mardi 4 juillet 2023
Une suite pour Victoria Amelina
Une œuvre trop tôt interrompue, encore inédite en français. Les textes de Victoria Amelina -poèmes et essais- que les humanités publient ici sont magistraux. Ils montrent à quel point elle était une écrivaine de premier plan. Sa mort brutale, dans le bombardement du restaurant à Kramatorsk, l'inscrit dans une longue chaîne de crimes de guerre, et de crimes tout court, dont "l'empire russe" s'est rendu coupable, depuis des décennies, pour tenter de liquider toute forme de culture ukrainienne. Une culture humaniste, nous dit Victoria Amelina, ouverte au monde et soucieuse d'autrui, qu'il nous appartient de défendre avec "colère" et "fierté" contre la barbarie qui sème la terreur depuis le bunker du Kremlin. Si jeune (37 ans), le temps de vivre lui a été retiré. La guerre, de loin, c'est abstrait. Malgré la qualité de certains reportages, ça répète en boucle risque nucléaire (Zaporijjia) et contre-offensive, villes-martyres et immeubles éventrés, etc., mais on n'a, au fond, aucune idée de ce que vivent au quotidien Ukrainiennes et Ukrainiens depuis plus de 16 mois, y compris celles et ceux qui se sont réfugiés ailleurs mais qui, au pays, gardent famille et proches. La hantise qu'à tout moment, en tout lieu, un engin tombé du ciel vienne tout fracasser. C'est ce qui est arrivé à Kramatorsk, au soir du mardi 29 juin. Dans le restaurant touché ce soir-là par un missile Iskander, Victoria Amelina dinait paisiblement avec trois personnalités colombiennes, dont l'écrivain Héctor Abad Faciolince. Et soudain, le fracas. Dès le lendemain de ce lâche attentat criminel, les humanités titraient : "Kramatorsk. Une jeune écrivaine ukrainienne entre la vie et la mort" ( ICI ). La mort l'a finalement emporté sur la vie : veillée par ses proches et ses amis, Victoria Amelina a succombé à ses blessures dans un hôpital de Dnipro. C'est une perte incommensurable. On s'étonne que les deux ouvrages majeurs de Victoria Amelina, Homo Oblivious (sur le passé soviétique, la mémoire et l'oubli) ; et Nothing Bad Has Ever Happened (sur Lviv et l'Holocauste), pourtant couronnés de prix et traduits en plusieurs langues, soient restés inédits en français, tout comme Le Royaume Idéal de Dom , finaliste du prix de littérature de l'Union européenne, récemment publié en espagnol par une petite maison d'édition madrilène, Avizor. Avec le début de l'invasion russe, comme tant d'autres Ukrainiens dont la vie "civile" a basculé, Victoria Amelina avait mis entre parenthèses sa vie d'écrivaine ou plutôt, s'était engagée dans d'autres façons d'écrire l'Histoire, documentant ainsi avec l'ONG Truth Hounds les crimes de guerre. C'est à ce titre qu'elle avait exhumé et venait de faire paraître à Kyiv le journal du poète Volodymyr Vakulenko, qu'il avait enterré sous un cerisier juste avant d'être arrêté puis abattu comme un chien, sans autre formes de procès, par des soldats russes. « Lorsque vous déterrez le journal d'un écrivain kidnappé sous un cerisier, vous vous sentez quelque part dans les années 30, lorsque nos écrivains ont été fusillés, ou dans les années 40, sous l'occupation nazie », écrivait-elle. Victoria Amelina n'est, dira-t-on, que la énième victime des terroristes en bande organisée qui, depuis leur bunker du Kremlin, sèment à coups de missiles et de drones, désolation et massacres dans un pays plus grand que la France, dont le seul "crime" aura été de revendiquer son indépendance et sa dignité. Mais pour ce que représentait et défendait Victoria Amelina, sa mort ne doit pas être simplement "une mort de plus" dans la guerre barbare que Poutine inflige à l'Ukraine, et au-delà de l'Ukraine, à notre commune humanité. « Victoria Amelina n'est pas seulement "une victime de la guerre". Elle est victime d'un autre crime de guerre russe, d'une frappe de missile ciblée sur des installations civiles. Nous devons également nous rappeler à quel point elle s'est exprimée ouvertement sur le bilan historique de la Russie en matière d'extermination des écrivains ukrainiens et d'effacement de notre culture » , écrit son amie journaliste Olga Tokariuk. Indispensable travail de vérité et de mémoire dont témoignent les textes inédits que nous publions dans cette première "Suite pour Victoria Amelina". Un mémorial érigé à Kramatorsk en mémoire des victimes de la frappe russe sur le restaurant où se trouvait Victoria Amelina. Photo Reuters « Il est extrêmement important pour nous, la famille, les amis et les collègues de Victoria, que les initiatives culturelles qu'elle a fondées se poursuivent » , écrit dans un communiqué le PEN Ukraine (PDF ci-dessous, en anglais). Les humanités s'associeront naturellement à tout projet éditorial qui pourra contribuer à diffuser la mémoire et l’œuvre trop vite interrompue de Victoria Amelina. Cela commence ici-même et maintenant avec la traduction-publication de deux poèmes et de deux essais absolument magistraux. L'an dernier, peu après l'invasion de l'Ukraine, Victoria Amelina avait participé à une discussion en ligne organisée par PEN America, avec d'autres écrivains ukrainiens. « Nous sommes dévastés et très tristes. Mais c'est la colère qui domine », avait-elle confié, avant d'ajouter quelques instants plus tard : « Et la fierté » . Nous devons être à la hauteur de cette colère et de cette fierté, pour lesquelles Victoria Amelina a été lâchement assassinée. Jean-Marc Adolphe POÈMES DE VICTORIA AMELINA Sirènes Sirènes d'alerte aérienne à travers tout le pays Cela donne l'impression que tout le monde est appelé A être exécuté Mais une seule personne est visée En général, celle qui est un peu plus loin Pas toi, cette fois-ci, c’est clair Publié pour la première fois dans l'anthologie intitulée "Invasion: Ukrainian Poems about the War", SurVision Books, Dublin, Irlande, 2022. Poème sur une corneille Sur un champ bleu nu au printemps Une femme en robe noire se tient debout, criant le nom de sa sœur Comme un oiseau dans un ciel vide. Elle criera chaque nom d'elle-même : Celle qui s'est envolée trop tôt, Celle qui a supplié de mourir, Celle qui n'a pas pu arrêter la mort, Celle qui attend encore, Celle qui croit encore, Celui qui pleure en silence. Elle pleurera chaque nom en terre, comme si elle semait le champ de douleur. De la douleur et des noms de ces femmes, de nouvelles sœurs naîtront de la terre, Et, à nouveau, chanteront haut et fort la vie. Mais qu'en est-il d'elle, la corneille ? Elle doit rester dans ce champ pour toujours, Parce que son cri est la seule chose Qui retient les hirondelles dans les airs. Entendez-vous comment elle appelle Leurs noms un par un ? Et un dernier poème, dont la traduction française donne un peu de fil à retordre. Pour l'heure, donc seulement en ukrainien, avec la voix de Victoria Amelina dans la vidéo ci-dessous... А чому ви схожі на них ? / Може ви брати ? / Ні, наші руки спліталися не в обіймах, а у бою / Наша кров мішалася із землею / З якоі вони збирали наш урожай Наші очі сльозилися і ставали кригою / За воротами теплих міст / Із яких нас гнали / Наша мова сгоряла заживо, / Скрикнувши на майдані, / І ми іі підбірали іншу, / Наче чужу рушницю / І вивчали з книг тюремників / Ходи тюремного лабіринту. Наша мати кляла нас, / Щоб схожі були на вбивцю, / Не на батька вбитого, / Аби загинули не на вбійні А в бою. Коли наш бій починається / Hе запитуйте краще чому ми схожі на тих, / Хто так давно нас убиває "Cancel culture" vs culture exécutée Dans "Cancel Culture vs. Execute Culture", un essai écrit en mars 2022, au début de la guerre d'agression russe en Ukraine, et publié par le magazine en ligne Eurozine , Victoria Amelina s'est penchée sur la "Renaissance exécutée" (ou fusillée) [1], terme qui désigne la génération d'écrivains et d'artistes ukrainiens tués par le régime soviétique dans les années 1930, et sur la riche culture qui a été détruite ou qui n'a jamais eu l'occasion de voir le jour. "Aujourd'hui" , écrit Victoria Amelina, "il existe une réelle menace que les Russes réussissent à exécuter une autre génération de la culture ukrainienne, cette fois à l'aide de missiles et de bombes. Pour moi, cela signifierait que la majorité de mes amis seraient tués. Pour un Occidental moyen, cela signifierait seulement ne jamais voir leurs peintures, ne jamais les entendre lire leurs poèmes ou ne jamais lire les romans qu'ils n'ont pas encore écrits." Alors que le peuple ukrainien défend depuis un mois son pays contre une superpuissance nucléaire, la communauté culturelle occidentale discute de l'opportunité de rompre les liens avec la Russie. Les intellectuels occidentaux cherchent de bons Russes à "sauver" de la mauvaise Russie, peut-être parce qu'il est beaucoup plus difficile de "sauver" les artistes ukrainiens. Bien que Wikipédia indique que je suis une "romancière ukrainienne primée", je passe désormais mes journées à faire du bénévolat dans un entrepôt d'aide humanitaire à Lviv. Et je ne peux m'empêcher de pointer l'ironie de ces "opérations de sauvetage". Par exemple, après avoir dansé pendant des années pour l'élite meurtrière russe, la ballerine russe Olga Smirnova a soudainement dénoncé la guerre et quitté la Russie pour danser avec le Ballet national néerlandais. Contrairement à elle, Artem Datsyshyn, star du ballet ukrainien, est mort après que les Russes ont bombardé Kyiv. Vous ne le verrez plus sur scène. Après avoir produit pendant des années des fausses nouvelles défendant l'agression russe, la propagandiste russe Marina Ovsyannikova est soudainement apparue à l'écran pendant quelques secondes avec une affiche disant "Pas de guerre" et a gagné [en Europe] des millions de sympathisants. La journaliste ukrainienne Oleksandra Kuvshinova est morte lorsque des tirs russes ont touché son véhicule dans la banlieue de Kyiv, où elle risquait sa vie pour rapporter la vérité au monde. Vous ne verrez plus Oleksandra à l'écran. Après avoir écrit des livres remplis de sentiments impériaux qui ont blanchi l'histoire de la Russie et inspiré un nouveau massacre d'Ukrainiens, les auteurs russes aimeraient être considérés comme appartenant à une "autre Russie" et obtenir le soutien du monde. Mais des auteurs comme Boris Akounine sont-ils prêts à cesser de promouvoir la vision centrée sur la Russie de l'histoire de l'Europe de l'Est et à reconnaître que la Crimée appartient indiscutablement à l'Ukraine et à son peuple, les Tatars de Crimée, qui font partie de la nation politique ukrainienne ? [2] En revanche, le réalisateur et ancien prisonnier politique Oleh Sentsov, lui-même originaire de Crimée [3], et les romanciers Artem Chekh et Artem Chapaye risquent actuellement leur vie en servant dans les forces armées ukrainiennes. Le poète Serhiy Zhadan reste dans la ville assiégée de Kharkiv pour soutenir ses concitoyens. De nombreux autres écrivains ukrainiens ont entrepris le long et dangereux voyage vers l'ouest du pays après avoir passé des semaines dans des caves et des abris antiatomiques avec leurs enfants. Ils ont tous été témoins de quelque chose qu'ils ne peuvent pas encore décrire ni même se rappeler clairement ; ils sont encore trop désorientés par les scènes apocalyptiques remplies de cadavres de leurs voisins. Et pourtant, nous recevons régulièrement des invitations à participer à des discussions russo-ukrainiennes sur la paix. Nous devons non seulement assister au massacre et à la destruction de notre patrimoine ukrainien, mais aussi, en marge, au débat sur la question de savoir si le monde devrait couper les liens culturels avec la Russie. Je n'ai rien à ajouter à cette discussion centrée sur la Russie ; je veux simplement qu'elle cesse. * Le débat sur le boycott de la culture russe n'est pas ce qui devrait préoccuper les milieux artistiques et intellectuels occidentaux aujourd'hui. Du moins, pas s'ils ont quelque chose à voir avec l'Europe et ses valeurs de droits de l'homme, de dignité et de solidarité. En effet, alors que le monde débat de l'opportunité d'annuler ou d'accueillir les artistes et les écrivains qui ont soudainement envie de quitter la Russie en raison de son effondrement économique, il néglige la question cruciale suivante : la Russie parviendra-t-elle à exécuter une fois de plus la culture ukrainienne ? Avant l'invasion à grande échelle, alors que la menace était déjà dans l'air, je n'ai cessé de penser à l’exécution de la Renaissance ukrainienne. Dans les années 1930, le régime russo-soviétique a assassiné la majorité des écrivains et intellectuels ukrainiens. Les quelques survivants avaient peur et n'étaient pas libres. Bien entendu, ce n'était pas la première fois que l'élite ukrainienne était effacée ou forcée de s'assimiler à la culture impériale russe. Les purges et les siècles de pression inimaginable expliquent pourquoi on n'entend pas souvent parler de la grande littérature, du théâtre et de l'art ukrainiens. Quand on regarde la carte de l'Europe, on voit Dante ici et Shakespeare là, mais il n'y a qu'un vaste vide là où la culture ukrainienne aurait dû se trouver pour rendre l'Europe entière et sûre. Aujourd'hui, il existe une réelle menace que les Russes réussissent à faire disparaître une autre génération de la culture ukrainienne, cette fois à l'aide de missiles et de bombes. Pour moi, cela signifierait que la majorité de mes amis soient tués. Pour un Occidental moyen, cela signifierait seulement ne jamais voir leurs peintures, ne jamais les entendre lire leurs poèmes ou ne jamais lire les romans qu'ils n'ont pas encore écrits. A gauche : portrait de Mykola Khvyliovy. A droite : plaque commémorant les résidents de l'immeuble Slovo à Kharkiv, où vivaient de nombreux écrivains assassinés dans le cadre de la Renaissance fusillée. Source : Wikimedia Commons "Les manuscrits ne brûlent pas", dit le diable dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Les manuscrits russes ne brûlent pas, c'est peut-être vrai. Mais les nôtres, si ! Avez-vous déjà lu Les Bécassines ( Valdshnepy ), de l'écrivain ukrainien Mykola Khvyliovy ? Non ? Moi non plus. Les Russes ont détruit la deuxième partie du manuscrit de Khvyliovy, confisquant tous les exemplaires du magazine ukrainien qui le présentait. Aucun exemplaire n'a jamais été retrouvé. [4] Le magazine a été confisqué en 1933, l'année même où Khvyliovy est mort à Kharkiv. À l'époque, le régime avait confisqué toute la nourriture des Ukrainiens de la ville. Des millions de personnes sont mortes lors de l'Holodomor, qui est aujourd'hui reconnu comme un génocide. Le crime "moins grave" consistant à confisquer le magazine et à détruire une autre œuvre de la littérature ukrainienne est passé inaperçu pendant des années. La plupart de ceux qui savaient ont été exécutés. * Les vies, les peintures, les musées, les bibliothèques, les églises et les manuscrits ukrainiens brûlent. Ils brûlent en ce moment même. Il est donc peut-être temps de déplacer le débat de la question de savoir si le monde doit "pardonner" l'art et la littérature impérialistes russes à celle de savoir comment empêcher l'une des cultures européennes de devenir une autre Renaissance annulée. Je n'ai jamais été une adepte de la "cancel culture". Mais peut-être que la culture d'exécution que les Russes ont pratiquée à plusieurs reprises sur des Ukrainiens libres est quelque chose que le monde aimerait arrêter avant qu'il ne soit trop tard. NOTES [1]. Le terme "Executed Renaissance" (en anglais) ou "Renaissance fusillée", plus souvent utilisé en français (en ukrainien : Розстріляне відродження, Rozstriliané Vidrodjennia ) décrit la génération d'écrivains et d'artistes ukrainiens des années 1920 et du début des années 1930 qui faisaient partie de l'élite intellectuelle de la république socialiste soviétique d'Ukraine et qui ont été fusillés ou réprimés par le régime totalitaire de Staline. Le terme a été suggéré pour la première fois par le publiciste polonais Jerzy Giedroyc dans sa lettre au chercheur en littérature ukrainienne Iouri Lavrinenko, qui l'a ensuite utilisé comme titre pour la collection des meilleures œuvres littéraires de cette génération. [2]. Auteur de nombreux romans policiers historiques et d’une histoire de la Russie, Boris Akounine, né en 1956 en Géorgie, est l’un des plus célèbres écrivains russes contemporains. Critique de la politique de Vladimir Poutine, cet opposant a fui la Russie en 2014, "dégoûté" par l’annexion illégale de la Crimée. Vivant désormais en exil à Londres, il a créé l’an dernier, avec notamment le danseur Mikhaïl Barychnikov et l’économiste Sergueï Gouriev, la fondation True Russia (Vraie Russie) , visant à venir en aide aux Russes ayant quitté leur pays. (NdT) [3]. Oleh Sentsov, né en 1976, est un réalisateur, scénariste et producteur ukrainien de cinéma principalement connu pour le film Gámer (2011). Il est arrêté en 2014 par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB) sous l'accusation de « préparation d'actes terroristes » et condamné l’année suivante à 20 ans de réclusion aux termes d'un procès contesté en Occident et qualifié de « stalinien » par Amnesty International. Emprisonné dans la colonie pénitentiaire de Labytnangui en Sibérie occidentale, en 2018 il fait 145 jours de grève de la faim; sa cause devient mondialement célèbre. Il reçoit en octobre 2018 le prix Sakharov du Parlement européen. Il est libéré le 7 septembre 2019 au cours d'un échange de prisonniers entre l'Ukraine et la Russie. Lors de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, Sentsov a rejoint la défense territoriale de Kyiv. Il appelle la communauté cinématographique internationale à boycotter le cinéma russe, et a rejoint en juillet 2022 les forces spéciales de l'armée ukrainienne. [4]. Figure de proue de la "Renaissance fusillée", Mykola Khvyliovy prônait l’indépendance culturelle ukrainienne face à la domination de la culture russe. Persécuté par le régime soviétique, il s'est suicidé à 39 ans, à Kharkiv, le 13 mai 1933. Voir notices Wikipedia en français et en anglais . Mosaïque d'Ivan Litovchenko et Volodymyr Pryadka, intitulée "Revolution", 1966, à New York, petite ville du Donbass où Victoria Amelina avait créé en 2021 un festival international de littérature. . Photo : Ivan Chernichkin / Zaborona Repousser les limites du foyer : une histoire pour nous tous Un texte magistral de Victoria Amelina, écrit dans le cadre de The International Writing Program, résidence d'écriture pour les artistes internationaux à Iowa City, dans l'Etat de l'Iowa, aux Etats-Unis. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, nombreux sont ceux qui ont cru que toutes les autres frontières allaient également disparaître. Je me souviens avoir chanté la chanson Wind of Change du groupe Scorpions lors d'un camp d'été international près de Pskov, en Russie, et j'ai eu l'impression que les paroles me parlaient vraiment : "Le monde se rapproche/et as-tu jamais pensé/que nous pourrions être si proches, comme des frères ?" N'étions-nous tous que des "enfants de demain", rêvant et croyant en un avenir meilleur ? Où en sommes-nous aujourd'hui ? Le vent du changement s'est avéré n'être qu'une illusion, et le fait que j'y ai cru ne fait que démontrer que, culturellement et mentalement, l'Ukraine a toujours fait partie d'un Occident quelque peu naïf. La différence est que les Ukrainiens étaient destinés à faire face à la vérité un jour ou l'autre. Certains l'ont appris grâce aux récits de dissidents ukrainiens comme le poète Vassyl Stous, assassiné dans une colonie pénitentiaire russe cinq ans seulement avant la sortie de "Wind of Change" en 1990 [1]. D'autres, comme moi, ont dû faire l'expérience directe du monde russe pour se rendre compte que la frontière entre la Russie et l'Ukraine n'est pas une redondance ou une formalité, mais un besoin essentiel pour notre survie. Il semble que nous soyons tous condamnés à nous tromper constamment sur le point de savoir où s'arrête notre foyer, l'espace sûr de la confiance, et quelles sont les frontières qui devraient être particulièrement bien gardées. Je suis née dans l'ouest de l'Ukraine en 1986, l'année où le réacteur nucléaire de Tchernobyl a explosé et où l'Union soviétique a commencé à s'effondrer. Malgré le lieu et le moment de ma naissance, j'ai été éduquée en tant que Russe. Tout un système a été mis en place pour me faire croire que Moscou, et non Kyiv, était le centre de mon univers. J'ai fréquenté une école russe, j'ai joué dans un théâtre scolaire portant le nom du poète russe Alexandre Pouchkine et j'ai prié dans l'église orthodoxe russe. J'ai même participé à un camp d'été pour adolescents en Russie et à des rassemblements de jeunes au centre culturel russe de Lviv, où nous chantions de la musique rock dite russe, qui était en fait plus honnête sur les changements qui se produisaient en Russie que les compositions naïves des Scorpions. À l'âge de 15 ans, j'ai remporté un concours local et j'ai été choisie pour représenter ma ville natale, Lviv, à un concours international de langue russe à Moscou. J'étais très enthousiaste à l'idée de visiter la capitale russe. Les dernières lignes du deuxième acte des Trois sœurs d'Anton Tchekhov, "À Moscou ! À Moscou ! À Moscou !" auraient pu être mes mots à l'époque. Moscou me semblait être le centre de ce que je considérais comme mon foyer. Ma bibliothèque était remplie de classiques russes et, même si l'Union soviétique s'était effondrée près d'une décennie plus tôt, peu de choses avaient changé dans l'école russe que je fréquentais ou à la télévision russe, que ma famille avait la dangereuse habitude de regarder. En outre, alors que je n'avais même pas l'argent nécessaire pour voyager en Ukraine, la Russie a investi dans ma russification sans aucune hésitation. "Heureusement, je suis devenue l'un des pires investissements de la Fédération de Russie" Lors du concours à Moscou, j'ai rencontré des enfants de tous ces pays que la Russie essaierait plus tard d'envahir ou d'assimiler : Lettonie, Lituanie, Estonie, Kazakhstan, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie et Moldavie. La Fédération de Russie a investi beaucoup d'argent pour que les enfants des "anciennes républiques soviétiques" comme nous soient élevés comme des Russes. Elle a probablement investi davantage en nous qu'en l'éducation des enfants de la Russie rurale : ceux qui étaient déjà conquis n'avaient pas besoin d'être tentés par des camps d'été et des excursions sur la Place Rouge. Heureusement, je suis devenue l'un des pires investissements de la Fédération de Russie. À Moscou, une célèbre journaliste de l'ORT, une chaîne de télévision russe de premier plan à l'époque, m'a approchée pour une interview au journal télévisé du soir. J'étais flattée et je me sentais presque comme une star. La journaliste a commencé par me demander poliment si j'aimais l'événement et la capitale russe, mais elle est rapidement passée à son véritable objectif. Elle a dit que nous savons tous que les russophones sont opprimés, puis m'a invitée à participer à la propagande : "À quel point vous sentez-vous opprimée en tant que russophone dans l'ouest de l'Ukraine ? À quel point est-il dangereux de parler russe dans les rues de votre ville natale, Lviv ?" J'ai sursauté en réalisant que je n'étais pas du tout une star ; j'étais simplement utilisée pour manipuler des millions de téléspectateurs du journal télévisé du soir. L'énorme caméra me regardait et un grand microphone professionnel se trouvait devant moi pour la première fois de ma vie. Je n'avais que quinze ans. Mais en une fraction de seconde, j'ai dû déterminer une fois pour toutes où se trouvaient les frontières de mon pays. Après tout, je n'étais pas russe, j'étais un enfant ukrainien amené à Moscou pour renforcer certains récits russes. J'avais beau croire que la Russie était un grand pays où régnait la paix, je ne le pensais que parce que je regardais la chaîne qui essayait maintenant de manipuler une jeune femme inexpérimentée de quinze ans comme moi. J'ai répondu : "Avec notre histoire complexe, il est normal que les Ukrainiens se sentent mal à l'aise et réagissent parfois à la langue russe. Cependant, je ne ressens aucune oppression. Peut-être vos informations sont-elles dépassées ? Je suis jeune, et il n'y a pas de problème de ce genre parmi la jeune génération". La journaliste russe, ou plutôt propagandiste, a tenté de me poser à nouveau la question, mais mes réponses n'ont pas varié. Je doute qu'ils aient jamais diffusé cette interview au journal télévisé du soir. (...) Je me suis souvenu de cette histoire en 2022, en regardant une interview d'un homme âgé à Marioupol. Il était désespéré, désorienté et remarquablement sincère. "Mais j'ai cru en ce monde russe, vous imaginez ? Toute ma vie, j'ai cru que nous étions frères !", s'exclame le pauvre homme, entouré des ruines de sa ville bien-aimée. Il doit être encore plus douloureux de réaliser où se trouve sa véritable patrie d'une manière aussi cruelle, et si tard dans la vie. L'immeuble de l'homme était en ruines, et l'illusion du foyer, l'espace qu'il percevait comme sa patrie, l'ancienne Union soviétique où il était né et avait vécu ses plus belles années, avait été écrasée encore plus brutalement. La propagande n'a cessé d'agir sur lui que lorsque les bombes russes sont tombées. La frontière entre l'Ukraine indépendante et la Fédération de Russie est apparue dans son esprit comme une barrière cruciale, tout comme elle l'a été dans le mien lorsque j'ai réalisé que je n'avais été amenée à la fête de Moscou que pour mentir sur ma ville natale en Ukraine, afin que les téléspectateurs russes puissent la haïr davantage encore. Je pense que la plupart des gens conviendraient aujourd'hui qu'un mur entre nous et la Russie serait une bonne solution jusqu'à ce que la société russe subisse des changements significatifs. L'idée d'un monde où chaque voisin est un ami est une belle idée à chanter, mais en ce qui concerne la Russie, elle n'est malheureusement pas réaliste. Lorsque nous avons chanté avec les Scorpions, nous aurions dû nous assurer que l'autre camp comprenait les paroles et ne bombardait pas en même temps Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Autrement, il serait peut-être préférable d'avoir des références plus sages que les chansons populaires. Nous avons besoin de récits plus complexes et plus productifs. Malgré cela, il est toujours tentant de croire au concept simple et inspirant d'accueillir chacun comme un ami et un frère. Mais cette approche fonctionne-t-elle vraiment ? "Une chose reste incontestable : l'humanité se trompe constamment de frontières" Au cours d'un hiver 2019 très différent, j'ai assisté à une nouvelle collision entre l'idylle imaginaire où les frontières n'existent que pour être franchies à la recherche de miracles et la réalité avec toutes ses histoires dramatiques. Alors que ma famille et moi nous préparions à célébrer Noël à Boston, dans le Massachusetts, je me suis retrouvée au milieu d'une forêt d'arbres, promettant à mon fils que nous choisirions le meilleur. Malgré mon manque d'expérience dans le choix des arbres de Noël (en Ukraine, nous avons toujours utilisé un vieil arbre artificiel, mais réutilisable), j'ai regretté de ne pas avoir cherché quelques conseils au préalable. Il doit bien y avoir un guide sur internet pour choisir l'arbre de Noël idéal. J'allais demander au vendeur de m'aider à choisir un arbre, mais il semblait trop occupé par d'autres clients et avait manifestement besoin de vendre tous les arbres, même ceux de mauvaise qualité. Cependant, je savais ce qui lui permettrait de nous prêter attention. J'ai simplement mentionné que ce serait notre premier Noël aux États-Unis, ce qui était vrai. Et la magie de "Bienvenue en Amérique" a commencé. L'homme a immédiatement fait de nous sa priorité et nous a aidés à trouver le sapin parfait. Il semblait faire partie de ces vrais Américains qui croient que l'accueil des nouveaux arrivants est au cœur des valeurs américaines. Je savais bien sûr que cette valeur était partagée par beaucoup, mais pas par tout le monde aux États-Unis. Après tout, c'était l'époque où Donald Trump était président. Lorsque je marchais dans les rues de Cambridge, je m'arrêtais toujours pour regarder la photo d'un enfant attachée à la clôture de l'église - la photo d'un de ces enfants qui n'avaient pas survécu à la séparation d'avec leurs parents et à la détention à la frontière. Le seul crime de la petite fille sur la photo était d'avoir traversé la frontière mexicaine pour entrer aux États-Unis avec ses parents, qui essayaient seulement de lui offrir une vie meilleure. Le vendeur de sapins de Noël était tout aussi en colère que moi contre la politique de séparation des familles aux États-Unis. Mais les partisans de Trump avaient une idée différente de ce qu'était l'Amérique et de la manière dont ses frontières devaient être protégées. Étant donné que ces familles d'immigrants n'ont jamais essayé d'annexer des parties du territoire américain ou de construire un faux récit sur les États-Unis, comme la Russie l'a fait pour l'Ukraine, je ne comprends pas pourquoi il était facile pour les soldats russes de franchir la frontière avec l'Ukraine en 2022, mais si difficile pour les migrants mexicains d'entrer aux États-Unis en 2019. Une chose reste incontestable : l'humanité se trompe constamment de frontières. À l'instar des adolescents incertains de leur identité, nous laissons entrer les mauvaises personnes et empêchons les bonnes d'entrer. Nous accordons trop d'attention aux apparences, y compris non seulement à la couleur de la peau, mais aussi à la "couleur du passeport" ; au lieu de cela, nous pourrions accorder plus d'attention à des valeurs fondamentales telles que la liberté, la dignité et l'État de droit, que nous partageons ou non. Pourtant, jusqu'à présent, certains d'entre nous se laissent facilement piéger par des étrangers, comme je l'ai fait lorsque j'admirais la Russie dans mon enfance, ou ont trop peur d'eux, comme les Américains qui rêvent d'un mur avec le Mexique. Pourquoi nous trompons-nous à ce point dans le choix des personnes à qui faire confiance de l'autre côté de la frontière ? Peut-être parce que nous ne savons pas nous faire confiance dans nos propres pays. Le fait de ne pas avoir réussi à créer un espace de confiance à l'intérieur de nos pays nous expose à l'échec lorsque nous nous attaquons à nos frontières extérieures. En tant qu'écrivaine, j'ai tendance à considérer le foyer comme le récit partagé par ses habitants. Les gens et les lieux naissent d'histoires : les poètes, les dramaturges, les anciens prophètes et les romanciers ont tous imaginé les pays et les villes dans lesquels nous vivons aujourd'hui, et leurs récits ont eu un impact considérable sur nous et sur nos relations les uns avec les autres. Mais dans quelle histoire nous inscrivons-nous ? Les politiciens pourraient suggérer de nombreuses réponses erronées. Ils pensent que l'histoire doit être cohérente et simple et qu'elle doit servir à transformer les écoliers en citoyens patriotes. Mais ma réponse est à la fois plus compliquée et plus simple : la seule histoire dans laquelle nous pouvons tous nous inscrire est une histoire vraie. "Seules les histoires vraies nous intègrent tous dans un grand récit qui constitue un pays et nous permet d'être sincères les uns envers les autres et de regagner la confiance des uns et des autres" La véritable histoire de l'Ukraine est complexe, douloureuse et dramatique. Par exemple, comme beaucoup d'autres dans l'est et le centre de l'Ukraine, ma famille a vécu le traumatisme de l'Holodomor et a été russifiée. Mais pendant longtemps, aucun livre n'a reflété l'expérience de ma famille ou expliqué pourquoi je n'ai pas hérité de la langue ukrainienne de mes grands-parents. Leur décision de protéger leurs enfants (mes parents) en les élevant en russe était inexplicable et me donnait l'impression de ne pas être à ma place. J'ai donc fini par écrire un roman sur des familles comme la mienne. Ma ville natale, Lviv, se trouve au cœur des "terres de sang", comme l'historien Timothy Snyder appelle les terres situées entre la Baltique et la mer Noire. Encore une fois, j'ai dû découvrir que l'armée soviétique avait tué des milliers d'Ukrainiens en 1939 ou que plus de cent mille citoyens juifs de Lviv avaient péri en 1942. De même, nos grands-parents n'ont jamais parlé en détail de l'Holodomor, également appelée la Grande Famine, qui s'est déroulée de 1932 à 1933. Les paroles populaires sur l'amour, la paix et la fraternité sont toujours plus faciles à prononcer que l'histoire vraie. Mais seules les histoires vraies nous intègrent tous dans un grand récit qui constitue un pays et nous permet d'être sincères les uns envers les autres et de regagner la confiance des uns et des autres. Au contraire, le silence crée des fissures si profondes qu'il n'est guère possible de se sentir chez soi. Lorsque des histoires comme celles de l'Holocauste ou de l'Holodomor ne sont pas entièrement révélées, nous sommes condamnés à ne pas nous faire confiance. Qui étiez-vous ? Celui qui avait faim ou celui qui prenait toute la nourriture en 1933 ? Celui qui a tiré sur les activistes ukrainiens en 1941 ou celui qui a cherché un être cher parmi les corps en décomposition ? Celui qui, effrayé, regardait par la fenêtre quand les Juifs étaient emmenés ou celui qui les emmenait ? Celui qui a écrit au KGB au sujet de votre voisin ou celui qui a réellement aidé les dissidents ukrainiens ? Les silences ont remplacé les histoires dont on avait tant besoin. Et lorsqu'il y a un manque d'histoires vraies, il y a un manque de confiance. Nous sommes condamnés à croire la propagande et à tracer les mauvaises frontières encore et encore, sans jamais nous sentir complètement chez nous. En Ukraine, tout a changé dans les premiers jours de décembre 2013, au début de la révolution de la dignité. Après que la police ait sévèrement battu les étudiants sur la place de l'Indépendance à Kyiv, il est devenu évident que le moment était venu d'empêcher l'Ukraine de se transformer en un État autoritaire comme la Russie ou la Biélorussie. Tous ceux qui se sentaient des Ukrainiens libres devaient prendre des risques et descendre dans la rue. Mais que se passerait-il si d'autres n'avaient pas le courage de se joindre à la manifestation ? Les quelques courageux seraient alors impuissants face à la violence policière. Pour descendre dans les rues de Kyiv, nous devions prendre le risque de nous faire confiance. Finalement, près d'un demi-million de personnes ont manifesté. C'est alors que nous avons su que nous pouvions compter les uns sur les autres. Pour moi aussi, l'Ukraine s'est enfin sentie chez elle. Le foyer n'est pas un endroit magique et parfait, mais un endroit où, si vous êtes battu, vous pouvez être sûr que vos voisins se manifesteront pour prendre votre défense. Les anciens silences n'ont pas disparu miraculeusement, mais nous nous faisons désormais suffisamment confiance pour créer des plateformes et des institutions qui traitent également de notre passé traumatique. Et il y a eu une nouvelle histoire vraie, dans laquelle la question "Qui êtes-vous ?" a trouvé une réponse chaque jour depuis la révolution de la dignité et l'invasion russe en 2014. La guerre était à nos portes, mais notre vision était plus claire que jamais. Au printemps et à l'été 2014, j'étais persuadée qu'une invasion russe à grande échelle avait déjà commencé et que la brutalité s'intensifierait et s'étendrait progressivement à toute l'Ukraine. J'ai mis les affaires de mon fils de trois ans dans un sac à dos d'urgence pour que nous soyons prêts à nous cacher dans un abri antiatomique à tout moment. À l'époque, les bombes ne nous sont pas tombées dessus ; la Russie a annexé la Crimée et ruiné la vie des Ukrainiens à Donetsk et à Louhansk, mais n'est pas allée plus loin dans la force. Le monde n'a pas réagi. Les frontières de mon foyer étaient donc claires : elles coïncidaient avec celles de l'Ukraine. Personne d'autre que nous n'assurait nos arrières. Nous étions là les uns pour les autres, et cela n'avait pas de prix. Mais qu'en est-il de la belle vision ? Si nous ne pouvons pas encore atteindre le monde parfait où nous nous soutenons tous les uns les autres, qu'en est-il de notre continent douillet, l'Europe ? Les années de l'invasion russe initiale, 2014-2015, ont été une période où de nombreux Ukrainiens se sont sentis trahis non seulement par la Russie, mais aussi par l'Occident. Nous étions des Européens attaqués, mais c'était surtout notre problème. "Nous, Européens centraux, sommes prêts à nous battre pour l'Europe, même si parfois notre amour n'est pas réciproque" Milan Kundera a commencé son célèbre essai La tragédie de l'Europe centrale [2] par un message du directeur de l'agence de presse hongroise envoyé par télex en novembre 1956, peu avant que l'artillerie russe ne détruise son bureau : "Nous allons mourir pour la Hongrie et pour l'Europe". En tant qu'écrivain tchèque et l'une des figures de proue du Printemps de Prague, Milan Kundera a profondément compris ce que le courageux Hongrois avait voulu dire, à Budapest en 1956, en mourant pour l'Europe. En tant qu'écrivaine ukrainienne à Kiev en 2022, je ne peux m'empêcher de penser à l'essai écrit en 1983 par l'auteur tchèque, en exil après l'échec du Printemps de Prague en 1968. Nous, Européens centraux, sommes prêts à nous battre pour l'Europe, même si parfois notre amour n'est pas réciproque. Cette volonté de mourir pour l'Europe malgré sa trahison et son indifférence est ce qui fait de nous des Européens centraux, que ce soit en 1956, en 1968 ou en 2014. "Nous allons mourir pour la Hongrie et pour l'Europe", a déclaré le directeur de l'agence de presse hongroise, mais l'Europe n'est pas venue au secours de son pays. Elle n'est pas non plus venue à la rescousse des Tchèques lors du Printemps de Prague en 1968, ni des Ukrainiens en 2014. Si être un Européen central, c'est être trahi par l'Europe, l'Ukraine est certainement membre du club. Toutefois, lorsque la Russie a commencé l'invasion à grande échelle de l'Ukraine en février 2022, l'Europe a accueilli les Ukrainiens et nous a acceptés sans condition. J'étais hors du pays au moment de l'invasion. Mon vol de retour de l'Égypte vers l'Ukraine était prévu à 7 heures du matin le 24 février 2022. Le vol a été annulé, bien sûr ; la Russie bombardait les aéroports ukrainiens, de Kyiv à Ivano-Frankivsk. Le fonctionnaire égyptien m'a demandé "Savez-vous ce qui s'est passé ?" dès que nous sommes entrés dans le terminal. Je n'ai pas répondu pendant un moment, alors il a continué à répéter comme s'il me permettait de réaliser : "Vous ne pouvez pas rentrer dans votre pays". Après une heure passée dans une foule désespérée d'Ukrainiens, nous étions les seuls à rester dans le minuscule aéroport. Les autres Ukrainiens ont quitté le bâtiment, se dirigeant vers les bus amenés par leur agence de voyage. Ce jour-là, j'ai acheté des billets hors de prix pour Prague, où Milan Kundera s'était battu pour son foyer et l'Europe en 1968. À l'aéroport d'Hurghada, les citoyens de l'Union européenne se sont enregistrés avec désinvolture et se sont dirigés vers la zone de contrôle de sécurité ; tous les citoyens ukrainiens ont été priés d'attendre d'un côté. Nous avons tenté d'expliquer que les Ukrainiens pouvaient se rendre dans l'Union européenne sans visa depuis plusieurs années. Mais les employés de la compagnie aérienne nous ont répondu que cela n'avait plus d'importance : Prague devait dire à la partie égyptienne si elle était prête à nous laisser entrer dans le pays. "Et s'ils ne nous laissent pas entrer ? m'a demandé mon fils de dix ans à voix basse. Je n'ai pas su quoi répondre et j'ai simplement serré la main de mon fils. Je pensais au directeur de l'agence de presse hongroise qui envoyait son dernier message en 1956. Rien n'est garanti ; comme le protagoniste du poème de Robert Frost, The Death of the Hired Man , nous sommes par nature des sans-abri : personne "n'est obligé de nous accueillir". D'autres Ukrainiens et moi-même avons attendu la décision de Prague pendant environ une heure, en discutant de rumeurs concernant un Ukrainien qui n'avait pas été autorisé à embarquer sur son vol pour l'Allemagne plus tôt dans la journée. Puis le verdict nous a été annoncé : "Vous pouvez partir". Même lorsque nous sommes arrivés à l'aéroport de Prague, je n'étais pas sûre de ce qui allait se passer. Je me souvenais de la photo du jeune Syrien échoué sur le rivage de la Méditerranée. Aurions-nous plus de chance que les Syriens ou les Kurdes ? Je ne me suis pas du tout sentie chanceuse ce jour-là. Pourtant, l'agent des frontières tchèque a jeté un coup d'œil à nos passeports, puis nous a regardés. Elle était plus intéressée par l'expression de nos visages que par les détails de nos passeports : peut-être était-elle nouvelle dans son travail et n'avait-elle pas encore vu de personnes dont le pays était bombardé par la Fédération de Russie. Je pense qu'elle nous regardait avec compassion. Puis elle a tamponné nos passeports sans poser de questions. J'ai réalisé qu'elle savait que le monde entier nous regardait. J'ai commencé à pleurer sans pouvoir m'arrêter, et lorsque mon fils m'a demandé pourquoi je pleurais, je lui ai répondu : "Parce que nous sommes chez nous" : - "Mais ce n'est pas l'Ukraine", a-t-il argumenté. - "C'est l'Europe", ai-je répondu, comme si le mot "Europe" devait tout expliquer à mon enfant. Nous tombions, et nos compatriotes européens étaient prêts à nous rattraper. Je me suis dit que les limites du foyer venaient peut-être de s'élargir. "Malgré tous les obstacles, je continue de croire que le rêve d'un monde sans frontières devrait être notre source d'inspiration" Je n'ai pas eu de chance ce jour-là ; aucun d'entre nous, Ukrainiens, n'en a eu. Mais je pensais encore au directeur de l'agence de presse hongroise en 1956, à Milan Kundera en 1968 et à Oleh Sentsov en Crimée en 2014, me demandant si le modèle était en train de changer. Les frontières du foyer se sont-elles déplacées ? Un peu plus tard, j'ai appris que les billets de train en République tchèque et en Pologne étaient gratuits pour les citoyens ukrainiens qui venaient de fuir leur pays. J'ai donc pris le train de Prague à la Pologne et, le troisième jour de l'invasion, j'ai finalement franchi la frontière ukrainienne. À la frontière polono-ukrainienne, j'ai été témoin d'un désespoir et d'une peur indescriptibles. De petits enfants tiraient de lourdes valises, leurs grands-mères et leurs mères effrayées semblaient encore plus désorientées qu'eux. J'ai entendu les cris de la foule lorsque quelqu'un se faisait bousculer, et la voix forte du garde-frontière qui essayait d'attirer l'attention des réfugiés et d'éviter une tragédie. Pourtant, tous ces gens allaient être acceptés et même accueillis dans l'UE. Ils ne le savaient peut-être pas à l'époque, froids, affamés et craintifs à la frontière, mais à ce moment précis, les frontières de leur foyer, l'Europe, étaient en train de s'élargir pour inclure l'Ukraine. L'Europe était leur foyer, et elle s'est avérée être un espace où nous pouvions compter les uns sur les autres, comme les Ukrainiens ont compté les uns sur les autres lors de Maïdan en 2013-2014. Nous, Ukrainiens, sommes bien conscients des discussions autour du "privilège" des réfugiés ukrainiens. Bien que je partage les préoccupations relatives au racisme et à l'islamophobie, je pense que ce qui est arrivé aux réfugiés ukrainiens est plus qu'un simple acte de bonté. Il s'agit d'un changement de perspective, d'un changement dans l'histoire de l'Europe et, en fin de compte, d'un changement dans les frontières de ce que les Ukrainiens et les autres Européens considèrent comme leur maison commune. L'histoire racontée par Milan Kundera dans L a tragédie de l'Europe centrale est toujours vraie, mais elle n'est plus d'actualité. Contrairement à 1956, 1968 ou 2014, l'Europe est venue à la rescousse de l'un des siens, repoussant les frontières de son pays. Les Ukrainiens se battent désormais non seulement pour l'Ukraine, mais aussi pour l'Europe. Malheureusement, cela n'aura peut-être pas beaucoup d'impact sur les réfugiés de Syrie ou du Soudan. Mais je crois que les actes de bienveillance envers un groupe de réfugiés peuvent nous apprendre à tous, y compris aux Ukrainiens, à être plus gentils envers toutes les autres personnes fuyant les guerres. Nous pouvons choisir d'exiger ou de chanter une fraternité utopique, ou nous pouvons travailler avec diligence pour repousser les limites du fragile espace de confiance partagé dont nous disposons. Malgré tous les obstacles, je continue de croire que le rêve d'un monde sans frontières devrait être notre source d'inspiration. Après tout, même les stratégies d'entreprise commencent souvent par une vision idéaliste. Nous avons donc le droit, voire l'obligation, d'"avoir de temps en temps une vision d'un monde où chaque voisin est un ami", comme l'a chanté ABBA dans une autre chanson triste mais pleine d'espoir. Il se peut que nous ne réalisions jamais complètement cette vision, mais elle peut se transformer en une stratégie qui change la réalité pour le mieux. Personne n'est obligé d'accueillir un étranger ou de lui témoigner de l'amour, et pourtant cela arrive. Cet amour devient une histoire vraie qui change toutes les histoires à venir, y compris celles des réfugiés. En juin 2022, je suis arrivée à Bruxelles et j'ai pris le bus de l'aéroport à la ville. Je me rendais à une réunion au Parlement européen pour discuter de la responsabilité des crimes de guerre russes. Le bus était rempli d'hommes en costume, qui se rendaient manifestement eux aussi dans des institutions européennes. Cependant, je suis peut-être la seule à avoir remarqué l'ironie de la chanson qui ouvrait la playlist du bus : "I follow the Moskva, down to Gorky Park..." (Je suis la Moskva, jusqu'au parc Gorki), chantait le leader du groupe Scorpions dans l'air de l'une des capitales de l'Union européenne en 2022. Les bureaucrates dans leurs costumes chic continuaient à taper sur leurs ordinateurs portables, sans prêter attention à la chanson et à l'histoire qu'elle véhiculait. Je savais que je n'avais pas ma place dans cette histoire. Mais je savais que nous étions venus à Bruxelles pour écrire une toute nouvelle histoire pour tout le monde, pas pour changer une playlist minable dans une navette d'aéroport. Victoria Amelina (traduction Dominique Vernis pour les humanités ) TEXTE ORIGINAL : https://iwpcollections.squarespace.com/victoria-amelina NOTES [1]. Vassyl Stous, né le 8janvier1938 à Rakhnivka, dans l'oblast de Vinnytsia, en Ukraine soviétique et mort le 4septembre1985 au camp de Perm-36, en Russie soviétique) est un poète et journaliste ukrainien, l'un des membres les plus actifs du mouvement dissident ukrainien. En raison de ses convictions politiques, ses œuvres furent interdites par le régime soviétique et il fut condamné à de nombreuses reprises ; il passa 23 ans — près de la moitié de sa vie — en détention. Il est mort au goulag, dans le camp de détention Perm-36, le 4 septembre 1985, à l'isolement, officiellement d'une crise cardiaque. [2]. L’essai de Milan Kundera est initialement paru en français dans la revue Le Débat , en novembre 1983, sous le titre « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale ». Ensuite traduit dans toutes les langues européennes, cet essai a sonné comme un plaidoyer et une accusation. Plaidoyer pour la défense de l'Europe centrale (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie), qui par sa tradition culturelle appartient tout entière et depuis toujours à l'Occident, mais que celui-ci ne voit plus qu'à travers son régime politique, ce qui n'en fait qu'une partie du bloc de l'Est. Une culture qui n'est pas l'apanage d'une élite, mais la valeur vivante autour de laquelle se regroupe le peuple. Et une accusation, car la tragédie de ce foyer des "petites nations", qui se savent périssables, est en fait celle de l'Europe elle-même qui ne veut pas le voir et ne s'est même pas aperçue de leur disparition. Le texte de Milan Kundera a été réédité en 2022 par les éditions Gallimard, présenté par Pierre Nora, et précédé d'un texte inconnu du public français, le discours du jeune Kundera au Congrès des écrivains tchécoslovaques de 1967, en plein Printemps de Prague, présenté par Jacques Rupnik. Les humanités , ce n'est pas pareil. Entièrement gratuit et sans publicité, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, défricher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus. Pour encourager cette aventure, dès 1 € :l https://www.helloasso.com/associations/in-corpore/collectes/les-humanites-laboratoire-editorial-a-soutenir