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Domestiquer l'environnement ? Chronique des paysactes #1, par Isabelle Favre

Dernière mise à jour : 21 juin

Régénération végétale. Photo Fabien Tournan issue du site Régénération végétale https://www.regenerationvegetale.com/


PAYSACTES A l'occasion du 5 juin, Journée mondiale de l'environnement, nous inaugurons une nouvelle chronique régulière, confiée à la géographe Isabelle Favre : Paysactes. Une chronique pour cesser d'être "hors-sols", condition sine qua non pour régénérer le vivant, en optant pour la crianza mutua (soin mutuel) plutôt que la domestication / exploitation à outrage de ce que nous tient lieu de paysages. Comment cohabiter avec "l'environnement" ?


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Restaurer les écosystèmes pour lutter contre le changement climatique, sauver les espèces de l'extinction et assurer notre avenir. Tel est le message porté, cette année, par la Journée mondiale de l’environnement, organisée depuis 1972 sous l'égide du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Et il y a urgence : jusqu'à 40 % des terres de la planète sont déjà dégradées, tandis qu'on estime que 3,2 milliards de personnes dans le monde subissent les effets négatifs de la désertification et que plus des trois quarts de la population mondiale devraient être touchés par la sécheresse d'ici à 2050.



Une nouvelle chronique, Paysactes


En ce 5 juin 2024, une nouvelle chronique, à fréquence régulière, voit le jour sur les humanités / journal-lucioles : paysactes.


Paysactes, qu'est-ce à dire ? Un mot qui n'existe pas encore pour désigner quelque chose qui existe déjà et nous engage. Un mot qui parle certes de paysage(s), mains en incluant sa part humaine, d’humanités dont l'engagement dans l’environnement fait milieu, au milieu duquel elles vivent, et transforment la forme des choses présentes, concrètement tout autant que dans la part d'imaginaire qui nous constitue.


Le mot environnement est souvent restreint à l’environnement écologique, à ces écosystèmes que la présence humaine "dénaturerait"  et qui y serait en quelque sorte étrangère. C’est une vision simpliste, qui de plus arrive ne parvient guère à stopper les dégradations de notre habitat, de notre pays familier. Habitat (au sens de foyer) et pays : ces deux notions sont incluses dans le sens du mot grec Oïkos qui a donné "écologie", mais aussi "économie" : ces deux termes, que l'on trop souvent tendance à séparer voire à opposer, sont étroitement interdépendants.


Un paysage assemble tout ce qui existe pour nous, et c’est là ce que doit manifester un paysacte. On prendra l’exemple de ce que décrivait l’historien italien Emilio Sereni à propos du paysage rural ancien de son pays, dans lequel « pour s'insérer dans une composition aussi fastueuse et touffue, chaque élément singulier a dû être conçu par le paysan et par l'architecte, par le bûcheron et par le jardinier, suivant un goût individuel sûr, déjà formé à la conjonction spontanée d'initiatives dispersées et opposées » (1).


Un "goût individuel sûr", déjà formé à la conjonction spontanée d'initiatives dispersées et opposées, voici précisé l’horizon des paysactes, qui font paysage, qui sont paysages. Cela implique plus qu’un aménagement ou une transformation ("de l’environnement" diront certains environnés ; disons plutôt du milieu dont nous sommes parties intégrantes), dans une culture du paysacte portée par ce "goût individuel sûr". Soucieux de son voisin (en allemand paysan se dit "Bauer" qui avait à l’origine le sens de voisin, - un pays, une payse en français a longtemps désigné une personne originaire de la même région), ce goût se singularise aussi par un imaginaire, dans lequel chacun ancre de l’impalpable et du concret au gré de ses valeurs et de son mode de vie liés à tel ou tel lieu.


Pour apporter un éclairage sur cette relation impalpable et pourtant concrète aussi, prenons un exemple lointain, d’humanités andines décrites comme crianza mutua (en espagnol) et qui entraînent tous les êtres vivants dans un même élan. Il s’agit pour tous de prendre soin des plantes, des animaux, des humains, dans une attention mutuelle, loin de la notion de domestication par un être humain "hors sol". L’anthropologue Charles Stépanoff nous enseigne que le verbe "domesticare", porteur du schéma syntaxique où l’humain est sujet et le non-humain objet, est une invention du latin médiéval ; quant au substantif dérivé́ “domestication”, il n’apparait en français qu’au début du XIXe siècle (2). Ce qui signifie que, pendant des millénaires, des sociétés humaines ont partagé leur vie avec des plantes et des animaux sans penser qu’elles les “domestiquaient”, co-habitant en crianza mutua.


Nous sommes hôtes du paysage


Écartant toute idée de "gestion", qui impliquerait la passivité de certains propice à la domination des autres, la crianza mutua suppose la conversation, le dialogue, la compréhension, les pactes, les négociations, des réciprocités, des échanges et des accords entre des entités humaines et non-humaines, autres qu’humaines. Ce cercle vertueux transmet son attention au paysage, pour celui qui accueille et pour l’hôte de passage, l’hôte du paysage, son sens profond, en intériorisant, incorporant de manière durable toutes ses valeurs qui traduisent de quoi nous vivons, qui est aussi, avant tout une « création imaginaire [...] mettant au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation et posant des objectifs de vie différents, qui puissent être reconnus par les êtres humains comme valant la peine », disait Cornelius Castoriadis. (3)


Le géographe Augustin Berque écrit dans un opus à paraître (4) : « le paysage est une morale » ; la morale des paysactes qui l’ont constitué, des gestes que l’on y perçoit. « Être une morale », cette expression désigne en réalité un mouvement dans les formes concrètes, une transmission de valeurs.


A gauche : platanes abattus sur le chantier de l'autoroute A69 Castres-Toulouse,

à Vendine (Haute Garonne). Photo Nina Valette / Radio France .

A droite : Mine d'or de Porgera, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Photo DR


Un paysacte est-il une morale ? Il faudrait alors édicter des bonnes pratiques "valant la peine". Ce n’est pas forcément le but de cette chronique dans un temps de destruction, de prédation, de "soulèvements de la terre" contre ceux qui nous donnent comme seul horizon "l’expansion de la production et de la consommation". Dans la réalité, on voit des alignements d’arbres centenaires abattus pour construire une autoroute, pour rouler plus vite (voir photo ci-dessus), ou mettre une montagne en coupes réglées sans se préoccuper des bouleversements voire de la destruction de milieux naturel et humain ancestraux, comme en Papouasie-Nouvelle-Guinée (voir photo ci-dessus : mine d'or de Porgera, à trente kilomètres d'un glissement de terrain qui a fait 2000 victimes, et enquête sur les humanités).


Cette destruction n’a pas lieu d’être dans nos paysages, faits de paysactes qui donnent sens à ce que nous percevons ; un sens marquant l’attention au milieu vivant (naturel et aussi artificiel), l’attention des humanités entre elles. Pourtant cette destruction est présente. Il faut en rendre compte mais en désignant aussi d’autres démarches paysactives, où l’économie se fond dans l’écologie, sans détruire mais au contraire en faisant revivre le sol, où l’on produit pour subsister… jusqu’à la saison nouvelle. Au moins.


Isabelle Favre

(Membre du comité de rédaction des humanités, Isabelle Favre est docteur en géographie, autrice de "Paysans, paysages, paysactes", thèse de géographie soutenue en décembre 2023 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales)


NOTES

(1). Emilio Sereni (1907-1977) est un écrivain, résistant, historien de l'agriculture. Né à Rome au sein d'une famille d'origine juive d'intellectuels antifascistes, il adhère en 1926 au Parti communiste italien. Arrêté et condamné par le régime fasciste en 1930, il bénéficie d'une amnistie en 1935, et s'expatrie clandestinement à Paris. Installé dans la capitale française, il devient rédacteur-en-chef de deux journaux italiens de gauche : Stato Operaio et La voce degli italiani. De nouveau découvert par le régime fasciste italien en 1943, il est condamné à 18 ans de prison pour activité subversive mais il réussit à s'enfuir une année plus tard. Après avoir joué un rôle important dans la Résistance italienne en tant que représentant, avec Luigi Longo, du parti communiste au Comité de libération nationale de Milan et comme composant du comité insurrectionnel constitué en avril 1945, il entre en 1946 au comité central du Parti communiste italien (redevenu légal après la Libération). Il s'opposa toutefois fermement à l'Union soviétique et à son totalitarisme, notamment avec la revue Critique marxiste qu'il a dirigée.

Polyglotte, il pouvait s'exprimer et écrire en 12 langues : italien, français, allemand, anglais, russe, grec, latin, hébreux, japonais et dans plusieurs langues cunéiformes (l'akkadien, le sumérien et l'hittite).

Il est l'auteur d'une Histoire du paysage rural italien (Sereni, 1961, traduit de l'italien par Louise Gross et publié en France en 1965 par les éditions Julliard).


(2). Lire par exemple : Charles Stépanoff, "Comment en sommes-nous arrivés là ?", sur terrestres.org, 26 juin 2020 : https://www.terrestres.org/2020/06/26/comment-en-sommes-nous-arrives-la/


(3). Cornelius Castoriadis, "La montée de l’insignifiance", in Les Carrefours du labyrinthe (vol. 4), éditions du Seuil, 1996.


(4). Ouvrage à paraître aux éditions Éoliennes. Bonnes feuilles à venir en exclusivité sur les humanités.


En affinités, le site du jour : Régénération végétale, site internet fondé par Fabien Tournan, spécialisé en gestion holistique des territoires, transition écologique et autonomie alimentaire.



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