « les autorités de Crimée proposent 325 structures d’accueil pour mineurs, dont 46 camps de séjour prolongé. Il semble que ces derniers aient accueilli 55.400 mineurs de diverses régions de Russie, y compris des territoires ukrainiens annexés, durant les vacances d’été 2023 ». PIÈCES JOINTES (PDF) Synthèse de l’enquête des associations "Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre" et "Russie Libertés", transmise à la Cour pénale internationale en septembre 2024, 38 pages. Rapport de de l’ONG Centre for Civic Education “Almenda” sur les camps de « récréation » en Crimée, 47 pages, en anglais, octobre 2023. LIENS Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre : www.pourlukraine.com Russie-Libertés : https://russie-libertes.org/ Les humanités , ce n'est pas pareil. Aucun média n'a suivi et documenté avec autant d'assiduité, depuis avril 2022, les déportations d'enfants ukrainiens en Russie. En relayant aujourd'hui la nouvelle enquête qui vient d'être transmise à la Cour pénale internationale, ce travail se poursuit, dans des conditions encore fort précaires. Dons et abonnements ICI

Sri Lanka : dans les coulisses de "l'Or de Ceylan"

Sri Lanka : dans les coulisses de "l'Or de Ceylan"

Une femme travaillant dans une plantation de thé cueille des feuilles de thé dans un domaine à Badulla, au Sri Lanka, le 10 septembre 2024. Photo Eranga Jayawardena / AP LE TOUR DU JOUR EN 80 MONDES Pour la première fois de son histoire, le Sri Lanka vient d'élire un président de gauche. Celui-ci réussira-t-il à changer les conditions de travail et de vie des ouvriers et ouvrières des plantations de thé, qu'un récent rapport des Nations unies comparait à une forme de travail forcé proche du servage ? Reportage et portfolio. Pour la première fois de son histoire, le Sri Lanka, indépendant depuis 1948, devenu république à part entière en 1972 vient d’élire un président de gauche. Âgé de 55 ans, fils de paysans, ancien militant du Janatha Vimukthi Peramuna, un mouvement associé à deux insurrections armées contre l’Etat dans les années 1970 et 1980, aujourd’hui à la tête d’une coalition de partis de gauche, Anura Kumara Dissanayake a devancé le candidat de centre droit, Sajith Premadasa, et le président sortant, Ranil Wickremesinghe, dont la brutale politique d’austérité, imposée à la population qui s’est massivement appauvrie, a suscité un vif mécontentement. Anura Kumara Dissanayake a probablement profité de la colère exprimée en 2022 par un mouvement citoyen, baptisé Aragalaya (« la lutte » en cingalais, lire ICI ). Pourtant, la partie n’est pas encore gagnée, et le parlement sri-lankais devrait être dissous sous peu, pour permettre de nouvelles élections législatives : au sein du parlement actuel, le parti de Dissanayake, d’obédience marxiste, ne dispose que de trois sièges… Ceylan, l’ancien nom du Sri Lanka alors colonie britannique (1796-1948), est resté attaché à l’un des principaux produits d’exportation de l’île. Ce sont d’ailleurs les Britanniques qui y ont importé la culture du thé, après que les plantations de caféiers aient été décimées par un champignon, dans les années 1870. Les Cingalais refusent de travailler sur les plantations, les Britanniques ont aussi massivement "importé" des Tamouls du nord de l’Inde. Leurs descendants constituent aujourd’hui encore la plupart de la main d’œuvre des plantations de thé. Le Sri Lanka est aujourd’hui le troisième pays producteur de thé au monde. Au début des années 1970, le gouvernement avait nationalisé la plupart des plantations de thé, avant de les privatiser à nouveau dans les années 1990. Les conditions de travail et de vie restent particulièrement dures pour les ouvriers (et ouvrières, pour beaucoup) de ces plantations qui exportent dans le monde entier « l’Or de Ceylan » (en 2020, la France a importé pour 4,8 millions d’euros du café et du thé su Sri Lanka). On est loin de l’image de « terres vallonnées couvertes d’arbustes aux feuilles fragiles, délicatement cueillies par des centaines de femmes en sari multicolores », comme le vante un site touristique ! Nadia Mevel REPORTAGE SPRING VALLEY, Sri Lanka (d’après un reportage de Krishan Francis pour AP) – Le résultat de l’élection présidentielle au Sri Lanka, dont est sorti vainqueur le candidat de gauche, Anura Kumara Dissanayake, va-t-il changer quelque chose dans la vie de Muthuthevarkittan Manohari, qui se bat au jour le jour pour nourrir les quatre enfants et la mère âgée avec lesquels elle vit dans une pièce délabrée d'une plantation de thé ? « J’ai déjà tout entendu » , dit-elle, désabusée, en réponse aux deux principaux candidats à l'élection présidentielle, qui promettaient l’un et l’autre de donner des terres aux centaines de milliers de travailleurs des plantations du pays.   Muthuthevarkittan Manohari et sa famille descendent de travailleurs indiens qui ont été amenés par les Britanniques pendant la période coloniale pour travailler dans les plantations où l'on cultivait d'abord le café, puis le thé et le caoutchouc. Ces cultures sont toujours les principales sources de devises étrangères du Sri Lanka.   Les travailleurs des plantations du Sri Lanka sont un groupe longtemps marginalisé qui vit souvent dans une grande pauvreté. Depuis 200 ans, cette communauté vit en marge de la société sri-lankaise. Peu après l'indépendance du pays en 1948, le nouveau gouvernement les a privés de leur citoyenneté et de leur droit de vote. Environ 400.000 personnes ont été déportées en Inde dans le cadre d'un accord avec Delhi, séparant ainsi de nombreuses familles.   La communauté s'est battue pour ses droits, gagnant par étapes jusqu'à obtenir la pleine reconnaissance de sa citoyenneté en 2003. Aujourd'hui, environ 1,5 million de descendants de travailleurs des plantations vivent au Sri Lanka, et quelque 470.000 personnes vivent encore dans les plantations. La communauté des plantations présente les taux les plus élevés de pauvreté, de malnutrition, d'anémie chez les femmes et d'alcoolisme du pays, ainsi que des niveaux d'éducation parmi les plus bas.   Bien qu'ils parlent la langue tamoule, ils sont traités comme un groupe distinct des Tamouls indigènes de l'île, qui vivent principalement dans le nord et l'est. Pourtant, ils ont souffert pendant les 26 années de guerre civile entre les forces gouvernementales et les séparatistes Tigres tamouls. Les travailleurs des plantations et leurs descendants ont été victimes de violences collectives, d'arrestations et d'emprisonnements en raison de leur appartenance ethnique.   La plupart des travailleurs des plantations vivent aujourd'hui dans des logements surpeuplés appelés "line houses", qui appartiennent aux sociétés de plantation. Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d'esclavage, a déclaré après une visite en 2022 que cinq à dix personnes partagent souvent une seule pièce de moins de 10 mètres carrés, souvent sans fenêtres, sans cuisine digne de ce nom, sans eau courante ni électricité. Plusieurs familles partagent souvent des latrines rudimentaires. Il n'y a pas d'installations médicales appropriées dans les plantations, et les malades sont soignés par ce que l'on appelle des assistants médicaux qui n'ont pas de diplôme médical.   « Ces conditions de vie inférieures aux normes, combinées à des conditions de travail difficiles, constituent des indicateurs clairs de travail forcé et peuvent également s'apparenter à du servage dans certains cas » , a écrit Tomoya Obokata dans un rapport adressé au haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme.   Le gouvernement a fait quelques efforts pour améliorer les conditions des travailleurs des plantations, mais des années de crise fiscale et la résistance des puissantes sociétés de plantation ont freiné les progrès. L'accès à l'éducation s'est amélioré et un petit groupe d'entrepreneurs, de professionnels et d'universitaires issus des travailleurs des plantations a vu le jour.   Cette année, le gouvernement a négocié une augmentation du salaire journalier minimum d'un ouvrier de plantation à 1 350 roupies (moins de 5 dollars) par jour, plus un dollar supplémentaire si l'ouvrier cueille plus de 22 kilos par jour. Les travailleurs affirment que cet objectif est presque impossible à atteindre, notamment parce que les théiers sont souvent négligés et poussent de façon éparse.   Le gouvernement a construit de meilleures maisons pour certaines familles et le gouvernement indien aide à en construire d'autres, déclare Periyasamy Muthulingam, directeur exécutif de l'Institut du développement social du Sri Lanka, qui travaille sur les droits des travailleurs des plantations. Mais de nombreuses promesses n'ont pas été tenues. « Tous les partis politiques ont promis de construire de meilleures maisons pendant les élections, mais ils ne les mettent pas en œuvre lorsqu'ils sont au pouvoir » , déplore  Periyasamy Muthulingam. Selon lui, plus de 90 % des habitants des plantations ont été exclus des programmes gouvernementaux de distribution des terres.   Dans l’immédiat, Muthuthevarkittan Manohari est préoccupée par le sort de son fils de 16 ans : par manque de moyens financiers, il a été contraint d'abandonner l'école … PORTFOLIO. Eranga Jayawardena (AP ) Muthuthewarkittan Manohari, ouvrière dans une plantation de thé, se prépare à aller travailler dans une usine de thé à Spring Valley Estate à Badulla, au Sri Lanka. Photo Eranga Jayawardena Muthuthewarkittan Manohari, ouvrière dans une plantation de thé, à droite, donne le bain à sa fille cadette Madubhashini, tandis que sa fille aînée Shalani, au centre, se tient à l'entrée de leur petite maison à Spring Valley Estate, à Badu. Photo Eranga Jayawardena / AP Des ouvrières d'une plantation de thé. Dans le sens des aiguilles d'une montre et en partant du haut à gauche, Kanakambige Velayudan, Kaariman Thangamma, Tharmaraj Kaladevi, Dharmawathi, Kumaralingum Kamala et Nadaraja Chitramani lors d'une pause dans leur travail dans une plantation de thé à Badulla, au Sri Lanka, le 10 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP Un ouvrier d'une plantation de thé porte un sac de feuilles de thé tandis qu'un autre cueille des feuilles de thé à Spring Valley Estate à Badulla, Sri Lanka. Photo Eranga Jayawardena / AP A gauche : Une ouvrière d'une plantation de thé porte un paquet de feuilles de thé sur sa tête. A droite : des ouvrières des plantations de thé pèsent les feuilles de thé cueillies à Spring Valley Estate à Badulla, au Sri Lanka, le 10 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP A gauche : des travailleurs des plantations de thé de Spring Valley Estate passent devant une affiche électorale avec un portrait du président sri-lankais Ranil Wickremesinghe, avant l'élection présidentielle du pays, à Badulla, le 9 septembre 2024. A droite : des travailleurs de plantations de thé acclament leurs leaders politiques lors d'un rassemblement pour l'élection présidentielle à Thalawakele, au Sri Lanka, le dimanche 8 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP Des travailleurs des plantations de thé assistent à un rassemblement pour l'élection présidentielle à Thalawakele, au Sri Lanka, le dimanche 8 septembre 2024. Photo Eranga Jayawardena / AP Auteur des photographies de ce reportage, Eranga Jayawardena est né en 1978 et a grandi à Colombo, au Sri Lanka. il est st diplômé en photographie de l'université de Kelaniya, au Sri Lanka, et possède une maîtrise en développement économique et en études sur les conflits et la paix de l'université de Colombo. Depuis plus de 20 ans, il enregistre, par le biais de la photographie d'actualité, des événements naturels, sociopolitiques et de divertissement importants. En 1996, alors qu'il était encore à l'école, Eranga a commencé à travailler pour les principaux journaux locaux de Colombo, principalement sur des événements violents à caractère ethnique et à motivation politique. En 2002, Eranga a rejoint l'agence Associated Press où il est devenu responsable de la couverture photographique du Sri Lanka et des Maldives. Il a entre autres couvert le tsunami de l'océan Indien en 2004, la guerre civile du Sri Lanka et les questions relatives aux droits de l'homme, les Jeux du Commonwealth 2010 organisés à New Delhi, les Jeux olympiques de Londres en 2012, la Coupe du monde de cricket ICC 2011, le référendum public aux Maldives visant à transformer l'État en une démocratie multipartite après 30 ans de régime unipartite. Il a été fianliste du prestigieux Prix Pulitzer en 2023. Hors de l'actualité qui se rabâche, les humanités , journal-lucioles, aime bien prendre des nouvelles glanées un peu partout sur la planète. Des territoires, des cultures, des histoires de vies... C'est notre "tour du jour en 80 mondes". Une veille éditoriale qui requiert votre soutien... Dons et abonnements ICI

Au Népal, danser pour Parvati

Au Népal, danser pour Parvati

Des femmes népalaises dansent au sein du temple Pashupatinath, à Katmandou, à l’occasion du festival Teej, le 6 septembre 2024. Photo Niranjan Shrestha / AP.  LE TOUR DU JOUR EN 80 MONDES   Début septembre, à Katmandou et dans tout le Népal, le festival Teej est une importante cérémonie hindouiste dont les femmes sont les instigatrices. Septembre, au Népal, c’est le temps du festival Teej. Teej (en sanskrit : तीज) signifie littéralement le « troisième », soit le troisième jour après la nouvelle lune, lorsque commence la mousson selon le calendrier hindou. Ce nom générique, Teej, regroupe plusieurs festivals principalement dédiés aux divinités hindoues. Au Népal, le festival dure trois jours. Il est plus particulièrement dédié à la déesse Parvati, et sont les femmes, vêtues d’un sari rouge avec si possible un ornement en or, qui en sont les instigatrices. La première journée, appelée Dar khane din , est jour de festin. Ce sont les hommes qui préparent les plats, censés être riches et abondants. Les femmes népalaises, qui travaillent dur tout au long de l'année, n'ont rien à faire ce jour-là. Parées de leurs plus beaux atours, elles commencent à danser et à chanter des chansons qui étaient dévotionnelles et ont tendance, ces dernières années, à exprimer des préoccupations concernant les questions sociales et la discrimination à l'égard des femmes. Après la bombance, le second jour, appelé Rishi Panshami , est consacré au jeûne. A la rupture du jeune reprennent les chants et les danses. Le troisième jour du festival Teej, bain rituel (à gauche) et cérémonie d’offrandes (à droite). Photos DR Le troisième jour, appelé Rishi Panchami, commence avec un rituel de bain, censé purifier le corps avec les feuilles d’un arbuste sacré, le datwan. Cette journée est aussi consacrée à une cérémonie d’offrandes ( puja ) pour les sept sages ( Rishi ) du panthéon hindouiste (1). A la rupture du jeune reprennent les chants et les danses. Si le festival Teej est célébré dans tout le pays, c’est dans la capitale du pays, Katmandou, qu’a été prise la photographie en tête de cet article. Plus précisément : au temple Pashupatinath. Dédié à Pashupati, l'incarnation de Shiva en tant que « maître des animaux », qui est considérée officieusement comme la divinité nationale du Népal, cet édifice religieux situé au bord du fleuve Bagmati fait partie depuis 1979 de la liste du patrimoine mondial de l'humanité. Il était inclus dans une liste de six monuments, dont trois ont été détruits par le terrible séisme de 2015, qui avait fait près de 9.000 morts et 8 millions de sinistrés. Aujourd’hui, d’autres dangers menacent le Népal : bien qu'il ne soit à l'origine que de 0,025 % des émissions de gaz à effet de serre, c’est l'un des pays les plus vulnérables et les plus affectés par le changement climatique. Avec le réchauffement climatique, la fonte des glaciers (le Népal a perdu le quart de ses glaciers entre 1997 et 2010) a entraîné la formation de lacs proglaciaires. Ces retenues d'eau représentent une menace potentiellement dévastatrice ; si les berges rompent, des dizaines de milliers de personnes pourraient être déplacées. (Wikipédia). Dominique Vernis (1). Rishi signifie « chantre-auteur des hymnes védiques, poète, voyant ; démiurge, géniteur ( prajāpati ) ; patriarche, sage, ascète, ermite ». L'hindouisme considère les Rishi  comme des yogi  qui, en méditation profonde, entendirent les « hymnes » du Véda émanés du Brahman . (Wikipédia) Photo en tête d'article : Niranjan Shrestha Le photojournaliste népalais Niranjan Shrestha, né en 1984, a commencé sa carrière en étudiant la musique classique orientale. Niranjan a commencé à travailler pour la plus grande maison d'édition du Népal en 2010 avant de rejoindre l’agence Associated Press en 2011. Parmi les événements politiques majeurs qu'il a couverts, citons les deux élections du Myanmar en 2012, les élections népalaises en 2013 et la conférence de l'ASACR en 2014. Par ailleurs, il travaille comme photographe indépendant pour divers magazines tels que People's Magazine, Days Japan et WHO Weekly. Son travail a été publié dans le New York Times, le Los Angeles Times, le Time Magazine, le Washington Post, le Guardian, le Wall Street Journal, le National Geographic, le Boston Globe, etc. Plusieurs reportages de Niranjan Shrestha pour AP sont à découvrir ici : https://apimagesblog.com/blog/tag/Niranjan+Shrestha Hors des sentiers battus et loin de l'habituel bruit médiatique, un journal-lucioles : les humanités , dont la continuité repose sur votre soutien. Pour s'abonner ou faire un don : ICI

En zones d'attente, la voix des invisibles

En zones d'attente, la voix des invisibles

Des personnes sous la surveillance d'un policier, le 27 octobre 2003 dans le centre de rétention de la zone d'attente de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Photo Joël Robine. La nomination de l'ultra-conservateur Bruno Retailleau au ministère de l'Intérieur vient encore amplifier l'antienne du "chaos migratoire", et la vision sécuritaire et répressive qui sert désormais de boussole politique sous la pression de l'extrême droite. Certaines personnes étrangères sont expulsées avant même de pouvoir arriver en France. Leur sort se dessine dans des "zones d'attente" d'où filtrent peu de témoignages. Entretien avec Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard, qui leur ont consacré un documentaire sonore. Rigueur et humanité. Dans le pur jus du "en même temps" macroniste, voilà quelle devrait être la ligne de conduite du gouvernement Barnier en matière d'immigration, selon les éléments de vocabulaire distillés à longueur de médias ces dernières semaines. Avec la nomination de Bruno Retailleau au ministère de l'Intérieur, nul doute que la "rigueur" sera au rendez-vous. "L'humanité", on verra plus tard, c'est-à dire jamais. Ancien associé de Philippe de Villiers, fidèle de François Fillon, Bruno Retailleau préside, en plus de ses mandats politiques, un club de réflexion, Force républicaine, dont les propositions sur l'immigration ont nourri le programme LR : autoriser les statistiques ethniques afin de définir des quotas d'entrée sur le territoire, soumettre l'immigration familiale à des tests de connaissance du français et de la Constitution, supprimer l'AME (aide médicale d’État), restreindre l'accès à certaines prestations sociales, aux allocations familiales et aux aides au logement, réformer l'espace Schengen pour réintroduire des contrôles aux frontières nationales, etc. Du petit lait pour l'extrême-droite, dont Bruno Retailleau reprend volontiers le vocabulaire ("chaos migratoire", "ensauvagement"...) quand il ne se targue pas d'en être lui-même l'auteur-instigateur, par exemple pour le terme de "décivilisation", qu'Emmanuel Macron avait repris à son compte en mai 2023 (lire ICI ). C'est dans ce contexte que les humanités publient un entretien avec les réalisateurs d'un formidable documentaire sonore sur les "zones d'attente", bien moins connues que les centres de rétention administrative, où sont retenues des personnes étrangères à qui la police des frontières refuse l'accès au territoire français. Et où "l'humanité", fréquemment, s'efface derrière la "rigueur". Jean-Marc Adolphe "Nous ne sommes pas en France. Nous sommes aux frontières, en zone d’attente.  Enfermé.es nulle part , c’est [...] une traversée vers ces lieux d’enfermement qui ne semblent exister aux yeux de personne, mais où, pourtant, l’inconcevable règne." " Enfermé.es  nulle par t est un documentaire sonore immersif à l’intérieur des zones d’attente, des lieux méconnus au sein des aéroports et des ports où sont enfermées les personnes étrangères en instance de renvoi à la suite d’un refus d’entrée sur le territoire français. Théâtre de pratiques inhumaines et dégradantes, légales ou illégales, nous allons à la rencontre d’un élément clé d’un système, bien en amont des centres de rétention administrative, où les personnes étrangères indésirables pour l’état français sont laissées loin des regards. En partant de récits de personnes enfermées, de permanences téléphoniques d’aide réalisées par des bénévoles et d’une création acousmatique, nous voulons dresser un portrait de ces lieux invisibles et interdits, symboles d’un enfermement répressif qui jalonne l’accès au territoire français." Enfermé.e.s nulle part, l e documentaire sonore de Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard peut être écouté sur le site de la Radio Télévision Suisse : https://www.rts.ch/audio-podcast/2023/audio/enferme-es-nulle-part-26128647.html Rencontre, un soir d’écoute collective  avec  Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard, les réalisateurs du documentaire de création sonore Enfermé.e.s nulle part   Nausicaa  : L’ANAFÉ [Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers], c’est une toute petite association située à Paris, pour laquelle nous avons été tous les deux bénévoles, moi jusqu’en 2015, Antoine jusqu’en 2020. Autre point commun : on réalise tous les deux des documentaires sonores. Nous avons beaucoup échangé sur notre expérience dans ces zones d'attente, et l’envie de faire un documentaire pour en rendre compte est née. On s’était d’abord impliqués sur ce sujet en étant bénévoles sans avoir l’intention d’en faire un documentaire. C’est venu après, en en parlant ensemble. Puis on a commencé à écrire en nous engageant dans un processus qui a duré trois ans, y compris recherche de partenariats et d'aide au financement. Zones d'attente : Avant 1992, les étrangers qui se voyaient refuser l'entrée sur le territoire français étaient maintenus dans les gares, ports et aéroports internationaux en dehors de tout cadre légal. Il n'y avait donc aucun contrôle sur les conditions ou la légalité de ces privations de liberté, qui n'avaient de surcroît aucune limite de durée. Cet état de fait a été condamné par diverses juridictions nationales et par la Cour européenne des droits de l'homme ( CEDH ). La loi Quilès  de 1992 donne un statut légal à ces zones d'attente. L'espace des zones d'attente est fixé par décret préfectoral. Y sont maintenues trois catégories d'étrangers : les « non admis », les personnes en transit interrompu et les demandeurs d'asile. Des mineurs isolés peuvent également être placés en zone d'attente. En 2017, la PAF  (Police Aux Frontières) a émis 16.879 refus d’entrée sur le territoire et organisés 9.672 placements en zone d'attente. Parmi ces personnes, 1.270 ont introduit une demande d’entrée sur le territoire au titre de l’asile. Antoine - Les zones d’attente, ce n’est pas le territoire français, c’est la frontière. Ce n’est pas tout à fait le même droit que sur le territoire français. C’est un « nulle part » où des gens sont bloqués : des gens qui arrivent et à qui la police aux frontières dit « vous ne pouvez pas rentrer sur le territoire français ». Ils sont en instance de renvoi, ils ne peuvent rester : en moyenne pas plus que 4 jours. Ces gens se retrouvent dans des procédures très expéditives, très traumatisantes humainement : ils ne comprennent pas où ils sont, pourquoi ils sont là, quels sont leurs droits. C’est vraiment une zone d’incompréhension et on a voulu insister beaucoup là-dessus. Pour nous, c’était un des gros enjeux du documentaire de montrer ces zones d’attente de l’intérieur. Antoine Bougeard et Nausicaa Preiss lors d'une rencontre à la médiathèque de Payzac, en avril 2024. Photo Rudi Molleman   Nausicaa -  En tant que bénévole, j’ai fait ce que l’on entend dans le documentaire. Je parlais au téléphone avec des personnes qui étaient enfermées en zone d’attente, ou d’autres qui cherchaient à les aider : elles nous appelaient pour avoir plus d’informations et on passait toute la journée avec d’autres bénévoles pour essayer de faire en sorte qu’ils ou elles aient accès à leurs droits. On faisait des recours, on faisait des signalements pour le juge, c’est ce qu’on appelle des permanences juridiques téléphoniques. Parfois on allait dans la grande zone d’attente qui est à Roissy Charles de Gaulle, la plus grosse zone d’attente de France : l’ANAFÉ a un bureau où des bénévoles vont, quand ils le peuvent, pour faire de l’assistance juridique, de l’information, pas par téléphone, mais directement au contact des gens qui sont enfermés. Les zones d’attente sont invisibles, peu identifiables, il faut pouvoir les trouver, ça peut être un local au-dessus d’une boutique. À Roissy, c’est perdu au milieu de la zone de fret de l’aéroport. Il faut savoir que ça existe pour pouvoir y accéder. C’est compliqué d’accéder aux personnes enfermées. C’est beaucoup moins structuré que dans un centre de rétention administrative où c’est déjà compliqué mais il y a quand même une structure associative qui intervient, qui existe, un processus identifié.   Antoine -  Il y a 101 zones d’attente en France qui sont toutes très différentes. L’idée ce n’était pas de faire un catalogue de ces zones d’attente, c’était de raconter ce qu’il y a d’intrinsèque à leur existence, les décrire comme un système. Il y a peu de gens qui en sortent, pour pouvoir témoigner. Pour raconter ça, pour raconter un lieu invisible et ce processus d’invisibilisation, le son était très naturel. L’enjeu était de rendre sensible la zone d’attente, plus que de la rendre visible. On imaginait très bien le documentaire en l’écrivant, on arrivait à entendre déjà ce qu’on voulait faire passer : le document sonore s’est imposé. Je n’ai jamais imaginé de film parce que je ne sais pas faire d’image mais surtout parce qu’il n’y a rien à voir. Le dispositif qu’on a créé, pour réaliser ce documentaire, repose sur des conversations téléphoniques. Rien de plus radiophonique que cette situation sonore.                                                                                                                                              Nausicaa  - Notre choix a été de rendre sensible la zone d’attente (et le système qui est derrière), de faire entendre la frontière, juste à travers différents types d’enregistrements. On a enregistré avec un type de micros les personnes qui étaient sur le territoire français, les bénévoles qui essayaient de donner aux gens accès à leurs droits. Et pour ces gens de l’autre côté, le son est plus difficile, parfois les téléphones ne marchaient pas très bien.  Cette différence de son nous permet de montrer cette frontière…   Antoine -  Quand il y a les bénévoles, on n’entend pas ce que leur disent les personnes enfermées au téléphone, de l’autre côté, c’est nous qui appelons des gens enfermés, c’est un espèce d’aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a une espèce de balance pour aller de l’un à l’autre. C’est une fiction juridique, c’est un lieu qui n’en est pas vraiment un, il n’y a pas vraiment d’espace. Le son permet de créer ce flou-là, et puis c’est notre medium.   Nausicaa  - Si je me suis tournée vers le son, c’est que c’est beaucoup moins stigmatisant de prime abord que l’image. À l’image, on va voir une personne, et avant qu’elle parle, ou avant de savoir qui c’est, on va forcément avoir un a priori sur cette personne-là ; si c’est un étranger, la xénophobie pointe son nez. Par le son, on peut avoir d’autres idées sur les gens et sur ce qu’ils disent que si on avait d’abord vu leur image avant qu’ils parlent. Je trouve assez politique de faire du son et de dire qu’on n’a pas besoin de voir les gens. Pourquoi aurait-on besoin de voir ces personnes qui ont quelque chose à raconter ? Un des personnages du documentaire parle français comme vous et moi. Les auditeurs-spectateurs disent : « pourquoi un Français est-il enfermé en zone d’attente ? ». En fait c’est une personne qui n’est pas blanche. On se rend compte qu’il y a plein de gens différents qui sont enfermés en zone d’attente. Si on avait vu cette personne, on aurait tout de suite compris, avec des a priori. Si elle était à l’image, ça ne ferait pas le même effet. C’est passionnant, les discussions à la suite des écoutes : toutes les images que les gens peuvent avoir sur ce doc, les histoires qu’ils prêtent aux voix qu’ils ont entendues, les gens s’identifient à quelqu’un, à ce personnage qui parle français, cela crée des images qui sont toujours très différentes. Ce qui est bien dans les écoutes collectives, c’est de pouvoir mettre en commun ces images-là, et changer de regard.   Antoine - L’ANAFÉ parle des zones d’attente de façon très juridique. Prendre le temps de donner la parole aux gens, ce n’est pas leur métier. Moi j’avais envie de donner ça à l’ANAFÉ : un outil pour qu’ils puissent parler des zones d’attente un peu différemment. On a fait une diffusion à Paris avec des bénévoles de l’ANAFÉ qui nous ont dit qu’ils étaient très contents d’avoir un support pour expliquer ce qu’ils font à leur famille. C’est difficile de raconter…. Et de traduire leurs sentiments Le documentaire, au-delà de ce qu’il dit, de ce qu’il donne à entendre sur ce qu’est techniquement la zone d’attente, fait traverser des sensations que les bénévoles peuvent rencontrer dans leur permanence. Les proches peuvent aussi partager les sentiments d’impuissance, et des sensations ressentis à la fin des permanences : surcharge, disparition, Les auditeurs sont plongés dans ces moments forts. Il y a des choses qui sont en train de se créer autour des écoutes collectives. En tout cas, on y travaille... Propos recueillis par Isabelle Favre Enfermé.e.s nulle part. Écriture, prises de son, composition électroacoustique et montage : Antoine Bougeard et Nausicaa Preiss. Traduction et coaching voix off : Trinidad Plass, Esra, Emre Talay et Camille Hoinard. Mixage: Hélène Magne. Identité visuelle: Clara Lou Lacombe. Le projet a été soutenu par : Bourse Brouillon dʹun rêve sonore 2021, Fonds Gulliver 2021, Aide à la création du Ministère de la culture 202, DRAC Nouvelle-Aquitaine, Studio Euphonia (Marseille), La Métive (Moutiers dʹAhun), Studio-Eole (Blagnac), -Les Paulissonnes (Saint-Paul-La-Roche). L'ANAFé, Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers : http://www.anafe.org Les humanités , ce n'est pas pareil. Dons ou abonnements pour soutenir l'existence d'un journal-lucioles : ICI

Un gouvernement de coercition

Un gouvernement de coercition

Passation de pouvoir entre Gabriel Attal et Michel Barnier, le 5 septembre 2024. Photo : Service photographique de Matignon ÉDITORIAL Il ne manquait plus qu'un ministère chargé de la sécurité au quotidien ! Un dialogue imaginaire entre Jupiter et son nouveau Premier ministre dévoile les tractations dont fut l'objet la composition d'un gouvernement qui n'est ni de cohabitation ni de coalition, mais de coercition, pour imposer aux Français un "bon sens" qu'ils ont rejeté dans les urnes. Alléluia ! La France a enfin un gouvernement. Le navire-amiral Barnier risque ne pas survivre aux premières tempêtes parlementaires, mais son équipage est fin prêt : 39 moussaillones et moussaillons triés sur le volet. Ça a pris du temps, et à découvrir la composition de ce gouvernement, on comprend pourquoi. Sans être dans le secret des dieux, on imagine les tractations qui ont abouti à la formation de cette pas très dream team . Si Emmanuel Macron avait accepté Lucie Castets, dont le nom a été proposé par le Nouveau front populaire, il eut ouvert la voie à un gouvernement de cohabitation, comme cela a existé dans le passé. Or, de cohabitation, Jupiter ne saurait en imaginer l’hypothèse. Longtemps, ses émissaires ont cherché au sein de l’Assemblée nationale, une forme de coalition avec Les Républicains. En vain. Or, voilà que cette coalition prend forme sous la houlette de Michel Barnier. L’alliage réussit en tout cas à réunir certains rescapés de la Macronie avec des personnalités de droite qui, voici peu, disaient encore pis que pendre de ladite Macronie.   Pour autant, on ne saurait parler de gouvernement de coalition, mais plutôt de coercition. La situation inédite issue des dernières élections législ-hâtives a en effet contraint deux formations politiques, Renaissance et LR, à ravaler d’éventuelles divergences pour se donner communément l’impression de n’avoir pas perdu. Tractations ?, disait-on. Un peu de politique-fiction sous forme de dialogue entre Emmanuel Macron et Michel Barnier :   Emmanuel Macron : Bon, d’accord, je prends Retailleau à l’Intérieur, mais tu gardes Lecornu aux Armées, et Catherine Vautrin à la décentralisation. Michel Barnier : Pas de problème, ils viennent de chez nous. Et Laurence Garnier ? Emmanuel Macron : Non, là, franchement, elle est trop réac pour être à la Famille. Michel Barnier : Et si je la mets à la Consommation ? Emmanuel Macron : Bon, si tu veux, ça ne mange pas de pain. Au fait, je tiens à garder l’Europe, avec Jean-Noël Barrot, c’est un bon soldat du Modem, et la transformation de l’action publique, avec Guillaume Kasbarian. Tu sais que j’y tiens, à la transformation de l’action publique. Michel Barnier : Ok, ok. Pour la Culture, j’ai un problème : ça n’intéresse personne. Emmanuel Macron : Bon alors, on garde Dati. Elle ne sert pas à grand-chose mais ça lui fera plaisir. Michel Barnier : C’est un peu pareil pour la transition énergétique. Emmanuel Macron : Alors, on garde Pannier-Runacher, elle est bien, elle ne fait pas de vagues. Michel Barnier : Bon, je crois qu’on a fait le tour… Emmanuel Macron : Et l’Économie ? Michel Barnier : Ah oui, l’Économie… Bon, Wauquiez n’en a pas voulu. Emmanuel Macron : J’ai un petit jeune, Antoine Armand, il a à peu près l’âge de ton fils (ne t’inquiète pas, on va lui trouver une place), c’est un savoyard comme toi. Fais-moi confiance, il saura faire le job. Mais il ne s’occupera que de l’Économie. J’ai un autre petit jeune, Laurent Saint-Martin, au Budget. Michel Barnier : ... en gros, tu gardes Bercy, les Armées et l’Europe, et je prends le reste… Emmanuel Macron : Il faut bien composer. Quand tu négociais avec la Grande-Bretagne sur le Brexit, c’était une autre paire de tunnel sous la Manche, non ? Ce dialogue imaginaire ne restitue pas toutes les bizarreries du gouvernement Barnier. Un gouvernement de coercition, donc, qui devra faire passer les ministères sous les fourches caudines de réductions budgétaires prévues par les plafonds de crédits préparés par Gabriel Attal. Sylvie Retailleau, la ministre sortante de l’enseignement supérieur, vient de ruer dans les brancards en dénonçant une trajectoire budgétaire « irréaliste, voire dangereuse »  avec, dans le viseur du ratiboisement, les bourses étudiantes, ou encore la loi de programmation pour la recherche. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.   Hors du cadre budgétaire, la coercition est annoncée dans d’autres domaines. Concernant les outre-mer, secoués ces derniers mois par la crise à Mayotte et en Nouvelle Calédonie (où la pression ne retombe pas)  et aujourd’hui par la situation en Martinique contre la vie chère, le portefeuille échoit à François-Noël Buffet, sénateur ultra-conservateur du Rhône, opposé au mariage pour tous et revendiquant haut et fort une "tolérance zéro" pour l’immigration illégale. Ayant dirigé au Sénat une mission d'information sur la question calédonienne, il était favorable à la réforme du dégel du corps électoral voulue par Emmanuel Macron, celle-là même qui a mis le feu aux poudres en Nouvelle-Calédonie. Bref, il va y avoir du sport.   Enfin, enfin… Toujours à la pointe de l’innovation, la France est le premier pays en Europe, et sans doute au monde, à créer un ministère chargé de… la sécurité au quotidien. L’heureux titulaire du maroquin s’appelle Nicolas Daragon. Membre de LR, maire de Valence, celui-ci déclare à France 3 Auvergne-Rhône-Alpes : « On est attendu pour rétablir l’autorité » , avec, cela va sans dire, « des mesures de bon sens » .  Le bon sens, l’autorité, voilà des sujets qu’affectionne tout particulièrement Emmanuel Macron. Et pour cause : lorsque le "libéralisme" dont il est le maître d’œuvre cesse d’être en phase avec la société dont il se réclame, la coercition plus ou moins punitive devient l’ultime outil régalien pour imposer son "bon sens" à l’opinion récalcitrante.   Jean-Marc Adolphe   Aux lectrices et lecteurs des humanités : sans vous, on n'est rien. Singularité et liberté de ton, enquêtes et reportages hors des sentiers battus ; votre journal-lucioles ne pourra tenir bien longtemps sans renforts. Dons et abonnements ICI

Macron et l’opération Chicxulub

Macron et l’opération Chicxulub

Emmanuel Macron en mai 2018 lors du sommet Tech for Good, organisé par le cabinet McKinsey. Photo DR   72,8 millions d’euros ! C’est le pactole engrangé par le cabinet McKinsey lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, correspondant à des rapports plus ou moins fantaisistes commandés par l’État. En mai 2023, une enquête des humanités  avait éclairé sur ces rapports troubles, et sur le soupçon de financement illégal de campagne électorale. Hier sur France 2, Cash Investigation  a produit de nouveaux témoignages et pièces à conviction.   Les cabinets de conseil, pardon, de consulting , font preuve d’une imagination débordante. Jusqu’à hier, j’ignorais l’existence du Chicxulub. D’un diamètre de 180 kilomètres, au nord de la péninsule mexicaine du Yucatan, ce méga-cratère se serait formé il y a environ 66 millions d’années après la chute d’un astéroïde. La pagaille provoquée par le choc, équivalent à 5 milliards de fois la puissance de la bombe larguée sur Hiroshima, entraîna la crise biologique de la fin du Crétacé. C’est ainsi qu’auraient pu disparaître les dinosaures, peu habitués à bouffer de la poussière et ne trouvant d’autre pitance pour se rassasier la panse.   En 2015, donc bien après l’extinction des dinosaures, Karim Tadjeddine est responsable du secteur public pour McKinsey France en 2015. Et le Chicxulub, ça lui parle. A force d’enregistrer et de comparer des données, pardon, de benchmarker , notre homme a une culture encyclopédique, qu’il traduit le plus souvent en graphiques, statistiques et pourcentages, qu’il distribue à la volée, comme Rafael Nadal sur le court de Roland Garros.   En octobre 2015, Karim Tadjeddine monte au filet : une première "réunion de travail" rassemble, autour d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, des patrons, des membres du cabinet du ministre, mais aussi plusieurs salariés de McKinsey. Il s’agit ni plus ni moins de travailler à «  l’avenir  » d’Emmanuel Macron. Karim Tadjeddine trouve le nom de code de cette opération confidentielle, pour ne pas dire secrète : ce sera donc le Chicxulub, puisqu’il s’agit de faire advenir un "nouveau monde", en précipitant l’extinction de certains dinosaures politiques, dont François Hollande.   Prolongeant de premières révélations divulguées par Mediapart et Le Monde , une enquête décapante de Cash Investigation , diffusée hier soir sur France 2, est venue, preuves et témoignages à l’appui, apporter de nouvelles informations capitales sur les relations entre Emmanuel Macron et « la Firme », comme se surnomme en toute modestie la cabinet McKinsey.   "La faillite de la start-up nation", une enquête des humanités à relire... En mai 2023, j’avais publié une enquête en quatre volets sur "la faillite de la start-up nation". La dernière séquence de cette enquête, que j’invite à relire ( ICI ) portait sur le financement de la campagne électorale du candidat Emmanuel Macron en 2017, avec un long développement sur le rôle du cabinet McKinsey. En apportant de nouveaux éléments, Cash Investigation  confirme ce que j’écrivais alors. Primo, il y a bien eu une véritable "prestation", non déclarée et non facturée, du cabinet de conseil, ce qui est totalement illégal. Secundo, McKinsey France est une coquille vide, entièrement contrôlée par la maison mère, McKinsey and Company Inc, domiciliée aux États-Unis. Tous les bénéfices enregistrés en France sont transférés aux États-Unis, plus précisément dans l’État du Delaware, dont la mansuétude fiscale est bien connue.   Ce principe de vases communicants ne permet guère de cerner précisément le chiffre d’affaires réalisé en France par McKinsey. En mai 2023, j’avais tout de même pu mettre à jour un élément intéressant : « En 2016, avant l’élection d’Emmanuel Macron, le bilan de la SAS McKinsey & Company fait apparaître un actif net de 1,8 millions d’euros. En 2017, postérieurement à l’élection de Macron, ce même actif net passe à 8,6 millions d’euros, avant de bondir en 2018 à… 22 millions d’euros ! »   Je poursuivais : « inutile de chercher plus loin le coût de la prestation de service de McKinsey à la campagne d’Emmanuel Macron. Cela s’apparente à un véritable pacte de corruption. » Les prestations "gratuites" de McKinsey pendant la campagne électorale ont été largement récompensées par la suite. Joli « retour sur investissement ». Et encore, j’étais loin du compte. Cash Investigation a pu actualiser les chiffres que je donnais en 2023. Sur le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le cabinet américain a reçu la bagatelle de… 72,8 millions d’euros de différents services de l’État français.   Et tout ça pourquoi ? Non sans mal, alors qu’il s’agit normalement de documents publics, l’équipe de Cash Investigation  a pu mettre la main sur certains des rapports produits par McKinsey, appelés dans le jargon des cabinets de conseil, des « livrables ». Exemple : un rapport sur l’évaluation des services administratifs qui recommande, en anglais, de suivre le modèle… malaisien. Bref, des « rapports qui font pschitt ». En d’autres termes, du bullshit  (cher payé, le bullshit ).   Le débat qui a suivi la diffusion de l’enquête de Cash Investigation  a porté, au-delà de McKinsey, sur l’importance donnée par l’État aux cabinets de conseil, après avoir déshabillé la fonction publique de certains de ses moyens, compétences et prérogatives. Comme il a été dit hier, cela relève d’une « idéologie » qui a commencé son travail de sape bien avant l’élection d’Emmanuel Macron, mais où le principe même de "start-up nation" est en parfaite symbiose. Au point d’ignorer certaines règles élémentaires, dont celle qui interdit à des entreprises, a fortiori étrangères, de financer un parti politique ou une campagne électorale. En 2016, Karim Tadjeddine est parfaitement conscient de cette "ligne rouge", comme en témoigne un mail, dévoilé par Cash Investigation , qu’il adresse alors personnellement à "EM". A force de vouloir « libérer les énergies » , le futur Président de la République passe outre, en toute connaissance de cause. Raison pour laquelle j’écrivais, en mai 2023, qu’Emmanuel Macron devrait être « destitué ». J’avais sans doute un peu d’avance sur le calendrier judiciaire. En octobre 2022, le Parquet national financier a ouvert une information judiciaire pour "tenue non-conforme de comptes de campagne" et "minoration d’éléments comptables" concernant les campagnes présidentielles d’Emmanuel Macron de 2017 et 2022. Une autre information judiciaire a été ouverte pour "favoritisme" et "recel de favoritisme" pour déterminer si McKinsey a obtenu, en échange de ces prestations, des contrats publics, une fois Emmanuel Macron au pouvoir. Des perquisitions ont eu lieu en mars 2023. Depuis, l’enquête suit son cours, comme il est coutume de dire. L’actuel locataire de l’Élysée sera-t-il poursuivi avant la fin de son second mandat ? Rien n’est moins sûr. Dommage : on aurait bien aimé voir la "start-up nation" et son chef de troupe rejoindre le cimetière des dinosaures…   Jean-Marc Adolphe   Pour voir en replay  Cash Investigation du 17/09/2024 : https://www.france.tv/france-2/cash-investigation/6472865-mckinsey-une-firme-au-coeur-du-pouvoir.html L'investigation fait aussi partie de l'ADN des humanités , journal-lucioles. Pour cela aussi, votre soutien est indispensable. Dons et abonnements ICI

Fascisme européen : l'album de famille du "nid de serpents"

Fascisme européen : l'album de famille du "nid de serpents"

Olivier Bonhomme, illustration pour "Le Monde" (31 mai 2024) ÉDITORIAL En même temps qu'il visait en France le poste de Premier ministre, Jordan Bardella louvoyait pour être désigné au Parlement européen président du groupe "Patriotes pour l'Europe", un alliage de forces complotistes, antivax et climato-sceptiques, xénophobes, homophobes, pro-Poutine et pro-Trump, en un mot : fascistes. Pourquoi un tel "double agenda" ? Longtemps l'extrême droite a été "anti-européenne". Ce n'est plus le cas. Comme jadis les nationalistes de tout poil adhéraient à la "race aryenne", les néo-fascistes d'aujourd'hui défendent une "civilisation européenne", dont le vitalisme "patriotique et traditionaliste" pourrait se substituer au progressisme et à l'universalisme des valeurs républicaines . C'est ce paradoxe qu'il faut penser et déminer pour lutter efficacement contre les plans de conquête de Bardella et consorts. Jordan Bardella a donc pris la présidence du groupe "Patriotes pour l'Europe" au Parlement européen, comme je l'écrivais hier sur Facebook . Voilà ce que disait hier sur France info le sociologue et politologue Erwann Lecoeur, spécialiste de l'extrême droite et enseignant chercheur à l'Université Grenoble Alpes : « Les Français font peu de cas de ce qu'il se passe au niveau européen. C'est un drame et une erreur. Le fait que Jordan Bardella prenne la direction du groupe est assez étonnant puisqu'on se dit qu'il avait un double agenda : soit Premier ministre en France, soit président du groupe à Bruxelles. (...) D'une certaine façon, le RN et Jordan Bardella font un pas vers une sorte de clarification. Ils rentrent dans un certain groupe qui est très nettement plutôt anti-UE, plutôt pro-Poutine et d'une certaine façon, ça va aussi peut-être peser sur l'avenir du RN en France si jamais les médias français en parlent. » Or, les médias français, audiovisuels en tout cas, tout occupés à savoir qui sera premier ou première ministre, en parlent très peu, voire peu du tout. Pourtant, comme l'écrivait hier Le Monde , « M. Bardella, qui, lundi, a reconnu des "erreurs" dans l’investiture de certains candidats polémiques pour les législatives en France, est manifestement moins prudent à Bruxelles ». Un petit portrait des six vice-présidents de ce groupe (dont les trois piliers sont : contre le soutien militaire à l’Ukraine, contre "l’immigration illégale" et pour "la famille traditionnelle"), ça ne devrait quand même pas être trop difficile à réaliser, non ? Pour les médias en mal d'inspiration, voici un petit vade-mecum concocté par les humanités , journal-lucioles qui est bien incapable "d'éclairer le jugement des citoyens" (selon le verdict de la commission paritaire des publications de presse, qui censure ainsi les aides publiques auxquelles nous pourrions prétendre). Avec, par ordre d'apparition : Roberto Vannacci , grand nostalgique de Mussolini, élu au Parlement européen sous les couleurs fascistes de la Lega de Matteo Salvini, auteur d’un pamphlet raciste et homophobe ( Il mondo al contrario , "Le monde à l’envers") où l’on peut lire par exemple : « Chers homosexuels, vous n’êtes pas normaux. Il faut s’en remettre ! La normalité, c’est l’hétérosexualité. Mais si tout vous semble normal, c’est à cause des intrigues du lobby gay international qui a banni des termes qui, il y a quelques années encore, figuraient dans nos dictionnaires : pédéraste, folle, inverti, tapette, emmanché, fiotte, tafiole, lopette, tarlouze, sodomite — qui sont aujourd’hui susceptibles de vous faire passer devant un tribunal ». La tchèque Klara Dostalova (du parti Ano), soupçonnée dans son pays de fraudes aux subventions et qui pourfend « l’idéologie verte » qui se serait emparée de toute l’Europe... Le néerlandais Sébastien Stöteler (PVV), qui compare sur son site internet l'Islam (même pas l'islamisme) à une idéologie totalitaire qui appartient à la même liste que le "fascisme, le nazisme et le communisme". Et "l'immigration de masse" est selon lui la cause principale de la crise climatique ! Le portugais António Tânger Corrêa , du parti Chega, antisémite et adepte des théories du complot, est convaincu le groupe Bilderberg , qui regroupe des personnalités de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias, met en oeuvre un "plan secret" pour décimer les personnes âgées (ce pour quoi le Covid aurait été conçu), et pour appliquer le " Plan Kalergi ", véritable complot pour mélanger les Européens blancs avec d'autres ethnies via l'immigration... L'espagnol Herman Tertsch ,du parti d'extrême droite Vox, ex-animateur de télévision, fils d'un diplomate nazi dans l'Espagne franquiste. Son idole à lui, c'est la dictateur chilien Augusto Pinochet. En 2020, il fut l'initiateur de la Charte de Madrid qui visait à rassembler la droite radicale d'Espagne et d’Amérique latine contre le "narco-communisme, la gauche et le crime organisé", et qui a tenté d'interférer dans les élections au Chili et en Colombie. L'autrichien Harald Vilimsky , du FPÖ, est inculpé dans de multiples scandales financiers. Co-signataire d'un "traité d'amitié" avec Vladimir Poutine après l'annexion de la Crimée en 2014, il est aussi fervent admirateur de Donald Trump. Son parti, le FPÖ, prône la "remigration", un terme banalisé qui désigne l'expulsion de millions de personnes hors d'Europe. Les personnes qui, du point de vue de l'extrême droite, ne correspondent pas à l'image d'un "Européen" devraient être expulsées - indépendamment de leur nationalité ou de leur droit de séjour. La "binationalité", à côté, c'est un amuse-gueule. Dommage que Jordan Bardella ne publie pas, sur son compte TikTok, les visages et pédigrées de ses camarades européens. Les jeunes (et pas que) qui le trouvent tellement "cool" y regarderaient peut-être à deux fois. Au Parlement européen, cette alliance des néo-fascistes, sous l'oeil gourmand du hongrois Viktor Orban, n'est pas que de circonstance. Longtemps "anti-européenne", l'extrême droite a en effet changé son fusil d'épaule. Ravalant les dissensions propres à tel ou tel "nationalisme", elle trouve désormais un terrain commun dans la promotion d'une "Europe civilisationnelle", que promeut par exemple l'essayiste bele David Engels, récemment interviewé par le site d'extrême droite Omerta , qui défend une identité "historique, patriotique, traditionaliste" (vidéo ci-dessous). Au Rassemblement national, l'un des principaux tenants de cette "Europe identitaire" s'appelle Pierre-Romain Thionnet , proche "lieutenant" de Jordan Bardella. Cet idéologue planqué , issu du syndicat fasciste "Cocarde étudiante", vient d'être élu au Parlement européen. En avril 2023, à Bruxelles, lors d'un "sommet des jeunes leaders européens", tout en se permettant de citer Homère, Paul Valéry et Gramsci, il déclarait notamment : «  L’Europe ne peut plus s’agrandir dans l’espace. Mais elle peut être conquise. (...) Conquise parce que tant de jeunes Français, tant de jeunes Européens ont peur de la vie. Ils ont peur de la donner, peur de la transmettre, peur de l’exalter. Peur de la vivre. La plus grande peur des générations qui nous ont précédé a toujours été la peur de la mort ou du Jugement dernier. La peur de notre génération est la peur de la vie. C’est un renversement inouï des mentalités, encouragé par des esprits détraqués qui nous expliquent qu’avoir des enfants est un crime écologique. La première étape du redressement de notre continent, c’est donc de retrouver le goût de la vie, de la vitalité. Débarrassons-nous de tout ce qui nous en empêche : le pessimisme, le « c’était mieux avant », l’ensauvagement, l’individualisme narcissique, la technologie qui anémie plus qu’elle n’incite à créer. À l’inverse, embrassons tout ce qui redonne sa place à la vie : la sécurité physique et matérielle, le sens, le sacré, le sentiment d’appartenance, les liens de confiance, l’espérance, et bien sûr le premier cercle de solidarité, la famille. Pour que notre civilisation existe, il faut que nos nations respectives aient le désir de vivre. Pour qu’elles vivent, il nous faut être pleinement vivants. C’est une longue quête qui nous attend, et dont l’accès au pouvoir est la condition nécessaire mais pas suffisante. Pas suffisante car nous aurons alors l’immense tâche de poser les fondements d’un renouveau, et d’en débuter les travaux prométhéens. Pour y parvenir, ce qui nous rassemble ici, c’est d’accepter des sacrifices que beaucoup ignorent. C’est le sacrifice d’une bonne partie sinon de tout notre temps disponible. Le sacrifice de l’insouciance qu’on attribue normalement à la jeunesse. Le sacrifice d’une existence purement alimentaire, quand bien même celle-ci peut être difficile. Si nous combattons, c’est parce que nous avons un but. La jeunesse européenne que nous incarnons doit puiser à la source commune de notre civilisation, et cette source, c’est la Grèce, et c’est évidemment Homère. (...) Homère nous le fait comprendre dans toute son œuvre, et notamment au milieu des tempêtes en mer, si nombreuses : nul retour à terre n’est possible sans idée fixe, sans fidélité au but.  Si Ulysse parvient à rentrer sur son île d’Ithaque et à y restaurer l’ordre, c’est parce qu’il n’a jamais dévié de son objectif initial, sinon la mer et les dieux l’auraient englouti. Alors la jeunesse de l’Europe de demain doit être fidèle à son idéal, et non pas l’ensevelir au contact de ceux qui, d’idéal, n’en ont pas et n’en ont jamais eu. Il ne s’agit pas de rêver d’un monde impossible ou de restaurer ce qui n’a jamais existé ; il s’agit de construire et de bâtir ce qui n’aurait jamais dû disparaître. Si ce n’est pas nous qui réussissons cette tâche immense, alors nos ennemis abattront leurs cartes. Pour conclure, avec Gramsci, je dirais à notre jeunesse : " Formez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence, mettez-vous en mouvement parce que nous aurons besoin de tout votre enthousiasme, organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ". » On ne peut combattre l'extrême droite ennemie si on ne prend le temps de lire de tels discours et de prendre la mesure du vitalisme qu'il porte. Et tâcher de comprendre pourquoi le camp de la "restauration", nationale ou européenne, en tout cas identitaire , pourrait aujourd'hui incarner ce vitalisme , de façon apparemment plus performante que la notion de progressisme , qui a fondé jusqu'ici les valeurs républicaines , tout particulièrement de gauche . Et accessoirement, considérer, contre toute attente, que pour le Rassemblement national, le Parlement européen sera un cheval de Troie des prochaines échéances électorales en France. Mais qui est véritablement prêt, ici, à s'intéresser à ce que pourrait représenter un horizon européen ? Jean-Marc Adolphe

Aux Philippines, le festival des gens de la boue

Aux Philippines, le festival des gens de la boue

En 1944, à Bibiclat, au nord des Philippines, la pluie a mis un terme à l'exécution de villageois, par des soldats japonais. Depuis lors, pour commémorer ce qui fut interprété comme une intervention divine, la population, majoritairement catholique avec des résurgences d'animisme, célèbre "Taong Putik" autrement dit le "festival des gens de la boue". Reportage et portfolio. Aux Philippines, le héros national s'appelle José Rizal (de son nom complet José Protasio Rizal Mercado y Alonzo Realonda). Il était poète, romancier, artiste et linguiste, mais aussi médecin, chirurgien ophtalmologue. Pour s'être opposé à la colonisation espagnole et avoir lutté pour l'émancipation du peuple philippin, il a été fusillé à Manille le 30 décembre 1896. Il avait 35 ans. Il a fallu attendre 1946 pour que les Philippines puissent acquérir l'indépendance. Entre temps, l'île a d'abord été vendue (pour 20 millions de dollars) par l'Espagne aux États-Unis, qui réprimèrent dans le sang les velléités indépendantistes (entre 200 000 et 1 million de civils furent tués). De la colonisation espagnole, il reste aux Philippines une forte prégnance de la religion catholique qui représente selon la plupart des estimations un peu plus de 80 % de la population. Subsistent toutefois des traditions chamaniques, qui se sont parfois métissées au culte catholique. Le chamanisme, connu sous divers noms locaux tels que maganito  et anitera , est pratiqué par des babaylan  (aussi appelés entre autres balian  ou katalonan ), spécialisés dans la communication, l'apaisement ou l'exploitation des esprits des morts et des esprits de la nature. Ce rôle spirituel est dévolu presque toujours à des femmes ou quelques hommes, féminisés ( asog  ou bayok ). Le "Taong Putik", ou "festival des gens de la boue", est l'un des exemples de ce syncrétisme entre culte catholique et croyances animistes. Nadia Mével Reportage Aaron Favila pour Associated Press BIBICLAT, Philippines (AP) - Le jour n'est pas encore levé à Bibiclat, un village du nord des Philippines entouré de rizières. Les catholiques dévots s'aventurent dans les champs en utilisant uniquement la lumière de leur téléphone portable pour se frayer un chemin dans l'obscurité. Ils s'enduisent le corps de boue, puis y trempent des feuilles de bananier séchées. Après s'être vêtus de ces feuilles, ils marchent jusqu'à l'église Saint-Jean-Baptiste. Des familles entières ainsi que des fidèles solitaires longent la route menant à l'église. La foule grossit à l'extérieur de la cour de l'église, allumant des bougies et attendant que le prêtre dirige la messe. Cette pratique, communément appelée "Taong Putik" ou "festival des gens de la boue", est transmise de génération en génération au sein de la communauté comme un moyen de montrer sa dévotion à son saint patron, Saint Jean-Baptiste. Selon Regil A. dela Cruz, responsable de l'église, la tradition a commencé en 1836 lorsque des fermiers philippins pauvres se sont rendus à l'église pour rendre grâce le jour de la fête du saint. Il explique qu'ils se sont enduits de boue en signe de foi et d'humilité : "Ils se couvraient de feuilles de bananier séchées ou de lianes pour ne pas être reconnus, car il y avait beaucoup de discrimination à l'encontre des pauvres à cette époque" . Seuls les hommes pratiquaient cette tradition jusqu'en 1944, date à laquelle un "miracle" s'est produit. Cette année-là, des soldats japonais ont été tués par des guérilleros philippins dans le village. En réaction, les troupes japonaises ont rassemblé les villageois pour les exécuter. Le village a prié Dieu et saint Jean-Baptiste pendant que les hommes s'alignaient pour être tués. "La pluie s'est mise à tomber et les exécutions ont été annulées parce que les soldats japonais pensaient qu'il s'agissait d'un signe de désapprobation de la part de leurs dieux" , indique Regil A. dela Cruz. Aujourd'hui, Un marqueur à l'intérieur de l'enceinte de l'église indique : "Pour les Japonais qui vénèrent le soleil, la pluie est un signe de la désapprobation de leurs dieux concernant le meurtre des hommes de Bibiclat" . Les villageois ont cru que la pluie était une réponse à leurs prières adressées à saint Jean-Baptiste. Des familles entières ont alors adhéré à la tradition consistant à s'enduire de boue et à porter des feuilles de bananier le jour de sa fête, qui est célébrée le 24 juin. PORTFOLIO

Vaincre "l’œuf du serpent" ? Chronique post-électorale

Vaincre "l’œuf du serpent" ? Chronique post-électorale

Place de la République, à Paris, dans la soirée du 7 juillet, après l'annonce du résultat du second tour des élections législatives. Photo Louise Delmotte / AP ÉDITORIAL C'était inattendu, voire inespéré. Au second tour d'élections "législ-hâtives" convoquées après la dissolution de l'Assemblée nationale, la gauche rassemblée (plutôt que réunie) a remporté le plus fort contingent de sièges, et le Rassemblement national n'a pas conquis la majorité absolue. A gauche, la liesse a logiquement succédé au soulagement. Il serait toutefois fort imprudent de s'endormir durablement sur les lauriers d'une "victoire" toute relative. Au-delà des slogans et des "programmes" : comment "ouvrir à neuf l'indétermination d'un avenir" , comme le disait le philosophe Bernard Stiegler, pour faire époque en se rappelant que "la vie humaine est une existence" non réductible au pouvoir d'achat , et sans perdre de vue que les multiples "fractures territoriales" et autres ressentiments identitaires instrumentalisés par l'extrême droite n'ont pas fini de secréter leur venin. Me voilà gagné par une forme de "ni-ni". Ni défaitisme, ni liesse. Le soulagement, bien sûr. Mais ce n’est pas un "ouf !" de ouf (comme peut titrer Libération en Une ). J’aimerais, sans doute, être soulevé, porté sans entrave par l’enthousiasme de la "victoire" d’hier soir. Mais à soi-même, on ne peut se mentir. Cette "victoire", si elle éloigne pour l’heure le pire qui se profilait, n’est pas encore garante du meilleur qu’on puisse imaginer. Un minimum de lucidité impose de ne pas ignorer la sourdine des inquiétudes.   Pour l’heure, je ne peux pas "éditoraliser" comme prévu. Il y a trop de fatigue accumulée (que la "victoire" d’hier soir ne dissipe pas d’un coup de baguette magique) ; fatigue à laquelle s’ajoute l’incertitude du sort des humanités  (il ne reste plus qu’une dizaine de jours pour savoir si cela peut vraiment continuer…)   Au demeurant, ce que je pourrais avoir à dire n’est pas si important que ça. Je n’ai pas encore « atteint mes insécurités définitives »  (Roberto Juarroz), mais je n’ai pas besoin d’exister à tout prix, avec des mots pour rien. « Le matériau dont les mots sont faits / et le mortier qui les unit / m’ont peu à peu enseigné / un rythme secret et solitaire » (Roberto Juarroz, encore). Un « rythme secret et solitaire » qui saurait cependant se conjuguer à des constructions collectives.   Les mots qui pourront venir (demain, ou sans doute plus tard ?) demandent un temps de décantation.   Récolte de betteraves sucrières dans l’Aisne. Photo DR En attendant, quelques modestes notes.   Souvent (dans les publications que je peux commettre sur Facebook), je parle de mon "Amazonie picarde" (concrètement, le département de l’Aisne). Ce n’est pas pour se moquer, ou alors pour se moquer un peu de ceux qui se moquent. Sur les humanités , j’ai constaté que lorsqu’on parle de la vraie Amazonie, ou d’autres lointains, ou encore de peuples autochtones qui sont, en maint endroit, les "gardiens" de notre commune planète (voir ICI ), ça intéresse peu. On a beau savoir, au fond, que c’est important, on n’a pas le temps de s’y attarder. Et puis, c’est si loin. L’Aisne, c’est pareil, sauf que c’est plus près. On sait bien que c’est important, et que sans cette part de ruralité (constitutive d’un département comme celui-ci), on n’aurait, par exemple, plus grand chose à manger (sauf à se gaver de produits industriels importés, entre autres, d’une Amazonie déforestée). Or, la « fracture territoriale » est l’une des raisons majeures du vote Rassemblement national. Qu’en disent le rat des villes et le rat des champs ? (Jean de la Fontaine est né par ici…) Mais il faudrait encore ajouter qu’un territoire, ce n’est pas seulement un territoire physique, géographique ; et aussi parler de territoires mentaux, intimes, où opèrent d’autres fractures. Tellement de dignités fissurées, qui se vengent en focalisant la faute sur des boucs (émissaires)… Comment réparer ces multiples territoires des dignités blessées ? On se rassure comme on peut. Dans l’Aisne, à moins de 500 voix près, l’extrême droite a raté le grand chelem des cinq circonscriptions. Autour de Saint-Quentin, dans la seconde circonscription, le député sortant, LR, a été réélu ric-rac. Il s’appelle Julien Dive. Ce n’est pas un écolo : en 2020, il était favorable à la réintroduction des insecticides néonicotinoïdes dans la culture des betteraves sucrières (et la betterave, dans les mornes plaines de l’Aisne, ce n’est pas rien !). Mais l’an passé, il a fait partie des 19 députés LR qui ont voté contre la réforme des retraites. Et surtout, il ne fait pas partie des félons ciottistes. Saura-t-il se souvenir qu’il a, de justesse, conservé son siège grâce aux voix de la gauche ? Jordan Bardella, après l'annonce du résultat des élections législatives. Photo Louise Delmotte / AP Parmi d’autres motifs de satisfaction, il y a l’échec, dans le Cher, de Pierre Gentillet (lire ICI ). Relais de la propagande russe en France, obsédé par une immigration qui menacerait « l’identité française » (au point de mener le combat contre un modeste projet de Centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Bélâbre, dans l’Indre), ce jeune et médiatique idéologue du Rassemblement national est un néo-fasciste décomplexé, l’un des plus explicites, au RN, à rejeter notre "État de droit". Hier, il a été heureusement barré de l’Assemblée nationale : c’est un candidat Horizons, Loïc Kervran, qui a remporté la circonscription, avec plus de 52 % des voix, là aussi grâce aux électeurs de gauche. Pierre Gentillet continuera toutefois de sévir sur des sites d’extrême droite, dans les sphères bolloréennes du Journal du dimanche  et de CNews (sauf si l’Arcom venait à retirer à CNews son autorisation de diffusion, ce qui serait franchement une mesure de salubrité publique). Mais pour un Gentillet écarté de l’Assemblée, d’autres profils aussi inquiétants y font leur entrée. Dans l’article consacré aux "19 lâches de la République" ( ICI ), on avait notamment pointé l’attitude de la candidate macroniste Émilie Chandler, dans la première circonscription du Val d’Oise. Son maintien au second tour offre la victoire (avec 500 voix d’avance sur le candidat de gauche) à la candidate du Rassemblement national. Et Émilie Chandler ne regrette même pas. « Si je m’étais désistée, le RN l’emportait avec une plus large proportion » , a-t-elle déclaré. Ben voyons.   La candidate RN à qui elle ouvre ainsi les portes de l’Assemblée, ce n’est pas du menu fretin. Parachutée dans cette circonscription du Val d’Oise, Anne Sicard était la cheffe de cabinet de Marion Maréchal-Le Pen lors des dernières élections européennes. Celle qui se présente comme « enseignante, responsable associative, mère de famille nombreuse » est surtout responsable du fonds de dotation de l’Institut Iliade, qui promeut la pensée de l’idéologue d’extrême droite, ancien de l’OAS, antisémiste et raciste, Dominique Venner (mort en 2013), lequel Institut Iliade forme des générations de jeunes suprémacistes blancs, des héritiers de Génération identitaire (dissous pour son racisme et la violence de ses militants en 2021) aux intégristes d’Academia Christiana… Dans la plupart des cas, le maintien au second tour de candidats de la majorité présidentielle n’a heureusement pas produit un tel résultat. Par exemple, dans les Yvelines, Nadia Hai a ainsi échoué à "punir" l’ancien ministre Olivier Rousseau, passé à gauche, et dans les Pyrénées atlantiques, le régionaliste basque Peio Dufau, rallié au Nouveau Front Populaire, a été élu avec plus de 36% des voix. Plus généralement, quand on observe les résultats de second tour de ces 19 circonscriptions où se jouaient des triangulaires critiques, on s’aperçoit que dans beaucoup de cas, les candidats de la majorité présidentielle qui s’étaient maintenus font moins bien que leur score du premier tour : c’est dire que certains de leurs électeurs ont su désapprouver la stratégie foireuse du non-désistement pour faire barrage à l’extrême droite.   Mais cela ne vaut pas partout. Dans les Alpes-Maritimes, le maintien de Graig Monetti (Horizons) a permis la réélection d’Eric Ciotti, avec 41,04 % des voix ; et dans la 14ème circonscription des Bouches-du-Rhône (Pays d'Aix), le maintien d’Anne-Laurence Petel (qui a refusé de se désister pour un candidat socialiste, même pas LFI) a permis l’élection d’un autre félon ciottiste, Gérault Verny, sympathisant Reconquête et industriel… lyonnais.   Même s’ils sont loin d’atteindre la majorité absolue, les députés du Rassemblement national et affidés seront tout de même 143 dans la nouvelle assemblée. Avec, désormais, 2027 en vue. Et une implantation locale, et idéologique, qui ne va pas décroître dans les prochains mois. Alors, chers amis de gauche, la "victoire" d’hier méritait sans doute d’être fêtée, à condition de ne pas déléguer l’espoir au seul résultat d'hier, certes inespéré, et de se donner collectivement les moyens de travailler pour que la "gueule de bois" redoutée ne survienne pas encore plus gravement, plus tard. David Carradine et Heinz Bennent dans "L’Œuf du serpent", film de Ingmar Bergman (1977) Si la situation contemporaine n’est pas strictement équivalente à celle des années 1920-1930, je pense quand même, en ce 8 juillet 2024, à un film d’Ingmar Bergman, L’Œuf du serpent , tourné en 1976-1977, sans doute le meilleur film existant sur les ressorts et mécanismes (non horlogers) de montée du fascisme.   « Un poison s’est insinué de toutes parts » , dit le principal protagoniste du film, Abel Rosenberg (joué par l’immense David Carradine).  Dans une société trouble (et troublée), où « suintent » (selon les mots du narrateur) la dépression et la folie, la misère et le crime ; l’humain, spectateur de son propre malheur et du malheur d’autrui, des personnages qui contrôlent les cerveaux d'autres par l'angoisse, cherche à se libérer, même au prix du plus grand sacrifice, celui de son humanité. Le titre, L’Œuf du serpent , est tiré d’une tirade de Brutus (qui s'apprête à tuer son père adoptif, parce qu'il devine en lui le dictateur en devenir) dans le Jules César  de William Shakespeare : « Et, en conséquence, regardons-le comme l'embryon d'un serpent qui, à peine éclos, deviendrait malfaisant par nature, et tuons-le dans l'œuf »  ("And therefore think him as a serpent's egg / Which hatch'd, would, as his kind grow mischievous; / And kill him in the shell”) . "Une pensée n’a de sens que si elle a la force d’ouvrir à neuf l’indétermination d’un avenir. Mais il ne peut s’agir de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d’existence." (Bernard Stiegler) L’Œuf du serpent… Voilà peut-être un bon titre pour un éditorial à venir. A ceci près que l’œuf n’a déjà que trop éclos, et que pour pouvoir contrarier le venin de son venin, il va falloir déployer une sacrée pharmacopée, ce pharmakon dont parlait le philosophe Bernard Stiegler. Dans Mécréance et discrédit (1), il écrivait longuement sur « la décadence des démocraties industrielles » , et disait notamment : « Il faut que la société opère une seconde suspension pour que se constitue une époque à proprement parler , ce qui signifie : pour que s’élabore une pensée nouvelle  se traduisant dans de nouveaux modes de vie , et, autrement dit, que s’affirme une volonté nouvelle d’avenir, établissant un nouvel ordre -une civilisation, une civilité réinventée. (…) Une pensée n’a de sens que si elle a la force d’ ouvrir à neuf l’indétermination d’un avenir. Mais il ne peut s’agir de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d’existence  : la vie humaine est une existence. Or, notre situation présente est caractérisée par le fait que cela ne se produit pas, et qu’à la création nécessaire de ces nouveaux modes d’existence s’est substitué un processus adaptatif  de survie  d’où disparaissent les possibilités mêmes d’exister, rabattues sur de simples modalités de la subsistance. » Comment s’extirper de ce que Bernard Stiegler nommait « misère symbolique »  ? Comment contrarier la stase  qui se propage aujourd’hui, et inventer le processus qui fera époque , sans céder à l’injonction de l’ innovation permanente  ? Ces questions, pourtant essentielles, sont certes moins "sloganesques" que la promesse d’un SMIC à 1.600 euros (dont seront de facto exclus des pans aujourd’hui non salariés de la population). Mais ne pas s’y confronter, c’est s’attendre à ce que le danger d’un fascisme destructeur de « civilité » continue de progresser, jusqu’à atteindre la majorité qui, cette fois-ci, lui a manqué. Cette extrême droite qui voudrait mettre fin à l’État de droit ; Emmanuel Macron, qui prétendait lui faire rempart, en a été le meilleur allié, pas seulement à cause de l’arrogance et du mépris (de classe) dont il a mainte fois fait preuve. C’est surtout que son idéologie ( ni de droite ni de gauche , disait-il) d’une « start-up nation » pensée sur un monde managérial fait d’autant moins époque, au sens d’un devenir partagé, qu’elle laisse en déshérence un nombre croissant de laissés-sur-compte . Et c’est question de considération bien plus que de pouvoir d’achat . Et à gauche, même rassemblée au forceps ? La question sociale  est certes de premier ordre, mais elle n’est pas réductible aux mesures d’un programme qui tenterait de symboliquement réanimer la flamme d’un "front populaire" d’il y a bientôt quatre-vingts ans. Cela non plus ne fait pas époque , en tout cas pas suffisamment pour vaincre, au-delà du "sursaut républicain" d’un second tour d’élections législatives, le nid de serpents d’une crise identitaire  qui affecte l’Europe entière. Embellir la vie, cela tient parfois à peu. Récentes installations artistiques (anonymes) dans une commune de moins de 250 habitants, au sud de l'Aisne. Photos DR Se dire qu’il n’y a pas de solution, mais qu’il y a des réponses, et qu’il faut y travailler collectivement. Dans la commune d’Amazonie picarde où je vis (moins de 200 habitants), où il n’y a plus rien qui tienne (ni café, ni commerces, ni services publics), la maire (non encartée politiquement) et son conseil municipal se démènent pour réactiver des moments de rencontre, y compris culturels (récemment, un concert -gratuit- du festival Musique en Omois), et ont fait réaliser (bénévolement) quelques modestes installations artistiques, après avoir commencé à donner des couleurs à certaines bordures de trottoirs. Au ras des pâquerettes, donc : j’entends d’ici les ricanements au festival d’Avignon où la question qui compte, c’est de savoir si Hécube ou pas Hécube, puisque pour Tiago Rodrigues, qui met en scène, dans la prestigieuse carrière Boulbon, la tragédie d’Euripide dont il s’est inspiré est « une puissante matière première qui permet de traiter la question de la représentation au théâtre, de sa dimension publique. »  On a le droit d’ironiser un peu, non ? Mais aussi, plus sérieusement, de constater avec Michel Guerrin (dans Le Monde  du 6 juillet dernier) que « la culture a déserté la France des bourgs et du périurbain comme la gauche a déserté ces mêmes territoires. Elle a déserté le peuple comme la gauche l’a déserté. (…) La fracture culturelle n’est qu’un ressort parmi d’autres du vote pour le RN. Des actions ont été menées partout hors les grandes villes. (…) Mais on n’imagine pas les budgets en faveur de la culture de proximité qui ont été sabrés pendant des années, notamment pour les maisons des jeunes et de la culture (MJC), lieux de vie et de pratique culturelle. Et puis, plutôt que d’aller sur le terrain du peuple, la France culturelle a cherché à attirer ce dernier sur son propre terrain, dans ses théâtres ou musées, avec ses règles, explique le sociologue Emmanuel Négrier… »   Il faut bien l’avouer, pour l’heure, dans ce recoin Amazonie picarde -où il n’y sans doute jamais eu l’ombre d’une MJC à des kilomètres à la ronde (2)-, les initiatives communales que j’évoque n’ont pas encore électoralement changé la donne : au premier tour des élections législatives, l’extrême droite (RN et Reconquête) a culminé à 60% des voix. Mais le « front poétique » qu’évoque Patrick Chamoiseau ( ICI ) demande le temps nécessaire pour infuser. Du temps, et du travail.   C’est le chantier auquel les humanités  aimeraient pouvoir se consacrer à l’avenir, si avenir il y a pour un journal-lucioles qui cherche modestement à faire exister une voix buissonnière (3). Sans grande illusion pour tout de suite, car dans les jours qui viennent, le "temps d’antenne" sera sans doute largement occupé par le choix d’un Premier ou d’une Première Ministre -sous réserve que les chamailleries de prééminence et autres désaccords au sein du Nouveau Front Populaire, qui ont déjà commencé à s’exprimer, ne viennent alimenter en bisbilles les médias qui en raffolent ; sous réserve aussi que le narcissique et imprévisible Président de la République ne se mette en tête de phagocyter une nouvelle "grenade dégoupillée". Et puis viennent les Jeux olympiques, les vacances (pour certains), qui vont grandement occuper l’été.   Il ne faudrait pourtant pas s’endormir trop longtemps sur les lauriers d’une "victoire" toute relative car pendant ce temps, comme l’écrit le politiste Florent Gougou ce lundi 8 juillet dans une tribune publiée par Le Monde , « les nombreux échecs du RN au second tour ne doivent pas conduire à conclure que le RN a perdu les élections législatives. De fait, l’ensemble de la séquence électorale est très positif pour le parti de Marine Le Pen, avec une forte poussée en voix et un accroissement sans précédent de son nombre de députés. Pour la prochaine législature, le RN pourra s’appuyer sur des ressources financières inédites. Que ce soit pour la partie calculée sur la base des voix au premier tour des législatives ou pour la partie calculée sur la base des sièges obtenus, le RN bénéficiera d’un financement public jamais atteint. Il pourra également poursuivre la formation de son personnel politique avec de nouveaux collaborateurs parlementaires. Et au final, il n’est toujours pas exposé à l’exercice du pouvoir : s’il peut décevoir par ses victoires aléatoires dans des élections à deux tours où le pouvoir national est en jeu, il pourra incarner, aux yeux d’une large partie de l’électorat, une alternative de gouvernement attractive en ce qu’il n’a jamais échoué aux responsabilités. »   Et, de grâce, que l’on ne vienne pas accuser de défaitisme  la lucidité qui s’impose, et qui réclame des exigences renouvelées, autant civiques que poétiques et intellectuelles.   Jean-Marc Adolphe (1). Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit. La décadence des démocraties industrielles , éditions Galilée, collection Débats, 2004. (2) – Mais où, à une vingtaine de kilomètres de là (à Château-Thierry), un Centre de développement chorégraphique, l’Échangeur, parvient à faire vivre, outre deux festivals de danse -dont l’un destiné au jeune public-, un foisonnant panier d’actions artistiques et culturelles, sur tout le département et même au-delà). (3) – Pour rappel, n’étant pas éligibles à de possibles aides publiques, puisque nos publications ne permettent pas « d’éclairer le jugement des citoyens », selon le verdict de la commission paritaire des publications de presse, et n’ayant pas réussi à fidéliser plus de 200 abonnés ou souscripteurs, les humanités  restent pour l’heure condamnées au bénévolat et à l’indigence de moyens. Pour tenter de lever cette censure qui n’ose dire son nom, sera prochainement lancée une campagne de financement participatif.

Derrière les "brebis galeuses", les jeunes loups du fascisme national.

Derrière les "brebis galeuses", les jeunes loups du fascisme national.

"Se former pour gouverner"... A Paris, en novembre 2023, session du Campus Héméra, centre de formation pour les futurs cadres du Rassemblement national. Photo DR EDITORIAL Dans le salon du Rassemblement national, il y a une mère maquerelle (Marine Le Pen), et un jeune chambellan (Jordan Bardella). Et aux pâturages, des "brebis galeuses" ? Voire. Il y a surtout, pour conduire les brebis en mal de troupeau, de jeunes loups passés par un syndicat étudiant et un campus de formation qui préparent la relève fasciste d'un parti dont l'ADN identitaire n'a pas changé depuis... Clovis et les Mérovingiens ! Le tout sous les auspices communicationnels de Papy Bolloré, qui s'est donné comme mission de fin de vie le sauvetage civilisationnel d'une France menacée par toutes sortes de périls. En finir avec l'État de droit, qui serait l'emblème décadent de "l'idéologie libérale", voilà le combat commun de ces excités du bulbe, qui rêvent d'un pouvoir qu'ils n'auront jamais. La dernière boule puante est venue, sans surprise, de l’empire Bolloré. « La démocratie elle-même est ébranlée et pervertie par des prédateurs du genre de Vincent Bolloré » , écrivait ici-même , en juillet 2023, Michel Strulovici. Le Citizen Kane français-breton, doté d'une puissance financière colossale, amassée en grande partie grâce à une rente coloniale voire esclavagiste (voir notre article « Découper Bolloré en tranches » ), a mis tous les moyens médiatiques dont il dispose au service de l’extrême droite pour lui permettre de crever le "plafond de verre" qui la contenait jusqu’à présent. Un entregent communicationnel, mais aussi politique, lorsqu’il s’est agi de manigancer le ralliement d’Éric Ciotti au clan Le Pen. C’est qu’au soir de sa vie, ayant officiellement lâché les rênes de Vivendi, Vincent Bolloré s’est donné pour mission de mener un ultime combat, "civilisationnel", contre la foule des périls qui menaceraient la maison France. La politique, c'est toutefois plus compliqué que le business, et cette OPA sur la démocratie reste à mi-chemin. La "recomposition des droites", qu’il appelait de ses vœux, n’a pas produit le big bang qu’il espérait. En dehors de quelques seconds couteaux qui ont suivi Eric Ciotti dans son embardée nationaliste, la droite républicaine, certes affaiblie, a jusqu’à présent tenu le choc (1), et les derniers sondages créditent le parti LR de 57 à 67 sièges, contre 74 avant la dissolution. Ce n’est certes pas glorieux, mais ce n’est pas non plus la Bérézina partout claironnée avec pertes et fracas. L’actuelle majorité présidentielle sauverait ce qui reste de meubles (entre 118 et 148 sièges), devancée par le Nouveau Front Populaire (entre 145 et 176 sièges, plus 14 à 16 sièges "divers gauche"). Et surtout, le Rassemblement national et ses récents alliés n’obtiendraient qu’une majorité relative (175 à 205 sièges), loin des 289 sièges requis pour pouvoir régner sans partage sur l’Assemblée nationale. Certes, ce ne sont là que des sondages, que le second tour des élections législatives, ce dimanche, peut encore démentir. Mais telles qu’exprimées, ces intentions de vote ont de quoi rendre fébrile papy Bolloré. Quoi ? Tout ça pour ça ? D’où la boule puante balancée hier, juste avant la clôture de la campagne, par Je suis partout  (2), pardon, par le Journal du Dimanche . Cet ex-respectable hebdomadaire balançait, peu avant 22 h, une "information" exclusive de derrière les fagots, pour effrayer les chaumières avec lucarne-CNews : « INFO JDD. Législatives : le gouvernement s’apprête à suspendre la loi immigration », qui indiquait que le gouvernement envisagerait de suspendre   le titre VII, relatif aux recours possibles pour les étrangers et qui avaient été durcis par la loi adoptée dans la douleur fin 2023. Une telle "information", à cette heure-là, ne peut qu’avoir été validée, voire rédigée, par le directeur de la rédaction, Geoffroy Lejeune, transfuge de Valeurs actuelles  (même là, on le trouvait too much ), imposé par Bolloré à la tête du JDD en juin 2023 dans l’idée, déjà, de préparer les échéances électorales à venir. « La vérité doit être dite » , déclarait Geoffroy Lejeune dans une vidéo postée sur X, le 24 mai dernier (capture d'écran ci-dessus). Mais pour ce zozo fascistoïde, la vérité n’est pas une science exacte.  C’est une science alternative  qui permet par exemple, pour les besoins de la cause, de mette en Une une fake news . Fidèle serviteur du boss, on imagine toutefois aisément que ce pauvre Geoffroy Lejeune n’a pas pris seul la décision d’une telle diffusion, et que celle-ci fait partie d’une stratégie de communication, décidée dans la hâte de sondages moins favorables qu’il eut fallu. Il est tout aussi évident que les conseillers de Jordan Bardella ont été "mis dans la boucle" de ce lâcher de boule puante. D’ailleurs le putatif candidat au job de Premier ministre a relayé, quasiment dans la minute, "l’information" du JDD . C’est tellement pathétique que mieux vaut en rire. Notons bien que Geoffroy Lejeune, avec le petit pois qui lui tient lieu de cerveau, n’est pas le pire des fascistes ; il n’est qu’un vase (communicant) du salon de la fachosphère française qui a Marine Le Pen comme maîtresse de maison et Jordan Ken-Bardella comme jeune chambellan. Pour ne pas prendre des vessies pour des lanternes, mieux vaut ne pas attarder le regard sur le vase pour saisir dans sa globalité la composition dudit salon. Non, il n'y a pas de "brebis galeuses" au sein du Rassemblement national L’entre-deux tours des élections législatives a été marqué par moult révélation sur les « brebis galeuses » au sein du Rassemblement national, parmi les candidats déjà élus ou restant en lice pour le second tour. Nous y avons-nous-même contribué ( ICI ), à raison. Mais au fond, Marine Le Pen a raison : ces « brebis galeuses » ne sont que des « braves gens » qui ont quand même le droit d’être racistes, antisémites, prorusses, homophobes, etc. Dit autrement : il ne saurait y avoir de « brebis galeuses » au sein du Rassemblement national, parce que le Rassemblement national, c’est la gale même. Depuis qu’elle a mis à la porte papa-qu’il-va-bientôt-mourir-à 96 ans-ce-serait-temps-quand-même, Marine Le Pen a grandement réussi l’entreprise de "dé-diabolisation" d’un parti politique créé par d’ancien collaborateurs et Waffen SS. Il suffirait de changer un mot ("Rassemblement" au lieu de "Front") pour changer les ingrédients du menu ? Non. Le menu reste le même, les ingrédients aussi. Sauf qu’il y a des choses qui ne se font plus (officiellement). Poser fièrement chapeautée d’une casquette nazie, comme Ludivine Daoudi, candidate RN dans le Calvados, ça fait mauvais genre. La casquette nazie, tu peux la porter, et même tendre le bras en criant "Heil Hitler", mais par pitié, tu ne postes pas sur les réseaux sociaux ! Marine fifille Le Pen reste encore trop clivante pour espérer pouvoir l’emporter. En chaperonnant Jordan Ken-Bardella parfaitement tik-toké en possible copain de soirée sympa, l’opération relookage-séduction a failli réussir. En captant sur sa personne toute la lumière médiatique, le jeune impétrant, biberonné depuis ses 17 ans à l’idéologie nationaliste, a réussi à détourner l’attention de l’arrière-cuisine du RN, aidé en cela, il faut le dire, par des journalistes un brin paresseux qui se collent à la lumière comme papillons et se dispensent d’enquêter. En novembre 2002 à Besançon, des militants du syndicat Cocarde étudiante, par ailleurs membres du Rassemblement national, avaient dégradé une statue de Victor Hugo, jugée trop basanée. Photo Philippe Sauter   Car il n’y a pas que Bardella-qui-prend-toute-la-place-médiatique. Au fur et à mesure des succès électoraux, le RN a su attirer à lui et former de jeunes cadres qui ont permis de planquer dans les oubliettes les Stirbois-Holleindre-Gollnisch etc. d’avant, trop ouvertement fachos. L’un des viviers de recrutement du Rassemblement national a été le syndicat Cocarde étudiante, ramassis d’identitaires et autres néo-nazis violents. Au printemps 2018, ces nervis faisaient ainsi le coup de poing à la Sorbonne, avec menaces de mort et de viol, et le tabassage en règle d’un manifestant, contre les étudiants qui protestaient contre les critères de sélection à l’entrée des universités. En novembre 2022, des militants de cette même Cocarde étudiante, également membres du RN, se sont illustrés à Besançon en dégradant une statue de Victor Hugo, jugée trop basanée : ils avaient déposé sur le visage de l’écrivain de la peinture blanche… Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres, je fais l’économie de vidéos postées sur Twitter où des membres de cette Cocarde étudiante font joyeusement (on a le droit de se marrer, quand même !) le salut nazi. Pierre-Romain Thionnet, nouveau député européen, issu de la mouvance "identitaire" : l'un des jeunes idéologues du Rassemblement national (dans l'ombre). Photo, pour Street Press : xxxx Issu de ces rangs-là, il y a un certain Pierre-Romain Thionnet , qui vient d’être propulsé député européen. L’excellent site Street Press a détaillé le pédigrée de ce fasciste (même pas néo) patenté, qui ne dédaigne pas de « faire de la politique avec les poings » .  Ce franc camarade des groupuscules les plus extrêmes de l’extrême droite (comme le groupe Zouaves Paris, depuis dissous), comme de l’entourage d’Éric Zemmour, a été de 2019 à 2022 le très fidèle attaché parlementaire de Jordan Bardella, qui appréciait tout particulièrement ses fiches et autres synthèses, autant qu’il le suivait en soirées dans des bars néo-nazis où se retrouvait la jeunesse "identitaire".   Pierre-Romain Thionnet, qui se préserve des médias ( « c’est un mec de l’ombre » ), est l’un des jeunes idéologues qui nourrissent aujourd’hui le Rassemblement national en "éléments de pensée" et stratégies de communication. A ses côtés, il y a Pierre Gentillet qui, lui, cherche la lumière. Habitué des plateaux de CNews, ce jeune avocat est aujourd’hui candidat aux législatives dans le Cher, où il revendique une filiation depuis 300 ans, mais où on ne l’a jamais vu, sauf lorsqu’il s’est agi de menacer de mort le maire de Bélâbre (dans l’Indre voisine), où devait être implanté un centre d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada). Attention, je n’ai pas le droit d’écrire cela. A ce stade, rien ne prouve que Pierre Gentillet ait été l’instigateur direct de ces menaces. Mais pour avoir été doublement et sérieusement menacé de mort, au début de ma "carrière de journaliste" (3), je ne connais que trop les méthodes de ces gens-là. Hier ( ICI ), j’ai déjà épinglé Pierre Gentillet comme relais de la propagande pro-russe en France, via la fondation de l’oligarque Konstantin Malofeeev qui l’a vraisemblablement financé, avec le "Cercle Pouchkine", affilié au "Dialogue franco-russe" du télégraphiste du Kremlin Thierry Mariani. S’il tente, depuis quelque temps, de faire profil bas quant à son soutien au régime de Poutine, Pierre Gentillet n’a pas renoncé à défendre d’autres fondamentaux. Il faudrait beaucoup plus de place pour expliquer en quoi ce néo-fasciste est opposé à notre "État de droit", qu’il estime être le fer de lance de l’idéologie libérale, confondant allègrement, mais il n’est pas le seul, la pensée philosophique du libéralisme, avec ce qu’on qualifie aujourd’hui de "libéralisme économique" voire de "néo-libéralisme". Entretenant à dessin cette confusion, qui lui permet de surfer sur le ressenti de ce que peuvent être les dégâts du "libéralisme" économique, Pierre Gentillet en appelle volontiers à Carl Schmitt, qui fut l’un des suppôts du national-socialisme nazi. Pierre Gentillet, interviewé par le média d'extrême droite Livre noir , le 8 février 2024 (capture d'écran) Je n’ai pas le temps, ici, d’épiloguer sur la pensée de Carl Schmitt qui est beaucoup plus complexe que ce que certaines interprétations hâtives peuvent en retenir. Sans s’embarrasser de tant de complexité, Pierre Gentillet professe, dans une tribune publiée fin avril dernier par le site d’extrême droite Breiz-info   : « Voilà un siècle que Carl Schmitt nous sommait de désigner l’ennemi. Nous, ici, nous le savons qui est l’ennemi. C’est le monde marchand, l’univers matérialiste, la pensée bourgeoise : en un mot ce même contre lequel notre famille politique lutte depuis des siècles, de la querelle des universaux en passant par la révolution conservatrice allemande : le libéralisme. (…) Je le dis calmement mais résolument : l’idéologie libérale est l’ennemi. D’elle seule, une grande partie de nos malentendus modernes découlent. » Confondant (sans en être dupe, mais les fins justifient tous les moyens) ce qu’on entend aujourd’hui par "libéralisme économique" (qui peut être, à bon droit, objet de contestation voire de rejet) avec la philosophie libérale, Pierre Gentillet ancre la détestation des valeurs libérales dans les bas-fonds d’une rancœur qui lui permet de pousser le bouchon jusqu’au rejet de "l’État de droit" en tant que tel. Quant Carl Schmitt demandait que la loi allemande soit purgée de toute trace d' esprit juif ("jüdischem Geist"), lors d’une convention des professeurs de droit à Berlin en octobre 1936, il ne disait, au fond, pas autre chose. Carl Schmitt fut le pourfendeur de la démocratie parlementaire, qu’il considérait comme une façon de gouverner « bourgeoise » et dépassée face à la mobilisation des masses : « La dictature est le contraire de la discussion » , proclamait-il fièrement. Pierre Gentillet sait qu’il ne pourrait, en 2024, tenir ce genre de propos. Le « rapport de forces électoral » , comme il disait en février dernier dans une longue interview pour le média d’extrême droite Livre noir ( ICI ), impose de mettre sous le tapis certaines convictions et de taire certains discours, mais plutôt de « faire autrement » afin de gagner des voix. Tribune de Pierre-Romain Thionnet sur le site du Journal du dimanche , le 21 novembre 2023 Dans ce « faire autrement », s’impose la question du Grand remplacement , propagée par Eric Zemmour à la suite de l’écrivain Renaud Camus. Sur un tel sujet prétendument sensible , inutile de trop philosopher, les Français risqueraient de ne pas trop s’y retrouver. Jouer sur l’émotion en surfant sur l’écume de certains faits divers reste un très bon moyen de propagande. Dans une tribune publiée sur le site du Journal du dimanche  le 20 novembre 2023, au lendemain du drame de Crépol, où le jeune Thomas, 16 ans, a été poignardé à mort lors d’une rixe survenue au cours d’un bal de village, Pierre-Romain Thionnet, alors directeur du mouvement de jeunesse du RN, dégainait : « Crépol est l’allégorie de l’ensauvagement de la France. Tous les maux que nous subissons semblent s’être donné rendez-vous précisément ce soir-là et en ce lieu. » Arguant que la France « vit un choc de décivilisation » , il ajoutait : « ce qu’il s’est passé à Crépol est une violation totale des règles de notre civilisation. Comme en réponse à celui qui veut faire l’éloge de la liquidation de notre civilisation, ce n’est pas à la créolisation que nous assistons, mais à la crépolisation. La crépolisation, c’est l’effet tragique mais logique d’une utopie qui a cru que le renoncement à soi-même et l’accueil inconditionné de populations étrangères à nos codes pouvaient conduire à autre chose qu’à l’impossibilité de vivre-ensemble. » Depuis, le terme de "crépolisation" (dont la proximité phonétique avec la notion de "créolisation" est loin d’être fortuite) a fait florès dans le vocabulaire de l’extrême droite… Il faut le reconnaître : les jeunes loups du Rassemblement national sont devenus d’excellents communicants. Mais à quelles fins ? Pierre Gentillet est un malin. Même sur les plateaux de CNews, il fait patte blanche : il y est invité comme avocat, sans que ne soit mentionné son appartenance au Rassemblement national. Lorsqu’il est interviewé par un site d’extrême droite comme Breizh-info , il se lâche un peu plus. En avril dernier , il confiait ainsi : « J’irai droit à l’essentiel. Nos identités sont menacées car les Européens ignorent qui ils sont. Et pas simplement par amnésie mais par confusion ! Confusion de la société et de la communauté. L’appartenance au peuple français est avant tout appartenance à une communauté et non à une société. (…) Le peuple français, ce n’est pas un théorème mais un long creuset civilisationnel, patiné par le temps et l’histoire, ancré concrètement dans une terre, une culture et ses morts. (…) D’où vient un tel malentendu ? De la confusion même des notions de société et de communauté. Celui qui paye ses impôts et respecte nos lois appartient à la société. Celui qui vit le legs de ses ancêtres appartient à la communauté et donc au peuple. (…) Il ne faut pas s’étonner alors que l’appartenance à une identité concrète s’efface devant l’obéissance à des normes juridiques abstraites et au premier chef les prétendus droits de l’homme. La société libérale est l’instrument de cette séparation qui provoque l’éclatement des communautés comme la fission provoque la cassure des atomes pour déclencher la réaction nucléaire. Le nouveau droit européen, si un jour il advient, devra travailler à cette grande rénovation : la destruction des vieilles abstractions et la refonte d’un droit fondé sur l’idée de communauté naturelle et d’ordres concrets. » L’ennemi désigné par Pierre Gentillet, jeune idéologue du Rassemblement national et proche conseiller de Jordan Bardella, c’est l’État de droit, produit de  « l’idéologie libérale » . En un sens, le Rassemblement national joue sur du velours, car la notion même d’État de droit est relativement floue. Ce concept juridique et philosophique, mais avant tout politique, suppose la prééminence, dans un État, du droit sur le pouvoir politique, ainsi que le respect par chacun, gouvernants et gouvernés, de la loi. Ceci constitue une approche où chacun, l'individu comme la puissance publique, est soumis à un même droit fondé sur le principe du respect de ses normes. Mais comme disait jadis Nicolas Sarkozy, « l’État de droit n'a rien à voir avec les Tables de la Loi de Moïse, gravées sur le mont Sinaï. » Sans que l’État de droit ne soit clairement défini dans les traités européens, l’article 2 des dispositions communes précise toutefois que « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'état de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. » Les "droits de l'homme" ne sont donc qu'une pure invention de l'Occident décadent : Vladimir Poutune ne dit pas autre chose... Ce monde-là, libéral , d’égalité des droits, y compris pour des « personnes appartenant à des minorités » , il est clair que le Rassemblement national le rejette vigoureusement. Comme l’indique Pierre Gentillet, la première mesure d’un gouvernement d’extrême droite serait d’abroger le Conseil constitutionnel, ce qui supposerait une révision de la Constitution, laquelle ne peut être décidée que par un vote du Congrès (aux 3/5èmes) ou, sur référendum, après que les deux chambres (Assemblée nationale et Sénat) aient validé un texte commun de révision.   Adoncques, pour le Rassemblement national et Vincent Bolloré, c’est encore loin d’être gagné. Mais pour Marine Le Pen, Jordan Bardella et leurs affidés, chaque nouvelle échéance électorale permet de porter de nouveaux coups de boutoir. Les « braves gens » dont sont pointés les "dérapages" ne sont en rien des « brebis galeuses » . C’est juste qu’ils n’ont pas encore eu l’occasion de passer par la Cocarde étudiante, par l’Institut Iliade (cercle de réflexion identitaire héritier du Grèce et de la Nouvelle Droite) ou par le campus Héméra, organe de formation des cadres du RN... Au fait, a-t-on déjà entendu un.e journaliste demander à Marine Le Pen ou Jordan Bardella pourquoi ils sont opposés à l’État de droit ? Parce que les Français seraient trop bêtes pour comprendre ? La top-modèle Tasha de Vasconcelos, née au Mozambique, semble avoir refusé les avances plus que pressantes du très catholique Vincent Bolloré (photomonatage Libération). Cette supposée frustration suffit-elle pour refuser aux "Français de souche" le droit au mélange ? Bolloré commence à vieillir, et Jean-Marie Le Pen est à l'article de la mort, mais le Rassemblemernt national, s'il ne parvient à obtenir cette fois-ci la majorité absolue à l'Assemblée nationale, peut bien attendre deux ou trois ans de plus, par exemple jusque 2027. Cela fait bien plus de deux mille ans que les Mérovingiens patientent. Les Mérovingiens ? Mais oui ! En octobre 1996, le journal d'extrême droite Présent louangeait un ouvrage de l'historien Jean-Louis Harouel, légèrement connu pour un Essai sur l'inégalité (1984), où il fustigeait les supposés « mirages de l'égalitarisme » : pour lui, l'idéologie des droits de l'homme aurait subverti l'Europe chrétienne. Il opposait à cette décadence de l'Occident la grandeur de la société mérovingienne « avec, d'un côté, l'océan d'inculture de la masse et de la population, et de l'autre, les quelques îlots de haute culture des abbayes, reliquaires du savoir etde la civilisation antique.» Pour Harouel, « l'avenir de l'homme, c'est essentiellement son passé. » En tout cas, un passé d'avant les Lumières, que Clovis n'a point connu. Est-on si éloignés de ce que prêche aujourd'hui un Pierre Gentillet, figure montante du RN ? : « Le monde attalien [en référence à Jacques Attali, donc juif, cela va sans dire, les initiés comprennent ] peine à advenir, et partout en Europe les peuples se révoltent car une autre voie, parfois confuse, semble s’esquisser. (...) La logique de la société de marché s’oppose frontalement à celle des communautés européennes qui veulent préserver leur identité millénaire. » L'identité, nous y voilà... En 1997, je m'étais obligé à réaliser, pour le premier numéro en kiosques de la revue Mouvement , un entretien avec Bruno Mégret, alors jeune idéologue du Front national. Je m'étais étonné de ce que le Front national fasse défiler, le 1er mai, la "France des provinces" alors que, au moins depuis Louis XIV, l'idée de "provinces" est devenue antinomique de celle de nation commune. « La nation n'est pas le principe premier de mon combat politique  », avait alors répondu Bruno Mégret . « Le principe premier, c'est celui de l'identité. La grande querelle qui vaille désormais, c'est la querelle des valeurs identitaires contre les entreprises modialistes de dissolution, de mélange, etc. » Et lorsqu'on retournait à Bruno Mégret quelques lignes qu'il avait lui-même écrites, où il disait notamment : «  L'identité française est un inestimable trésor [qui est] le fruit d'un savant mélange de réalités ethniques, religieuses, ethniques, linguistiques et culturelles, qui a pris corps au fil des siècles dans le creuset de l'histoire et du sang pour devenir le souffle d'un destin enraciné dans une terre et sublimé dans une nation », il répondait benoîtement qu'il parlait d'une époque d'il y a longtemps, 2.000 ans. En gros, Clovis, on y revient ! Depuis trente ans, les obsessions identitaires du Front national n'ont pas bougé d'un pouce, seuls changent les masques de ce fascisme national qui n'ose pas dire son nom. Et c'est sur cette question identitaire que la guerre devra être menée : c'est une "bataille culturelle", comme le disait déjà Bruno Mégret en 1997 (qui citait Gramsci). Pour culturelle qu'elle soit, cette bataille imposera toutefois de préciser certains termes du combat, en parvenant à faire comprendre que la "mondialisation libérale", qui dissout les identités sociales ( et non ethniques ou culturelles), n'est en rien "libérale", et n'a rien à voir avec la mondialité qui, depuis toujours nous constitue, sans crainte des mélanges. Au fait, à ce que l'on croit savoir, Vincent Bolloré n'a jamais eu d'amant scandinave ni davantage de maîtresse antillaise (tout juste une top-modèle née au Mozambique, comme l'a révélé Libération ). Est-ce une raison suffisante pour faire payer à la France entière ses frustrations ? Jean-Marc Adolphe (1). A titre exemple : à Aix-en-Provence, alors que la candidate macroniste Anne-Laurence Petel, arrivée en troisième position, a refusé de se retirer, risquant ainsi de favoriser l'élection du candidat RN, l'ancienne maire UMP de la ville, Maryse Joissains, a appelé à voter pour le candidat (socialiste) du Nouveau Front Populaire. (2). Hebdomadaire rassemblant des plumes souvent issues ou proches de l'Action française, il devient, à partir de 1941, le principal journal collaborationniste et antisémite français sous l'occupation allemande. (3). D'abord par les sbires de Jean-Claude Martinez, professeur de droit fiscal à la faculté de droit de Montpellier, membre du Front national, qui exigeait des étudiantes des "faveurs sexuelles" pour qu'elles aient une note au-dessus de la moyenne ; puis de ceux de Pierre Rabischong, doyen de la faculté de médecine, membre du Parti des forces nouvelles, parti d'inspiration néofasciste issu des « Comités faire front » et d'une scission de militants avec le Front national.

« L'exploitation industrielle du temps (du temps des consciences devenu un marché) est entropique : elle élimine la différence entre devenir et avenir. » (Bernard Stiegler)

« L'exploitation industrielle du temps (du temps des consciences devenu un marché) est entropique : elle élimine la différence entre devenir et avenir. » (Bernard Stiegler)

Citation du 30 juin 2024 "L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre". (Walter Benjamin, Essais ). Citation du 3 juillet 2024 "Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n'est pas pour prendre de ses nouvelles." (Albert Camus). Citation du 5 juillet 2024 "Après une tragédie, il n'y a pas besoin de mots, tous les mots tombent dans l'abîme. " (Victoria Amelina, tuée lors d'un bombardement russe à Kramatorsk, le 27 juin 2023 )

Bardella-Le Pen, complices des tueurs du Kremlin

Bardella-Le Pen, complices des tueurs du Kremlin

Marine Le Pen avec Vladimir Poutine, au Kremlin, le 24 mars 2017. Photo Mikhail Klimentyev. Avec la mansuétude (financière et pas seulement) du milliardaire ultranationaliste russe Konstantin Malofeev, bras armé de Poutine pour déstabiliser les démocraties européennes et y encourager la "fachosphère", les stratèges du Rassemblement national cautionnent les crimes russes, notamment en Ukraine. Grâce à Bardella-Le Pen, Poutine sera-t-il bientôt celui qui gouvernera de facto la France ? " Dans un champ bleu de printemps une femme en robe noire sortira pour crier les noms de ses sœurs comme un oiseau vers un ciel vide Elle les criera toutes celle qui s'est envolée si vite celle qui a supplié la mort Celle qui n'a pas arrêté la mort Celle qui attend toujours Celle qui croit encore Celui qui s'est tue pendant quarante jours Les hurlera tous dans le sol Comme si la douleur était semée dans un champ De douleur et de noms de femmes Ses nouvelles sœurs grandiront et chanteront à nouveau la vie" (poème inédit en français de Victoria Amelina, tuée lors d'un bombardement russe à Kramatorsk, le 27 juin 2023) Photo ci-contre : Victoria Amelina. Photo Mykyta Pechenyk Le 27 juin 2023, la jeune écrivaine ukrainienne Victoria Amelina dînait dans une pizzeria de Kramatorsk en compagnie d’écrivains colombiens engagés pour la cause ukrainienne lorsqu’un missile russe s’est abattu sur le restaurant. Sans crier gare, comme font habituellement les missiles. Faut-il le préciser, il n’y avait là aucune cible militaire. Le bombardement de Kramatorsk figurera (si ce n’est déjà le cas) dans le lourd dossier à charge de la Cour pénale internationale contre le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et son chef d’État major, Valeri Guerassimov. Gravement atteinte à la tête, Victoria Amelina n’a pas survécu. Et avec elle, c’est toute l’Ukraine qui a été frappée. Au début de l’invasion russe, elle s’était engagée avec l’ONG Truth Hounds pour documenter les crimes de guerre. Quelques mois plus tôt, elle avait réussi à retrouver, enterré au pied d’un arbre, le journal d’occupation du poète et auteur de récits pour enfants Volodymyr Vakulenko, arrêté à Izioum et abattu comme un chien par les nervis de Poutine. Dès le 4 juillet 2023, après un premier article qui faisait état du bombardement de Kramatorsk, nous avons été les premiers en France, aux humanités , à rendre hommage à Victoria Amelina, dont les textes, déjà traduits pour certains en anglais, en allemand ou en espagnol, étaient alors totalement inédits en français (lire ICI ). Un an après la mort de Victoria Amelina, les éditions du Vieux Lion, en Ukraine, viennent de publier, sous le titre Témoignage , un recueil de poèmes inédits, illustré par Danylo Movchan (ci-dessus). Nous avions fait part de notre souhait de pouvoir en publier une traduction française, mais faute de moyens (qui permettent tout juste, dans un total bénévolat, de maintenir à flots le site des humanités ), il a fallu renoncer. Aucune traduction française n’est annoncée à ce jour. Un autre ouvrage de Victoria Amelina est annoncé pour février 2025 aux éditions Macmillan Publishers St. Martin's Press. War & Justice Diary : Looking at Women Looking at War , écrit directement en anglais par Victoria Amelina,   contient des histoires de femmes ukrainiennes qui sont impliquées dans la lutte contre les occupants russes ou qui aident à mener cette lutte, notamment l'avocate et militaire Yevhenia Zakrevska, la militante des droits de l'homme Oleksandra Matviichuk (prix Nobel de la paix en 2022) et la bibliothécaire Yulia Kakuli-Danyliuk. Victoria Amelina parlait de « nouvelle Renaissance fusillée  », en écho aux arrestations et exécutions d’intellectuels perpétrées par l’Union Soviétique dans les années 1920-1930, une génération dont fit partie le poète Grugoriy Choubaï (lire ICI ), sur qui un documentaire fut présenté lors de la première édition du Festival des humanités, en septembre 2023 à Cenne-Monestiés (Aude). Avec Victoria Amelina, 46 autres artistes, écrivains et traducteurs ukrainiens ont été tués dans les rangs des forces armées ukrainiennes ou à la suite de bombardements : Hlib Babych, Vira Hyrych, Volodymyr Vakulenko-K, Ilya Chernilevsky, Natalia Kharakoz, Serhiy Burov, Nadiia Agafonova, Taras Matviyiv, Yuriy Ruf, Serhiy Skald, Ihor Mysiak, Artem Dovgopoly, Yevhen Bal, Serhiy Zaikovsky, Mykola Kravchenko, Oleksandr Berezhnyi, Ihor Teriokhin, Vadym Stetsiuk, Oleksandr Kysliuk, Serhiy Mironov, Olha Pavlenko, Denys Antipov, Bohdan Sliushchynskyi, Yevhen Hulevych, Yuriy Kovalenko, Valeriy Romanovskiy, Ivan Bohdan (Vasyl Bohach), Oleksandr Osadko, Gennadiy Afanasiev, Oleksandr Kuzenkov, Yevhen Roldugin, Oleksandr Hoshylyk, Bizhan Sharopov, Iryna Tsvila, Denys Hordeyev, Andriy Gudyma, Danylo Podybaylo, Vasyl Doroshenko, Oleksiy Ivakin, Maksym Petrenko, Oksana Haidar, Oleksandr Menshov, Oleksandr Zakernychnyi, Oleh Klyufas, Danylo Kononchuk, Valeriy Horbyk. On a bien conscience qu’ici, ces noms ne disent rien, tant persiste le mythe d’une « grande culture russe » qui a durablement étouffé jusqu’à la langue ukrainienne (lire sur les humanités  : "Malgré les interdictions : les personnalités qui ont permis à la langue ukrainienne de survivre", et "De la colonie russe à l'identité européenne", par Zanna Sloniowska). Quoiqu'ils s'en défendent, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont complices de ces crimes. Après le premier tour des élections législatives en France, le ministère russe des affaires étrangères russe a apporté, par un message publié sur X, son soutien au Rassemblement national et à ses orientations en matière de politique étrangère : « Le peuple de France demande une politique étrangère souveraine qui serve ses intérêts nationaux, et une rupture avec le diktat de Washington et de Bruxelles » . Tant d'empressement pouvant s'avérer contre-productif, Marine Le Pen a dénoncé une « provocation » et une « ingérence » . Il est inutile de rappeler ici toutes les enquêtes qui ont mis à jour les liens (notamment financiers) entre le régime de Poutine et le Front National, devenu Rassemblement national. Mais à en croire les extrême droitistes qui visent aujourd'hui l'Assemblée nationale et Matignon, tous ces ponts sulfureux auraient été coupés. Vladimir Poutine en compagnie de Thierry Mariani, secrétaire d’État aux Transports, au Salon du Bourget, le 21 juin 2011. Photo Éric Piermont/AFP Thierry Mariani-Malofeeev et Pierre Gentillet-Poutine Allons bon. Thierry Mariani, infatigable porte-serviettes des dictatures de Poutine et de Bachar el Assad (entre autres) est donné comme probable ministre d’un gouvernement Bardella. Discret pendant la campagne des législatives, il fut tout de même le représentant du RN lors d’un débat sur Public Sénat, le 14 mars dernier, dans le cadre des élections européennes. Il faudra bien remercier Thierry Mariani (qui vise par ailleurs les prochaines municipales à Paris) d’avoir été avant Ciotti l’un des premiers ralliements "républicains" au RN. Soutien des militants ouvertement fascistes de Génération identitaire en 2018, il a aussi contribué à former, au sein de La Droite populaire, mouvement qu’il a créé en 2010, un certain Pierre Gentillet (dont on aura l’occasion de reparler), fondateur du Cercle Pouchkine, un think-tank pro-russe, habitué des plateaux de CNews, aujourd’hui candidat du RN dans le Berry, qui fait partie de la "garde rapprochée" de Le Pen et Bardella. En avril 2022, sur son compte Twitter , Pierre Gentillet mettait en doute la réalité du massacre de Boutcha : « La découverte du charnier de Boutcha en Ukraine doit nous inciter à de la retenue. (…) Souvenons-nous de Timisoara. » Il n’a jamais fait amende honorable. Normal : le chien ne mord pas la main du maître qui le nourrit. Le maître s’appelle Konstantin Malofeev. Dans l’ombre de Poutine, cet ultra-nationaliste oligarque milliardaire, à la tête du groupe de média "Tsargrad" et du fonds d'investissement Marshall Capital Partners, est l’un des principaux agents du soft power  russe…, pas si soft que ça. Déjà épinglé par les humanités  pour son financement de la "rééducation" des enfants ukrainiens déportés en Russie (déportations sur lesquelles le RN n’a jamais rien trouvé à redire), Malofeev n’a cessé de financer la fachosphère européenne, dont l’association Dialogue franco-russe, créée par Thierry Mariani, dont Pierre Gentillet a été et reste l’affidé. En juin 2023, Thierry Mariani s’était personnellement impliqué dans une vaste campagne de désinformation sur internet orchestrée par les services russes baptisée "Doppelganger", se faisant notamment le promoteur du site de propagande russe "Reliable Recent News", visant à saper le soutien à l'Ukraine dans l'opinion européenne par la diffusion massive de faux contenus médiatiques sur les réseaux sociaux.   On retrouve le même Konstantin Malofeev dans l’entourage de Marie-Caroline Le Pen (oui, c’est une famille nombreuse !), mariée à l’incontournable Philippe Olivier (et présentement candidate dans la Sarthe). Tous les deux ont été reçus en grandes pompes par Malofeev à Moscou en 2018, en marge de la Coupe du monde, dans le cadre du projet "AltIntern" , consistant à unir les "forces nationalistes". A l’issue de ces rencontres, Philippe Olivier s’était fendu d’un mail de remerciement : «  Les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin  » On en passe et des plus ou moins croustillantes. En septembre 2022, Jordan Bardella, complice des crimes contre l’humanité commis par la Russie en Ukraine, promettait d’attaquer en justice «  tous ceux qui insinuent  » que le RN a des liens de connivence avec la Russie. Même pas peur : aux humanités , on ne craint rien. On n’insinue pas, on affirme. Le compte X (ex-Twitter) d'un certain Alexander Gulyaev, alias @Yxxxxx La désinformation russe au service du Rassemblement national C’est tout ? Non, ce n’est pas tout. Dans la continuité du navire-amiral "Doppelganger" , avec les sous-sous de Malofeev, les services de renseignement russes se sont livrées en France à une vaste campagne de désinformation-influence, via les réseaux sociaux. A part de rares médias indépendants, dont Basta , rares sont ceux qui y ont fait allusion.   David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’Institut des Systèmes complexes, travaille depuis des années sur le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements et les manipulations de l’opinion. Le 30 juin dernier, il a publié avec le projet Politoscope , qui observe depuis 2016 le militantisme politique sur X/ex-Twitter, une étude (ci-dessous en PDF) qui « identifie une convergence d’intérêts entre le régime de Poutine et l’extrême-droite française » , se penche sur « certaines mesures actives mises en place par le Kremlin depuis au moins 2016 pour déstabiliser la société française »  et « montre comment certaines d’entre-elles entrent en synergie pour faire tomber voire s’inverser le front républicain » . Une stratégie qui passe par l’astroturfing , amplification artificielle d’une idée par la création d’une foule factice la propageant, en créant par exemple des milliers de robots sur les réseaux sociaux pour introduire ou amplifier certains messages : « pendant la campagne des élections européennes de 2024, des centaines de publicités prorusses ou cherchant à déligitimer les gouvernements en place ont visé les publics français, allemand, italien et polonais. Celles-ci surfaient sur tous les faits d’actualité susceptibles de semer la discorde, la contestation et la révolte » , tels que les manifestations d’agriculteurs ou le soutien de l’Europe à l’Ukraine. Cette ligne de fracture sur les réseaux a débuté avec la montée en puissance de l’utilisation du terme d’"islamo-gauchisme" dans le débat public : « Quasiment personne entre 2016 et 2021 ne faisait référence à l’“islamo-gauchisme” en tant que groupe social organisé, le concept étant quasi inconnu . En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient sans y parvenir d’introduire cet imaginaire dans l’opinion publique. On ne savait pas à l’époque, car ils s’étaient “déguisés”, que les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin. Le leader,@Yxxxxx – plus de 400 interventions au total, loin devant les autres – a désormais un profil en cyrillique... Une recherche rapide permet de voir qu’il s’agit d’un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls. » « En amplifiant, à des moments clés de l’actualité française, la diffusion de ce concept et les narratifs associés » , le Kremlin « a contribué à lui faire passer le seuil de détection de certains médias et personnalités politiques de premier plan. »  Le terme d’"islamo-gauchiste" a été ensuite été repris par des ministres, accélérant sa diffusion dans le débat. Un autre chercheur, David Colon, signale une enquête de la chaîne publique suédoise SVT, qui « confirme que le Kremlin a mené une campagne d’ingérence informationnelle en France dans le but d’influencer le vote aux législatives en faveur du Rassemblement national » .   Ce média a pu déterminer que « 108 articles ont été diffusés par plus d’un millier de bots pro-russes sur une période de deux semaines après la dissolution. Dans ces 108 articles, Emmanuel Macron est mentionné 63 fois dont 59 dans un contexte négatif, et Marine Le Pen et Jordan Bardella sont mentionnés 62 fois, jamais dans un contexte négatif. L’un de ces articles cités par le média contient une interview de l’acteur français François Cluzet dont la voix doublée en anglais lui prête des propos qu’il n’a pas tenus pour tenter de faire croire qu’il critique le soutien d’Emmanuel Macron à l’Ukraine. » « Une défaite russe est une utopie, Monsieur Macron » , dit la voix doublée. Dans le clip original, François Cluzet parle en fait… de son enfance. Une stratégie préexistante, que les outils d'intelligence artificielle, apprivoisés par les usines à trolls du Kremlin, ont efficacement réussi à doper, comme le revèle le média indépendant News Guard , spécialisé dans l'information. Et tout ça, pour le Rassemblement national, à l'insu de son plein plein gré ? Les contes pour enfants, c'est bon... pour les enfants. Jean-Marc Adolphe

bottom of page